« Nous devons donner aux femmes l’occasion de décider par elles-mêmes » – Faten Aggad (Algérie) – 3/4
/Troisième partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte algérienne en gouvernance et en développement international. Après avoir décortiqué les éléments de son identité d'Africaine (partie 1) et de féministe (partie 2), je suis prête à être plus concrète. Je lui ai demandé comment ses idéaux féministes se manifestent dans sa vie de tous les jours : au travail, à la maison et lorsqu'elle parcourt le monde.
En te présentant tout à l’heure, tu m’as dit que tu adorais voyager. Est-ce que tu voyages aussi souvent que tu aimerais le faire ?
Oui, j'adore voyager. J'ai de la chance parce que mon travail me permet de le faire, mais je voyage également en dehors du cadre professionnel. On part en famille environ quatre fois par an ; certains voyages sont plus courts que d’autres. Nous avons beaucoup visité l'Afrique et l'Asie. Et j’ai déjà été dans la moitié des pays africains.
Parcourir le monde, c’est un rêve qui reste inaccessible pour beaucoup de femmes africaines – même si on voit de plus en plus d'initiatives pour nous y encourager (je pense à l’initiative Afro-Trotters Diaries par exemple). Pourquoi le voyage occupe-t-il une place si importante dans ta vie ?
Je viens d’une famille un peu nomade. On a beaucoup bougé, surtout quand j'étais enfant. Au-delà de ça, j’étais fascinée par mon très cher grand-père maternel, qui était travailleur migrant saisonnier dans le secteur de la construction. Il allait travailler à l’étranger (souvent en Tunisie, au Maroc ou en France) et revenait les valises pleines de bonnes choses.
A cette époque-là, l'Algérie était un pays socialiste qui peinait à être autosuffisant, donc les bouteilles de Coca-Cola, les chocolats de bonne qualité ou même les bananes que mon grand-père ramenait étaient des produits de luxe. Quelle petite fille ne serait pas curieuse de connaître les pays mystérieux d'où venaient ces friandises ?
Tu as beaucoup voyagé en Afrique. Qu'est-ce qui t’a le plus marquée en ce qui concerne les femmes africaines que tu as rencontrées sur le continent ?
Je trouve que les femmes africaines ont en commun une certaine présence, et comme une aura de pouvoir. Malgré la diversité de nos contextes, ou dans notre manière de s’habiller, cette aura reste une caractéristique commune à toutes les femmes africaines que j'ai rencontrées.
Par exemple, va voir dans n’importe quel marché du continent. La présence de la femme africaine est là, tu la sens diriger les choses, commander, même. Je ne ressens pas la même chose lorsque je me trouve en Europe. Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu'il faut aider et protéger. Mais c’est faux ! Il faut prendre le temps de bien observer la femme africaine. Elle a plus d’une chose à nous apprendre.
Je comprends ce que tu dis au sujet de la force des femmes africaines, mais nous ne pouvons nier qu'il existe de nombreux défis qui rendent les femmes vulnérables sur le continent également. En tant que féministe, sur lequel de ces défis concentres-tu ton énergie en ce moment ?
Oh wow, c'est une bonne question. Je pense que c'est la réglementation et la représentation des femmes sur le lieu de travail. Dans nos pays, les femmes représentent le groupe le plus impliqué dans le travail informel, parce qu'il est si difficile pour les femmes d'accéder à un emploi formel tout en équilibrant tous les aspects de leur vie.
Pourtant, le travail informel rend les femmes très vulnérables. Et lorsque les femmes sont vulnérables, elles ont tendance à choisir des solutions qui leur conviennent de façon pratique à un moment donné, mais pas nécessairement celles qui leur donnent le contrôle sur leur propre vie. Dans de nombreux cas, les femmes se retrouvent piégées dans une mauvaise relation parce que les conséquences économiques de quitter leur partenaire sont trop difficiles ou parce qu'elles ne peuvent pas accepter un emploi plus sûr parce qu'il y a peu de flexibilité pour aller chercher leurs enfants à l'école ou même avec la planification familiale si vous êtes d'un certain âge.
Nous devons donner aux femmes l'occasion de décider par elles-mêmes la façon dont elles utiliseront leur expertise comme outil pour atteindre leur indépendance et, plus généralement, pour faire des choix dignes d'elles. Nous ne pouvons pas nous contenter de souhaiter que les défis disparaissent ou d'attendre des femmes qu'elles les relèvent. Bien sûr, avec le temps, davantage de femmes oseront faire leurs propres choix, mais nous devons aussi structurer l'environnement de travail de manière que les femmes aient les mêmes chances que les hommes, par exemple.
Comment on fait ça ?
Prenons l'exemple de la réglementation en matière de garde d'enfants. Beaucoup de mes amies à travers le continent sont bien éduquées mais choisissent de ne pas avoir un emploi très prenant parce que l'envoi de leurs enfants à la garderie coûte trop cher et que compter sur des grands-parents âgés n'est plus viable. Nous devons réduire ce fardeau pour les femmes en impliquant à la fois les employeurs et l'État, par exemple par le biais de systèmes de garde d'enfants, d'avantages fiscaux pour les parents qui travaillent, pour ne citer que quelques options.
Parlons de la façon dont tu essaies d'incarner tes valeurs féministes à la maison. Je sais que tu as un fils de six ans. Quelle est ta règle élémentaire de maman féministe ?
Je vais te raconter une histoire. Quand je dis quelque chose de surprenant à mon fils, il me demande souvent : « Comment sais-tu cela ? » Et je lui dis que les mamans savent tout. Alors l'autre jour, il a répondu : « Non, les papas savent tout », et j'ai dit « Non, ce sont les mamans qui savent tout ». On a fait des allers-retours jusqu'à ce qu'il s'effondre en pleurant. Il a dit : « Quand je serai grand, je deviendrai papa, et je ne saurai pas tout alors ». J'ai réalisé que j'étais peut-être allée trop loin dans ce jeu, alors je l'ai rassuré en lui disant que les papas et les mamans en savaient beaucoup. C'est juste une histoire drôle, mais ce que je veux dire, c'est que ma règle élémentaire est de le questionner de temps en temps sur son image des femmes et des hommes, en étant toujours ouverte mais de ramener les choses à son niveau pour qu'il puisse les comprendre.
Mais pour moi, il s'agit autant des conversations que j'ai avec mon fils que de celles que j'ai avec mon mari. Nous devons être sur la même longueur d'onde quant aux types de messages que nous voulons transmettre à notre enfant, afin que nous puissions tous deux prêcher par l'exemple.
Je te comprends. Ma dernière question, Faten, est la suivante : quelle est ta devise féministe ?
Si je suis honnête, je dois dire : "Moi d'abord". Cela peut paraître égoïste, mais je crois qu'en tant qu'individu, si vous ne pouvez pas réaliser vos propres rêves et faire les choses qui vous rendent heureuses (heureux) et être à l'aise avec qui vous êtes, vous ne pouvez pas être un meilleur être humain pour les gens qui vous entourent.
Finalement, ça n'était pas ma dernière question pour Faten après tout ! Quelques mois après cet entretien, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues d'Algérie, conduisant le président Bouteflika à démissionner après vingt ans de règne. Je voulais connaître le point de vue de Faten sur la situation actuelle dans son pays. Ne manquez pas ses réflexions fascinantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours : cliquez ici.