Afrifem en Action : Salematou Baldé et Aude N’depo racontent le festival Mes Menstrues Libres en Côte d’Ivoire

Le 28 mai de chaque année,  la journée mondiale de l'hygiène menstruelle est célébrée. Dans le cadre de cette journée, diverses activités sont organisées. Dans cet entretien, Salematou Baldé et Aude N’depo nous partagent leur expérience au festival Mes Menstrues Libres, premier festival axé sur la dignité menstruelle en Afrique de l'Ouest francophone, qui se déroule les 25 et 26 mai 2024 à Abidjan.

Découvrez la manière dont des féministes africaines ont créé cet espace de discussion, de sensibilisation et de plaidoyer  visant à combattre la précarité menstruelle et à déconstruire les préjugés sur les menstrues.

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Salut Salematou et Aude. Merci de vous présenter.

Salematou : Je m'appelle Salematou BALDE. Je suis une militante féministe, présidente de l'ONG Actuelles et co-organisatrice du premier festival en Afrique de l'Ouest, Mes Menstrues Libres. L'ONG Actuelles s'engage à promouvoir le respect des droits en matière de santé sexuelle et reproductive des filles et des femmes, ainsi que des personnes ayant des besoins spécifiques. Notre activité se concentre sur la lutte contre les actes de violence sexuelle et sexiste. Nous nous concentrons également sur l'acquisition de connaissances, le développement de compétences, la formation, ainsi que sur le plaidoyer, qui est un aspect stratégique au sein de l'organisation. Le plaidoyer, en particulier en faveur de l'adoption d'une loi sur la santé de la reproduction en Côte d’ivoire.

Aude : Alors moi je suis Aude N'depo, coordinatrice de projet pour l’organisation Gouttes Rouges qui est co-organisatrice du festival Mes Menstrues Libres. Gouttes Rouges est une organisation qui travaille pour la dignité menstruelle. On lutte contre l’illettrisme et la précarité menstruelle.

Pouvez-vous me parler des origines du festival Mes Menstrues Libres ?

Aude : Le festival a été initié par deux grandes féministes africaines qui luttent contre la précarité menstruelle, Amandine Yao qui est la présidente de l’ONG Gouttes Rouges et Salematou ici présente. 

Salematou : Cela te fera sourire. Depuis des années, Amandine et moi sommes engagées dans la recherche sur la précarité menstruelle en Côte d'Ivoire. Notre travail consiste à rendre les protections menstruelles accessibles aux jeunes filles, à restaurer leur dignité et à leur faire comprendre que les règles sont normales. Un jour, à l'aéroport, nous nous rendions à Niamey pour assister au premier Agora féministe. Je dis à Amandine : "Attends, nous partons à Niamey, c'est vrai, nous allons rencontrer d'autres féministes et ensuite nous reviendrons en Côte d'Ivoire. Ça ne te dirait pas que cette année, nous organisions un truc spécial pour célébrer la Journée mondiale de l'hygiène menstruelle ?" Elle répond "oui, c'est une bonne idée". Ensuite, j’ai dit : "et si nous organisions un festival ?" Elle répond, "c'est génial, on en discute quand on rentre". L'idée est apparue de cette manière, à l'aéroport pendant que nous attendions l'embarquement.

Hahaha, c’est super :)

Salematou : L'idée a commencé à se développer. Quelles activités peuvent être proposées, qui doit être intégré, de quoi faut-il parler, comment obtenir des financements ? Après avoir quitté l'Agora, nous avons poursuivi notre processus de réflexion. Puis, il était nécessaire de déterminer un nom. 

Il y avait plusieurs propositions de noms. Et Amandine me demande : et si on disait Menstrues Libres ? Cela s'accordait parfaitement avec l’idée que nous avions de l’initiative. Et voilà comment commence cette belle aventure. Au départ, nous étions deux mais avec des personnes extérieures à nos organisations pour la réflexion. Ensuite, nous avons convenu qu'il était nécessaire de rassembler les organisations qui œuvrent dans la lutte contre la précarité menstruelle, que ce soit dans les prisons, dans les marchés, dans les communautés, dans les écoles. Ainsi, nous avons réuni tout le monde et avons réussi à organiser la première édition avec des ressources peu importantes, mais grâce à l'engagement et à la dynamique de nos membres. Et maintenant, la seconde édition les 25 et 26 mai 2024 à Abidjan.

Aude : C’était une belle idée d’organiser le festival. Déjà, nous sommes deux organisations. Nous travaillons sur la question, on connaît les réalités que rencontrent les filles et les femmes. On sait à quel point le corps de la femme, il ne faut pas en parler parce que c’est sacré. Créer un festival où on vient libérer la parole était nécessaire.

Un tel festival était nécessaire en effet. Les tabous autour des menstrues sont pesants. Il y a beaucoup de stigmatisation et de stéréotypes. Vous vous rappelez quand vous avez eu vos premières règles ?

Aude : Je me souviens, j’étais en classe de quatrième quand j’ai eu mes premières règles, et j’étais très gênée. Je ne voulais pas du tout en parler. D’ailleurs, je n’en ai pas parlé. Je suis arrivée à la maison. Comme j’avais beaucoup de grandes sœurs et tout, je les voyais faire. Donc, je me suis débrouillée avec mes propres moyens. Je n’avais pas de serviettes à disposition. Donc, j’ai essayé de trouver un morceau de pagne que j’ai plié et que j’ai mis. Et arrivé un moment, c’était tellement mouillé que ma grande sœur avait remarqué et elle m’a dit. Elle m’a demandé : depuis quand tu as tes règles ? Elle m’a appris, elle m’a expliqué un peu comment ça se passe, ce que je devais faire et tout. Je me suis dit, si j’avais été éduquée sur la question, les choses se seraient passées autrement. Après, quand j’ai commencé à côtoyer d’autres jeunes filles, elles me disaient qu’à l’école, elles ne pouvaient pas parler de leur menstruation parce que leurs voisins, qui sont des garçons, se moquent d’elles et tout, que j’ai réalisé en fait à quel point c’était tabou et stigmatisé. Ce sont les raisons pour lesquelles je milite pour cette cause.

Quels sont les objectifs du festival ?

Salematou : Lorsque nous avons organisé le festival Mes Menstrues Libres, notre objectif principal était de briser les tabous, de déconstruire et ensuite de favoriser le partage d'expériences. Prenons l'exemple des jeunes filles qui croient que lorsqu'elles commencent à avoir leurs règles, si un garçon les touche, elles tombent enceintes. C'est cette notion qui circule depuis longtemps. Il est essentiel de résoudre l'omerta sur cette question et de transmettre les informations pertinentes. Selon nous, il est primordial de proposer un lieu de discussion, de sensibilisation et de réseautage. Il ne faut pas négliger les échanges intergénérationnels afin qu'elles se rendent compte qu'elles ne sont pas les seules à faire face à ce phénomène, qu'il s'agit d'un phénomène naturel et que nos mamans, nos grand-mères et d’autres femmes sont passées et certaines continuent de vivre ce phénomène naturel. Par la suite, notre objectif est de mettre en place un cadre de réflexion sur les mesures à prendre pour lutter contre la précarité menstruelle en Côte d'Ivoire.

Je suppose qu’avec l’État et d’autres parties prenantes, vous aviez aussi des objectifs en initiant le festival. 

Salematou : Oui. Comment peut-on les amener, au niveau de l'État, à voir la question de la précarité menstruelle comme un problème social important ? Comment peut-on faire face à tout cela ? Afin de répondre à toutes ces questions, nous avions besoin d'un grand nombre de personnes et d'un environnement propice à la discussion. 

Il existe des traces de serviettes en Côte d'Ivoire, ainsi que des traces de coupes menstruelles. Actuellement, le tampon n'est pas fabriqué, mais il est commercialisé ici. Par conséquent, comment les rassembler dans le même espace avec les professionnels de la santé ? Car fréquemment, la question de la composition des protections hygiéniques se pose. Comment peut-on les rassembler, susciter des débats et trouver des solutions ? Voilà nos objectifs au départ de ce festival.

Cette année, c'est la deuxième édition du festival. Comment s'est passée la première édition ? Comment les gens l'ont-elle accueillie ? 

Salematou : Le premier jour, dès que nous avons commencé à en parler, les gens disaient : "Attendez, un festival sur les menstrues, les règles... un festival ? Les deux ne collent pas. Quand on va à un festival, c'est pour danser, c'est pour s'amuser. Mais vous ajoutez menstrues à côté. Non, non, non, non, non. Il va falloir que vous nous expliquiez l'idée qui est derrière."

C'est vrai ! J'ai eu la même réaction aussi. Mais plutôt dans le sens de : "Oh, voilà un espace où on peut parler de choses sérieuses avec joie." J'adore ! Personnellement, je suis fatiguée des symposiums, des espaces lourds. 

Salematou : Et c'était précisément cela, en réalité. Nous avons convenu que, fréquemment, nous organisons des panels, des webinaires, des événements de discussion. Cependant, lorsque l'on souhaite rassembler les jeunes aujourd'hui et obtenir une majorité, il est nécessaire de les impliquer, de faire ces activités dans les espaces où ils se trouvent. Et les festivals, même le simple nom, suscite l'intérêt. La première édition a eu lieu à l'Agora de Koumassi, qui reste un lieu de rassemblement et de vie commune. Il existe de nombreuses écoles à proximité, des quartiers et des jeunes. Les jeunes sont arrivés et manifestaient un vif intérêt pour les activités. Il y avait des activités ponctuelles et des activités fixes.

Par exemple, nous avions l'atelier de peinture pour lequel nous n'avions pas pu accueillir un grand nombre de participants, la participation était limitée. Beaucoup de jeunes n’ont pas pu prendre part. Nous avons décidé de nous rattraper pour la deuxième édition.

Qu'est-ce qui t’a marqué personnellement lors de cette première édition ? 

Salematou : Ce qui m'a le plus marqué, lors de cette édition, c'est l'arrivée de l'adjoint au maire de Koumassi, à qui nous avions envoyé un courrier. Il est arrivé et a visité les stands. A la fin du festival, nous avons déposé le rapport et durant nos discussions, nous avons décidé de revenir dans la commune pour la deuxième édition. C'est un bon début de collaboration et d’engagement de la part des autorités.

Et toi Aude ?

Aude : Ce qui m’a personnellement marqué, c’était l’engagement des jeunes filles que j’ai vues. On avait des jeunes filles de 9 ans, 10 ans, 11 ans qui étaient vraiment impliquées, qui écoutaient les panels, qui se retrouvaient à poser des questions. Et surtout, on avait une salle spéciale qu’on a appelée « la salle des expériences » où chacune devait venir raconter son histoire, une anecdote avec ses menstruations. Il y avait tellement d’histoires tellement choquantes et surprenantes que je me suis dit, franchement, c’était une très belle idée de faire ce festival-là et on a vraiment libéré la parole.

C’est quoi la salle des expériences ?

Salematou : Il s'agit d'une salle vide où l'on dispose d'une table centrale avec des papiers, des stylos, ainsi que des cordes à linge déjà placées en haut, puis des pinces. Ainsi, lorsque tu arrives, tu prends un papier, de toutes les teintes, la couleur qui te convient. Tu choisis la couleur de stylo qui te convient le mieux, dans laquelle tu te sens le mieux. Tu nous fais part de ton expérience avec les menstruations de manière anonyme. De manière anonyme. Et une fois que tu as terminé, tu prends ta pince et tu la mets sur l'une des cordes. La proposition consiste à ce que les filles qui arrivent ensuite dans la salle puissent regarder, lire les expériences et se dire : tiens, je ne suis pas la seule à vivre cette expérience. Il y a déjà cette autre personne qui a vécu cette expérience. C'est un peu ça la salle d'expérience.

C’est magnifique ! 

Salematou : Oui. C’est une trouvaille, une pépite qu'Amandine nous a dégoté. C’est mon coup de cœur dans ce festival, parce que chaque année, les expériences qu'on recueille dans cette salle, c'est tout simplement magnifique.

Aude : L’autre chose qui m’a marqué aussi, c’est l’impact du festival. L’un des projets sur lesquels je travaille, c’est le projet Club Rouge. Via ces clubs, on organise une série d’ateliers dans les établissements où je discute avec des jeunes filles particulièrement. Ces jeunes filles-là ont été invitées à la première édition. Et ensuite, quand je suis retournée dans ces établissements, leurs copines venaient me dire "Ah, mais nous, on n’a pas été invitées. Voici ce qu’on a eu comme retour de nos copines à propos du festival. Vraiment, on aimerait participer. On a beaucoup de choses à dire. Déjà, nous, dans notre établissement, on n’a pas de toilettes. Donc, on ne peut même pas se changer quand on a nos menstruations." Donc il y a eu un retour parce que ces jeunes filles qui ont participé sont revenues partager ce qu’elles ont reçu avec leurs copines, ce qui a aussi motivé leurs copines à parler également.

On parle souvent des menstrues, mais c'est très rare qu'on entend parler des menstrues d'un point de vue féministe. Quelle est la contribution du festival en ce sens ? 

Salematou : Déjà, le festival est organisé par deux organisations féministes. Le cadre est bien posé. On ne peut pas dissocier les deux, les menstruations et le féminisme. On adresse une question qui concerne les femmes et les filles. Nous ne pouvons pas laisser les autres parler pour nous. Nous ne pouvons plus continuer à laisser les filles sans la bonne information. Il faut qu’on explique aux filles ce que c’est, renforcer leur confiance, leur estime en elles-mêmes et leur dignité. Nous devons déconstruire les mythes ou toutes ces idées reçues que nous impose la société. Vraiment être dans quelque chose et construire cela. Et ce festival, c'est aussi pour créer, pour impulser l'esprit féministe aux filles.

Tu parlais de dignité. Je vois de plus en plus “dignité menstruelle” à la place de “hygiène menstruelle". Pourquoi ?

Aude : Depuis toujours, on a tendance à dire « hygiène menstruelle ». En parlant d’hygiène menstruelle, on est en train d’apporter une vision hygiéniste aux menstruations. C’est comme accepter que les menstruations sont sales. C’est comme accepter que les menstruations, c’est quelque chose qu’il faut nettoyer, ce n’est pas propre. On parle de dignité menstruelle parce que c’est quelque chose de normal, de naturel. Dans certaines communautés, on voit que les règles sont célébrées. Nous ne voulons pas renforcer les idées reçues sur les menstruations. Pour nous, les menstruations, ce n’est pas sale. C’est quelque chose de complètement naturel. C’est un renouvellement du cycle. Voilà pourquoi on parle de dignité menstruelle.

En effet, le terme "hygiène menstruelle" sous-entend que les menstruations sont intrinsèquement sales ou honteuses, ce qui contribue à la stigmatisation. Utiliser "dignité menstruelle" aide à combattre ces tabous et à mettre en avant le fait qu'il s'agit aussi de garantir que toutes les personnes menstruées aient accès à l'éducation, aux produits menstruels et aux installations sanitaires sans discrimination. Est-ce que le festival offre aussi un espace ou un cadre pour parler de sexualité en général ?

Salematou : Oui. Tu connais les ateliers du Minou Libre ? On va animer un atelier Minou Libre pendant le festival. Et puis en même temps, il y aura des cercles de paroles et des panels sur différentes thématiques liées à la santé sexuelle et reproductif. 

Super. Quelles sont les activités prévues pour cette deuxième édition ? 

Salematou : D’abord, cette année, ce sera au foyer des jeunes de Koumassi. C'est la mairie qui nous a proposé cet espace-là. Pour les activités fixes, on a les ateliers, la salle des expériences, le couloir des expositions, où les partenaires, les organisations qui travaillent dans la santé sexuelle et reproductive viennent exposer et discuter avec les festivaliers. Il y aura cette année des ateliers couture, peinture et sculpture. On a également un shop avec des tasses, des mugs, des tote bags qu'on va vendre. L'idée derrière, c'est de pouvoir collecter des fonds et rénover les toilettes dans les établissements, les collèges et les lycées surtout, pour permettre aux jeunes filles d'avoir des espaces safe en toute sécurité et en toute dignité, que ce ne soient pas des toilettes qui soient mixtes. Et puis, on a la salle "Nous". C’est une salle de repos, de réseautage. On sait que quand on vient à un festival du matin au soir, parfois, on est fatigué. On peut avoir un coup de mou. Donc, vraiment, on a aménagé une salle où tu peux aller te reposer, networker, discuter, mais vraiment de façon très intime et très safe. Ça, ce sont les activités fixes.

Maintenant, sur les activités temporaires, il y a les panels, les discussions avec les experts. Il y a des cercles de parole avec un petit groupe très intime et puis, évidemment, on a notre soirée de présentation de la production des initiatives, des organisations qu'on a appelées "Period party". Parce que quand on dit festival, on dit quand même musique et danse. On va s'amuser, on va danser.

C’est très intéressant.

Aude : Oui. Les 25 et 26 mai au festival Mes Menstrues Libres, ce sera top. On va libérer la parole. Le premier jour, c’est ouvert à tout le monde et on aura des panels comme l’an dernier. On aura des activités qui visent à démystifier les menstruations. Ensuite les ateliers entre femmes, partager nos expériences, en tout cas, libérer la parole. On va parler des initiatives qui sont mises en place dans le contexte de lutte contre la précarité menstruelle. On va se partager leurs bonnes pratiques, s’en imprégner, s’en inspirer. 

Salematou : L’autre chose intéressante, cette année, c'est qu'on aura une charte féministe. Cette charte-là va nous aider à pouvoir gérer, ou si tu veux, cadrer tout ce qui va se faire au niveau du festival, que ce soit les propos, les gestes, les commentaires. Tout doit se passer dans un esprit féministe. La charte sera présentée aux participantes, à tous nos partenaires. Nous avons aussi avancé dans la construction scientifique du festival. Qu’est-ce qu’on peut faire ? De quoi on peut parler ? Nous avons pensé à nos sœurs féministes des autres pays pour nous apporter leur lumière, co-créer. Cela montre aussi tout ce à quoi on réfléchit pour consolider le festival.

Quels sont les défis que vous avez rencontrés dans l’organisation du festival ?

Salematou : Je pense que l'un des gros défis quand on organise un festival de cette envergure, c'est d'abord financier. Les partenaires réagissent, on va dire, un peu tardivement. La première édition, ça a été très difficile parce que certains partenaires ont réagi dans la semaine du festival. Et pour nous, quand tu sais que tu dois faire des productions, que tu dois lancer des commandes, c'est un peu complexe. Ensuite, c'est le temps. Parce que le temps joue contre nous. Parfois, on a l'impression qu'il nous reste assez de temps. Et après, on se rend compte qu'il ne reste plus beaucoup. Là, on sait que le festival, c'est la semaine prochaine. Et je te dis, c'est full.

Est-ce que vous avez d’autres projets avec le festival ? Comme d'étendre le festival à d'autres pays, par exemple ?

Salematou : Oui, on a l'idée. Par exemple, avec Amandine, on est en train de réfléchir en ce moment. Là, on a fait la première et la deuxième édition en Côte d'Ivoire. La troisième édition, si on a des partenaires qui nous suivent, pourquoi ne pas le faire dans un autre pays ? Je garde la surprise. 

Quel est le plaidoyer du festival à l’endroit des décideurs ? 

Salematou : Nos priorités en matière de Droits et Santé Sexuels et Reproductifs (DSSR) sont nombreuses. Nous utilisons le cadre de ce festival pour pousser ces plaidoyers. On parle de l’impératif d'avoir un cadre légal dans lequel les filles et les femmes sont aptes à jouir de leurs libertés et de leurs droits en matière de santé sexuelle et reproductive. Parce que cela constitue un frein en Côte d'Ivoire. N'ayant pas de cadre juridique légal, on va dire que tout est biaisé. On a ce vide juridique-là. La deuxième priorité, c'est l'information sur la santé sexuelle et reproductive. Les jeunes n'ont pas très souvent la bonne information. Ils ont l'information, mais pas la bonne information en ce qui concerne leur santé sexuelle et reproductive. Donc pour nous, c'est aussi une priorité que les jeunes soient informés, qu'ils puissent prendre des décisions éclairées sur leur santé sexuelle et reproductive. Et l'autre priorité, c'est en lien avec le premier, c'est d'intensifier et d'engager les autorités, les gouvernants à prendre en compte la santé sexuelle et reproductive dans leur agenda et se dire que c'est vraiment une priorité, c'est une question de santé publique.

Aude : Nous avons invité des décideurs au festival parce qu’on veut des actions concrètes dans la lutte contre la précarité menstruelle. Nous montrerons un aperçu de ce qui est fait lors du festival tout en exigeant plus d’actions. 

Il y a une question qu'on pose souvent aux personnes qu'on reçoit pour les conversations à Eyala. Quelle est votre devise féministe ? Une pensée, une phrase, une citation, quelque chose qui vous anime en tant que féministe.

Salematou : Alors, je pense que chez moi, ma devise, elle change parce que j'en ai plusieurs. Déjà, je me dis que toutes les filles et les femmes doivent avoir accès à leurs droits en santé sexuelle et reproductive. Moi, je rêve d'un monde où toutes les filles et les femmes jouissent de leurs droits en santé sexuelle et reproductive, ça c'est la première chose. Autre devise, amour parce qu’il faut de l'amour, de la sororité et de l'intersectionnalité. Il faut qu'on arrive à adresser ces trois points ensemble. On est dans un monde, dans un système qui évolue certes, mais est-ce que le monde évolue selon notre conviction ? Est-ce que ce monde évolue selon ce que nous, on veut ? Nous devons faire mouvement ensemble. Et chez moi, c'est la sororité, c'est l'écoute, c'est l'empathie, le respect, la bienveillance, l'ouverture d'esprit, et tout est englobé dans l'amour. L'amour nous rend fortes. L'amour nous rend puissantes et épanouies.

Exactement. Nous avons trop besoin d'amour et de sororité dans nos mouvements en ce moment avec tout ce qui se passe dans le monde. Je ne pense pas que nos chances d’y arriver seront grandes sans amour et bienveillance dans nos mouvements.

Salematou : C'est ça et c'est à nous de le construire. 

Et toi Aude ? 

Aude : En tant que féministe, pour moi  c’est mon corps, mon choix. Moi, je me dis, en tant que femme, on doit être libre d’avoir nos propres choix concernant notre corps, parce que c’est avant tout notre corps. On est dans l’objectif de lever ce système qui impose aux femmes ce que la société veut. Donc, moi, mon credo en tant que féministe, c’est mon corps, mon choix.

C’est ce que je souhaite de toutes mes forces aux femmes : que nous puissions nous appartenir, et entièrement.

Merci à vous. Ce fut un plaisir. Bon vent au festival Mes Menstrues Libres. 

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« Il faut briser les barrières de l’égoïsme et du mépris » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 2/2

Nous échangeons avec Constance Yaï de la Côte d’Ivoire. Dans la première partie de notre conversation, nous avons parlé de la naissance de son engagement, la création de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ses actions. Dans cette seconde partie, nous continuons notre discussion avec un focus sur sa vision d’un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique.

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On va parler un peu de la collaboration intergénérationnelle. C’est vraiment un sujet au cœur du mouvement féministe. En votre temps est-ce que vous avez eu des féministes plus anciennes ou des femmes tout court qui vous ont soutenu ? 

Oui. Nous avons des femmes qui nous ont soutenu. Mais j’avoue qu’en 1990 l’expression faisait peur. Des femmes en privé disaient “on vous soutient”. 

Parlant des femmes qui soutenaient en privé, cela me rappelle qu’effectivement, il y a  toujours une peur apparente de s’exprimer, de se revendiquer féministe publiquement. L’une des raisons qui explique cela selon moi, c’est le fait qu’on dise aux féministes africaines qui expriment leur vision du féminisme qu’elles se trompent de combat, que le féminisme est une invention de l’occident pour détruire la culture africaine. C’est aussi une rhétorique que vous avez aussi entendue ?  

Rien n’a été importé. L’oppression des femmes n’est pas une invention. Elle existe dans nos sociétés. Et le féminisme est la réponse à l’oppression des femmes. Je suis née dans un contexte comme celui-là. Je n’ai pas inventé le patriarcat. Toutes les luttes sont nées là où il y a eu des problèmes. Aujourd’hui, beaucoup se rendent compte que les mouvements féministes prennent de l’ampleur. Les Africaines n’ont rien fait d’autre que d’intégrer un large mouvement international duquel nous étions absentes. Les femmes luttaient isolées dans leur coin, elles n’étaient pas connues.

Quand je pense à nos débuts, vous savez, ce n’est pas évident de se faire inviter sur un plateau de télévision. Nous étions jeunes, la trentaine ou en début de trentaine. Nous avions très peu de moyens et au niveau national nous n’avons bénéficié d’aucun soutien financier. Ceux qui vous invitent tentent de vous ridiculiser, de vous brimer, de vous décourager. Vous arrivez et on vous dit madame est-ce que vous êtes sûre que vous parlez de la Côte d’Ivoire ? Vous êtes sûre que les femmes de ce pays ont ce besoin ? Vous ne pensez pas que vous venez pour créer des problèmes dans les ménages ? Vous venez déstabiliser ce pays de paix ? On vous présente comme une rebelle qui vient mettre le désordre là où tout le monde est heureux, là où tout va bien.

Alors vous pensez bien qu’être isolée dans son pays, ce n’est sûrement pas la chose à faire. Je crois que les gens réagissent comme ça parce que les féministes africaines commencent à donner plus de la voix, à être connues et surtout commencent à se constituer en réseau.

En effet. 

Quand je prends la liste de lois que nous avons contestées, pour celles et ceux qui disent que le féminisme est un mouvement importé de l’étranger, on leur dit de regarder le code civil ivoirien, c’est photocopie du code napoléonien. C’est ça qui est importé pour réduire les droits des femmes africaines. Depuis que nos pays sont des colonies françaises, les droits des femmes ont régressé, en ce sens qu’elles participaient à la vie politique. 

Vous parliez plus haut du soutien des femmes plus âgées en privé. Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, les jeunes féministes ont besoin de soutien public de la part de leurs aînées ? 

Oui. On a besoin aujourd’hui d’exprimer ouvertement à nos filles et jeunes sœurs notre soutien. Parce que vous savez, le patriarcat est très malin, il a créé des espaces, des moyens d’opposer des personnes qui mènent le même combat. Donc ce que j’entends souvent dire en Côte d’Ivoire injustement aux jeunes féministes c’est « mais ah ouais, vous vous êtes juste larguées, vos mères ou vos aînées étaient plus souples… » Des foutaises quoi ! Que des mensonges pour dire qu’il y a les bonnes féministes, il y a les mauvaises féministes. Je leur apporte mon soutien d’abord parce qu’elles sont dans le vrai, et puis pour que la lutte aboutisse. Il faut bien qu’il y ait continuation. Si nous coupons ce cordon là, c’est fichu ! Il nous faut absolument les soutenir. Moi je n’ai aucun complexe et je leur apporte mon soutien total et publiquement.

Comment soutenez-vous donc aujourd’hui les jeunes féministes ?

Déjà par rapport à la visibilité. C’est vrai que les moyens qui existent aujourd’hui permettent d’amplifier la voix des jeunes féministes, je pense aux réseaux sociaux. Mais je crois qu’elles ont aussi un espace à prendre. Et nous devons participer à leur présence effective sur le terrain et se démarquer de tous ceux qui veulent banaliser leur combat en s'affichant clairement à leurs côtés. Aussi bien en Côte d’Ivoire que dans la sous-région. Elles ont besoin de notre soutien, elles ont besoin de notre présence. Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, je dis à mes jeunes féministes si vous avez besoin de mon nom, ne demandez même pas, utilisez-le. Les anciennes que nous sommes, soyons aussi un tremplin, soyons un lieu de passage pour la jeune génération.

Comment on peut aujourd’hui renforcer la collaboration intergénérationnelle au sein du mouvement féministe africain ?  

Le mot est là : collaboration. Pour dire on n’est pas obligées de mener les mêmes actions, mais il faut des connexions. Il faut qu’on se retrouve. Ce n’est pas parce que vous êtes jeunes ou vieilles que vous êtes plus ou moins efficaces. Il y en a qui ont du temps à donner. Il y en a qui n’ont pas de temps comme d’autres. Il y en a, ce sont des formations, des conseils, des programmations ou simplement la présence…Je veux dire que tout cela compte.

Il y a une femme qui était secrétaire générale adjointe d’un syndicat de travailleurs, le plus gros syndicat de travailleurs de Côte d’Ivoire, UGTCI - Union Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire. À cette femme, je ne lui demandais rien d’autre que d’être assise à nos côtés. Je lui ai dit : « Tantine, si tu veux tu prends la parole, si tu veux tu ne parles pas, mais ta présence me suffit largement ». Quand les débats commencent, elle ne peut plus se contenir et elle prend la parole. Si bien qu’elle est devenue des nôtres. Et c’est avec beaucoup de bonheur que nous avons travaillé avec elle. 

Nous parlons de la collaboration intergénérationnelle dans le mouvement. C’est sans oublier la gestion des conflits. Comment est-ce qu’on transcende les conflits ou les différences pour continuer à faire ce qui nous unit ?

J’estime que les conflits sont inhérents. Mais nous devons nous dire quelles sont les valeurs qui nous unissent ? Pourquoi nous sommes là ? Pourquoi nous sommes ensemble ? Et l’avoir souvent à l’esprit pour pouvoir transcender les conflits. La bienveillance pour moi est la base. Quand l’autre parle, c’est en fonction de la perception qu’elle a des choses en ce moment. Dans la mesure où la bienveillance est à la base de nos rapports, je t’écoute.

Les féministes ont beaucoup à apporter à l’humanité. Nous devons nous interdire d’être un obstacle. Je m’interdis d’être responsable du retard de ce combat. Bien au contraire, je dois être celle sur laquelle ma sœur s’appuie pour avancer. On n’a pas le choix. Il faut briser les barrières de l’égoïsme, les barrières du mépris. Nous sommes l’avenir du monde, nous sommes l’avenir de la politique, nous sommes ce qui va permettre au monde d’en finir avec les guerres, d’en finir avec les injustices, d’en finir avec les souffrances. Donc un mouvement comme celui-là, il a de l’avenir.

C’est une belle conception de ce qu’est la sororité.

Exactement. Sans employer le mot, c’est exactement ça que je dis. Grâce au féminisme aujourd’hui, c’est toujours avec bienveillance que je regarde les autres femmes. Le féminisme m’a appris justement à être solidaire des femmes en lutte. Je ne peux pas agresser d’autres femmes. Ma sororité me l’interdit. 

Vous avez été ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme. Beaucoup de jeunes féministes ont des ambitions politiques. Parlez-nous un peu de cette expérience dans la politique. 

Je pense que les féministes seront plus fortes si elles acceptent de briser les barrières qu’on appelle prétendument politiques. Chacun choisit le parti politique de son choix. Les féministes doivent transcender ces choix et se retrouver. Elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Je rêve dans nos pays d’un collectif des féministes des partis politiques. 

Pourquoi ?

À l’époque où j’étais dans le gouvernement, un gouvernement majoritairement d’un bord, je n’étais pas dans la majorité malheureusement. Mais quand j’arrivais en conseil des ministres, je prenais le temps de parler. Au début, nous n’étions que deux femmes dans ce gouvernement. Et l’autre dame, d’abord beaucoup plus âgée que moi, était très écoutée. Et c’est justement celle-là qui est devenue la première femme responsable d’institution en Côte d’Ivoire Henriette Diabaté. Et je lui disais, « Tantine, je vais présenter ceci ou cela  la semaine prochaine, il faut qu’on en discute, il faut... » J’avais besoin d’aide et c’était une stratégie que je mettais en œuvre.

Je me dis, nous sommes dans les sociétés gérontocratiques, donc les gens regardent beaucoup l’âge, on respecte les aînés. Donnons à nos aînés le respect auquel ils ont droit, sans être flagorneurs, sans être lèche machin, sans se mettre à plat ventre devant les gens, en gardant notre dignité, mais en les respectant. Et personnellement cela m’a aidée à faire avancer certaines décisions difficiles que j’avais besoin de pousser à cette époque-là.

Donc non on ne pourra rien faire si on ne crée pas, je vous l’ai dit tout à l’heure un peu plus haut, des connexions. Les féministes n’ont pas le choix, elles ne peuvent pas faire autrement, nous devons créer des connexions. Et elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Nous devons encourager nos femmes, nos filles, à entrer en politique, à être dans les syndicats. Nous devons être là, nous devons être présentes et surtout sans complexe.

Tout ceci pourrait par exemple être divulgué à plus de féministes via la production de connaissances. Comment est-ce qu’aussi on peut encourager cette production dans notre région ? Je rappelle que vous avez écrit un livre, « Traditions-Prétextes, le Statut de la Femme à l'épreuve du culturel ». 

C’est important. J’ai profité de mon séjour ici pour échanger avec quelques féministes. Je pense qu’il nous faut même trouver les moyens de créer une maison d’édition pour encourager les féministes à produire. Parce que des manuscrits, il y en a beaucoup. Je milite pour que des maisons d’éditions se créent, et celles qui existent s’ouvrent et s’intéressent aux productions littéraires féministes. 

Quel est votre espoir aujourd’hui pour les filles et femmes en Afrique ? 

Il faut que nos pays financent le féminisme. Et moi je pense que c’est mon prochain combat, des fonds nationaux pour les femmes, des fonds nationaux pour les droits des femmes. On a tendance à oublier que sans les moyens, les besoins ne sauraient être satisfaits. Il faut un soutien, aussi bien national qu’international. Tant que les soutiens seront internationaux, notre combat sera vécu comme un combat des autres. Il faut aussi trouver des fonds endogènes. Il n’est pas normal que des pays regardent leur jeunesse, leurs femmes pleurer alors que les moyens existent pour faire changer la donne.

C’est une grande question et très pertinente. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

C’est à vous !

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