« Nous ne devons à personne une version aseptisée du féminisme » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 4/5

Nous nous entretenons avec Lorato Palesa Modongo, féministe et psychologue africaine originaire du Botswana. 

Dans notre série de conversations sur la construction du mouvement féministe africain intergénérationnel, nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son jeune âge (partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (partie 2), ainsi que ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains (partie 3). Dans cette partie, nous entrons dans le vif du sujet de la construction d'un mouvement féministe intergénérationnel, Lorato partage ses observations sur les tensions qui entravent parfois le progrès, ainsi que les solutions possibles pour améliorer la situation. 

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Passons maintenant à la construction du mouvement féministe tel que tu l’as vécu au Botswana et en Afrique. Il y a de nombreux réseaux dans lesquels tu es engagée et dont le travail contribue à notre mouvement collectif. Que penses-tu de la construction du mouvement féministe sur le continent ? 

Je pense qu'il y a là un fort potentiel de changer les choses. Je pense qu'il y a un espace pour cette organisation collective, et un espace pour que nous puissions penser à différentes façons de la mettre en œuvre. Le fait qu'il s'agisse d'un mouvement collectif ne signifie pas qu'il y une seule façon de procéder. Cela signifie que nous apportons différentes manières d'organiser nos expériences, nos défis et nos meilleures pratiques, afin de donner un sens aux complexités que nous apportons, de faire face aux contradictions violentes auxquelles nous sommes confronté.e.s et de trouver des solutions. C'est un peu difficile, mais je pense que nous avons la possibilité de  nous améliorer, et c'est là que l'intersectionnalité entre en jeu. 

Nous ne pouvons pas construire le mouvement si nous ne remettons pas en question le classisme et nos privilèges. Je pense que le mouvement a la possibilité de se développer, mais il y a également la possibilité de réfléchir profondément à nos propres contradictions. Et de se demander : « À quoi ressemble le féminisme africain pour nous ? » Je sais qu'il existe la Charte du féminisme africain et je l'aime beaucoup. Lorsque j'ai vu le document pour la première fois, je me suis dit : « Oh, j'adore ça ». Mais il faut aussi redéfinir en permanence à quoi cela ressemble pour nous. Aujourd'hui, nous avons la génération Z, avec les réseaux sociaux et les espaces numériques utilisés pour l'organisation. Où allons-nous ? Que disons-nous ? Je pense que nous avons de nombreuses possibilités d'évoluer et de faire face à nos défis et à nos privilèges, et de reconnaître nos lacunes.

Le mouvement féministe Africaine a la possibilité de se développer, mais il y a également la possibilité de réfléchir profondément à nos propres contradictions.

Nous reviendrons sur la question de la confrontation avec les domaines dans lesquels nous ne sommes pas performants. Tu as parlé des générations. D'habitude, on parle beaucoup de cette tension persistante entre les générations. Quelles ont été tes observations dans ces espaces en tant que jeune féministe engagée avec des personnes qui ont probablement fait ce travail avant même ta naissance, mais aussi avec des personnes plus jeunes ? 

Je commencerai peut-être par mon lieu de travail. C'est grâce au travail féministe que les femmes ont dû assumer des rôles de décideurs. Cependant, les personnes opprimées, pour fonctionner dans un système oppressif, ont tendance à imiter les comportements de l'oppresseur comme mécanisme d'adaptation. Et il s'agit là des générations qui se sont succédé. Elles avaient fait le travail nécessaire pour accéder à ces espaces, mais maintenant elles y sont et pour fonctionner dans ce système patriarcal, elles doivent imiter les comportements patriarcaux pour être perçues, validées ou même légitimées en tant que leaders. Ainsi, les outils qu'elles utilisent pour diriger ne sont pas nécessairement des outils libérateurs. C'est parce que c'est ce dont elles disposaient pour survivre. Par exemple, le fait d'accepter d'être « douce » a pu être considéré comme une faiblesse pour elles en tant que « leaders féminines ».

Mais nous reconnaissons également les répercussions de la douceur. Et la douceur dont je parle est la gentillesse, la compassion et la vulnérabilité. Elle consiste à se fixer des limites et à s'honorer en tant que personne. Il s'agit de s'apprécier, de se voir et d’avoir une haute estime de soi tout en restant ferme. C'est ce que nous entendons par « adoucissement maitrisé ». Mais elles n'ont pas pu le faire. Parce que le monde aurait dit : « Vous voyez pourquoi nous n'amenons pas les femmes à diriger. Maintenant, elles viennent ici avec leurs émotions sensibles. Qu'est-ce que la compassion ? Vous ne pouvez pas faire preuve de compassion à l'égard de vos travailleurs. Vous devez être méchant pour prouver que vous êtes un.e patronne/patron/chef/cheffe ferme ». Ce n'est qu'un exemple de comportement sur le lieu de travail, mais c'est ainsi que ce système fonctionne. En tant que jeune génération, nous savons qu'il est possible de faire preuve de compassion à l'égard des gens tout en les obligeant à rendre des comptes. Plusieurs vérités et émotions peuvent exister en même temps. 

Et avec grâce, je dois le dire. 

Beaucoup de grâce. Et en me rappelant que je peux en faire autant pour moi- même. Je peux me demander des comptes et même me réprimander, avec grâce. Ce sont les nouvelles conversations autour de la vulnérabilité et de l'honneur que nous nous rendons à nous-mêmes. 

L'autre problème que je constate, c'est que la forte personnalité des jeunes féministes perturbe en quelque sorte les féministes plus âgées. Elles se disent : « Non, peut-être qu'il ne faut pas trop bousculer le système, parce qu'il faut être diplomate ». Et je comprends cela, mais pourquoi être diplomate et conciliante avec un système qui ne l'est pas avec vous ? Le patriarcat ne sera jamais gentil avec vous. Le jour où le patriarcat décide « toutes les femmes », ce sont toutes les femme effectivement subissent les conséquences. Il ne se soucie même pas de savoir si, en 1992, vous avez été gentille et diplomate. 

Il n'y a pas vraiment de distinction entre les « bonnes » femmes et celles qui sont considérées comme « mauvaises ». 

Il n’en fait aucune. Le patriarcat s’attaquera à la femme qui cuisine à la maison 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, de la même manière qu'il s’attaquera à celle qu'il qualifie de « pute ». Il n'y a pas de filtre. Et je pense que c'est ce que je vois... Les générations plus âgées pensent que nous devons nous rabaisser gentiment et faire preuve de diplomatie afin d'être acceptables. 

Il y a quelque temps, j'ai eu une conversation avec l'une des femmes les plus âgées. Elle m'a dit : « Je ne suis pas à l'aise avec ce mot, avec ce truc féministe. Il me met mal à l'aise parce qu'il fait fuir les partenaires en leur faisant croire que nous détestons les hommes. Et je pense qu'il est important pour nous d'articuler continuellement que nous avons besoin d'hommes dans ces plateformes. Nous avons besoin d'hommes parce que c'est ainsi que les gens s'identifieront davantage à notre travail ». Et je lui ai répondu ce que je vous ai dit maintenant, qu'il s'agit d'un travail féministe. Et les gens doivent voir le travail féministe comme étant exactement ce que nous faisons aujourd'hui. Nous ne devons à personne un féminisme aseptisé. 

Je pense que c'est un problème pour moi. La génération plus âgée... celles avec qui je me suis engagée, veulent le bon paquet. Ils veulent de la diplomatie, de l'aseptisation et des négociations à outrance. Mais on ne peut pas négocier avec son oppresseur. [rires] Négocier quoi ? Il ne négocie pas votre vie. Lorsque des lois et des règlements sont adoptés, les gens ne négocient pas votre vie. Lorsque les filles sont contraintes à des mariages précoces, à des mutilations génitales féminines, qu'elles sont forcées de quitter l'école, qu'elles sont violées, qu'elles n'ont pas le droit d'accéder à l'espace politique, personne ne négocie. Alors pourquoi devriez-vous négocier dans votre combat, votre résistance, votre organisation et votre contestation ? 

Qui plus est, comment négocier quand on n'est pas au même niveau et qu'on n'a pas le même pouvoir ? 

Tout à fait. Voilà donc quelques-unes des principales contradictions que j'ai observées dans le travail. Mais j'aime les leçons parce qu'elles nous transmettent « nous sommes passés par là nous aussi ». Et elles ont gagné. Je veux dire que la génération de Pékin et tant d'autres mouvements ont gagné de bien des façons. Même à l'époque précoloniale, elles ont gagné. Comment y sont-elles parvenu et que pouvons-nous apporter ? Peut-être ont-elles raison, et il y a certaines choses que nous devons faire. Mais il se peut aussi que nous ayons raison sur certains points. Je pense donc que nous pouvons nous inspirer mutuellement. 

Il y a donc des différences générationnelles liées à l'âge, mais au sein du mouvement, il y a aussi des différences générationnelles liées au début du parcours ou au moment où l'on a commencé à travailler. Qu'avez-vous observé à cet égard ? 

Ces éléments existent bel et bien. Tant que vous reconnaissez le sexisme, mais que vous ne reconnaissez pas l'âgisme, il y a un problème. Maintenant, vous voulez que je vous respecte et vous voulez avoir du pouvoir simplement parce que vous êtes plus âgée ou parce que vous êtes dans le mouvement depuis plus longtemps ? Il y a aussi la (dé)légitimation de la voix des personnes en fonction de leur ancienneté dans le mouvement. Mais nous savons que les gens peuvent être dans le mouvement plus tôt ou plus tard en fonction de leur agence. 

Je pense qu'il est important que nous nous souvenions que le fait d'être dans des espaces féministes ne signifie pas que ces questions de dynamique de pouvoir n’existent pas. Cela ne signifie pas que le problème de pouvoir est éliminé simplement parce que nous sommes féministes, parce que les dynamiques de pouvoir se déplacent dans des poches différentes. Nous pouvons être dans un espace féministe, mais qui est le/la plus riche ? Qui s'exprime le mieux ? Qui est dans le mouvement depuis longtemps ? Qui a étudié à Oxford ? Qui a fréquenté l'une des institutions anonymes du continent ? Ainsi, le démêlage du pouvoir sera toujours présent, même dans les mouvements féministes. Savoir que le pouvoir ne cesse pas d'exister simplement parce que nous sommes dans des espaces féministes si nous ne nous confrontons pas à d'autres espaces où se trouve le pouvoir. Il s'agit donc d'une question importante. La question de l'âgisme, du validisme, de la hiérarchie, du pouvoir, de la voix légitime en raison de l'âge, et maintenant de la longévité de vos expériences. 

Dans certains espaces, nous entendons des féministes plus âgées décrier la question de l'effacement et l'utiliser comme un moyen de s'accrocher au pouvoir qu'elles ont réussi à avoir parce qu'elles ont l'impression que les générations suivantes tentent d'effacer le travail qu'elles ont accompli. Comment créer un équilibre concret ? 

Je pense à deux choses. Chaque génération doit être autodéterminée. Quels sont vos problèmes actuels ? À quoi êtes-vous confrontés ? Quels sont les outils dont vous disposez aujourd'hui ? Que pouvez-vous faire pour affronter les problèmes qui se posent à vous ? 

Alors peut-être que dans le processus d'autodétermination, je reconnais que les autres générations ont oublié le travail, mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'un exercice délibéré pour les effacer. Je pense que c'est à cause de la représentation et de la documentation, et tout cela est lié à tant d'autres choses. Pourquoi ne lisons-nous pas nos douleurs féministes dans nos espaces ? C'est une raison politique, pour que vous pensiez que vous avez commencé les choses ; vous ne connaissez pas les outils qui existent ; vous ne savez pas le chemin que les gens ont parcouru ; vous n'avez pas l'énergie renouvelée et l'esprit neuf pour mener le combat, et pour honorer les personnes qui ont fait le travail avant vous. Vous êtes donc comparable à un hamster sur une roue. 

L'effacement des voix, des connaissances, des visages et même des noms des personnes doit être délibéré. Je ne pense pas que les jeunes féministes effacent dans le but d'effacer. Mais je pense que les jeunes générations utilisent désormais les outils dont elles disposent pour capturer, en temps réel, les voix des féministes, mais aussi pour creuser, rechercher et faire un travail de mémoire. Elles font également un travail d'archivage pour dire : de qui nous souvenons-nous ? Comment nous souvenons-nous d'elles ? Quand nous souvenons-nous d'elles ? Et quel est le but du souvenir et de la mémoire ? Et nous faisons tout notre possible pour les remettre dans le domaine public. 

Existe-t-il des exemples qui le démontrent clairement et qui pourraient servir d'inspiration pour aller de l'avant et dépasser cette tension ? 

Je me souviens que lorsque Winnie Mandela est décédée et que la nouvelle a été annoncée, les médias occidentaux ont annoncé que « la méchante n'était plus là ». Grâce aux réseaux sociaux et à d'autres plateformes numériques, le mouvement féministe du continent s’est levé et a dit « Non, pas cette fois ». J'ai vu la vague des médias occidentaux passer à la Winnie que nous avons appris à aimer et conserver les contradictions qu'elle représentait. J'ai vu l'émerveillement de son être et de son travail, ainsi que certains points que nous contestions à propos de ses prétendues actions. Le fait de la voir représentée et honorée de la sorte a été un moment très fort. 

C'est ainsi que l'on honore, que l'on se souvient des femmes qui nous ont précédé dans cette mission et qui sont propulsées dans le domaine public. Je pense que c'est ce que les jeunes générations font aujourd'hui avec les outils dont nous disposons. Je pense que nous essayons de faire le tri. C’est le cas pour moi. J'aime découvrir les travaux de nombreuses féministes plus anciennes, notamment au Botswana, les travaux intellectuels du Dr Godisang Mookodi, du Dr Sethunya Mosime et de bien d'autres. 

Dans la dernière partie de cette conversation, Lorato parle de la guérison personnelle et collective pour soutenir nos mouvements, de son travail actuel avec l'Union africaine et de son chemin vers l'auto-réconciliation. Cliquez ici pour lire. 

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