« Pour moi, être féministe c’est à la fois croire et agir » : Jean Kemitare (Ouganda) 1/4

Il y a ce petit brin de mystère en Jean Kemitare. Elle est calme mais chaque fois qu’elle parle, elle apporte une telle valeur à la conversation. Ses yeux sont un peu tristes mais son rire vous donnera un fou rire longtemps après l’avoir entendu. J’ai eu la chance de faire la connaissance de Jean quand j’ai commencé à travailler et j’ai appris de son excellent travail contre les violences faites aux femmes en Afrique de l’Est et aussi dans la partie australe du continent. J’ai toujours voulu avoir une conversation avec elle sur sa vie et son parcours féministe – maintenant, c’est fait et je suis très contente de partager cet entretien avec vous!

Jean m’a parlé de comment son enfance et sa famille l’ont façonnée en la féministe qu’elle est aujourd’hui et de son travail de prévention contre les violences faites aux femmes ainsi que le renforcement des mouvements féministes africains (partie 2). J’ai aimé écouter l’analyse de Jean sur comment les mouvements feminists africains ont évolué depuis qu’elle a commence à y travailler (partie 3). Notre entretien a pris fin sur ces conseils de parentalité féministe auxquels je reviendrai encore et encore (partie 4). J’espère que vous trouverez cette conversation aussi enrichissante qu’elle l’a été pour moi.

Bonjour Jean ! Merci de te joindre à moi pour cette conversation. Nous nous sommes rencontrées dans le cadre du travail il y a quelques années, et je suis ravie d’avoir cette opportunité de mieux te connaître, sur un plan plus personnel.

Bonjour, je m’appelle Jean Kemitare et je suis originaire de l’ouest de l’Ouganda, je suis passionnée par les choix et la voix des femmes, et mon travail tourne essentiellement autour des droits des femmes - notamment la prévention des violences faites aux femmes. Je travaille actuellement pour Urgent Action Fund Africa, en tant que directrice des programmes. J’élève seule mes deux adolescents, et je fais aussi partie d’une grande famille élargie que j’aime. 

J’adore cette idée.  Peu de mes invitées mentionnent leurs familles quand elles se présentent – encore moins de leur famille élargie. Peux-tu m’en dire plus sur tes parents et sur la manière dont ils t’ont influencée à devenir la féministe que tu es aujourd’hui ?

Mon grand-père était un catéchiste en avance sur son temps qui estimait que les filles tout comme les garçons devaient avoir accès à l’éducation, même si on se moquait de lui parce qu’il envoyait ses filles à l’école. J'ai donc grandi dans une famille avec de hauts standards concernant l’éducation, et avec des tantes qui étaient, et sont toujours, des femmes fortes, ayant excellé dans leurs domaines respectifs. Certaines d’entre elles sont des militantes féministes. Mes tantes sont comme des mères pour moi et elles ont eu une grande influence dans ma vie. Elles ont été comme des mères pour moi et elles m'ont beaucoup influencée, à la fois parce que les tantes paternelles sont très importantes dans les sociétés patrilinéaires comme la mienne, mais aussi parce que je n'ai pas grandi avec ma mère.  

Ça a dû être formidable de grandir avec des modèles aussi forts ! 

Oui bien sûr, mais ma famille restait une famille patriarcale. La plupart des hommes étaient polygames, mon père également. Quand j’avais deux mois, mes parents se sont disputés et ma mère est partie. Mon père a décidé que je ne la reverrai plus jamais, et il est allé devant les tribunaux pour obtenir la garde exclusive. En tant qu’ingénieur, il disposait de plus de revenus qu’elle, donc il a gagné. Parfois quand je réfléchis à tout ça, je me dis waouh, la violence a fait son entrée dans ma vie quand j’avais deux ans ! 

Ce que je veux dire, c'est qu'il y avait pour moi des attentes et des exigences différentes de celles des autres enfants parce que je n'étais pas l'enfant biologique des femmes qui m'ont élevé. Les filles et les garçons avaient également des responsabilités différentes dans le foyer où j’ai grandi. Les filles devaient s’occuper de la maison, les garçons pouvaient aller et venir comme ils le souhaitaient alors que nous ne pouvions pas le faire. Ça m’ennuyait lorsque ma maman (c’est comme ça que j’appelle ma belle-mère) rentrait à la maison et voyant le bazar qu’avaient laissé mes petits frères, elle nous disait à ma petite sœur et moi : « Les filles ! Qu’est-ce que vous avez fait de  toute la journée ? C’est un véritable bazar ici ». Ou lorsqu’il y avait des règles différentes sur l’heure à laquelle les filles et les garçons devaient rentrer à la maison. 

Ces expériences ont façonné ma prise de conscience précoce de l'injustice et ma passion pour les questions relatives à la condition des femmes. Je peux dire que c’est à ce moment-là que mon parcours féministe a débuté. Bien évidemment la prise de conscience s'est faite plus tard, lorsque j'ai commencé à travailler pour Raising Voices sur les droits des femmes, et plus particulièrement sur la prévention des violences faites aux femmes.

La différence que tu fais entre le début de ton parcours et le début de ta prise de conscience est très intéressante. Peux-tu me dire quand as-tu fait le lien, quand et comment cette prise de conscience s’est manifestée ?

Il y a eu plusieurs moments. Quand j’avais 10 ans, un des hommes vivant dans notre maison nous harcelait sexuellement une autre jeune fille, une voisine, et moi. Nous avons décidé de nous venger en allant déchirer tous les documents qui se trouvaient chez lui, notamment sa Bible. Cela l’a mis en colère, et il ne nous a plus jamais dérangées. Nous nous sommes faites gronder pour avoir déchiré sa Bible, mais c’était notre manière de résister, tu comprends ?

Plus tard, j’ai étudié dans un lycée pour filles, ce qui avait renforcé mon militantisme. Mais tout cela a été remis en question à l’université parce qu’on attendait de moi que je me comporte d’une certaine manière et que je n’exprime ni mes opinions ni qui j’étais. Et je me suis dit, « Attendez… » 

Et qu’en est-il aujourd’hui ? Te considères-tu comme une féministe ? Que signifie exactement ce mot pour toi ?

Oui, je me considère comme une féministe. Pour moi, un.e féministe est une personne qui croit en l’égalité entre les sexes et que les femmes et les hommes ont les mêmes droits et la même valeur. Qu’il s’agisse d’une mère au foyer, d’un homme d’affaires ou vice versa, ils méritent les mêmes opportunités et le même accès aux ressources. C’est ce que signifie être féministe pour moi, une personne qui croit en cela, mais qui ne se contente pas seulement d'y croire, mais agit pour que cela se réalise.  Pour moi, être féministe c’est à la fois croire et agir.

Lorsque tu t’es présentée, tu as dit être passionnée par « la voix » et « les choix » des femmes. Peux-tu m’en dire plus sur ces deux mots et pourquoi ils sont si importants dans ta conception du féminisme ?

Le patriarcat estime que les femmes ont moins de valeur et d'intérêt et que par conséquent leurs contributions sont moins importantes. Je considère la voix des femmes comme leur moyen de s’exprimer et de contribuer à la réalisation des projets qui les touchent. Par exemple, la voix des femmes ne se fait pas entendre lorsque des lois sur leurs corps, leurs sexualités ou des lois sur l’avortement des femmes sont discutées et adoptées par des hommes. 

Et même quand les femmes sont autorisées à intervenir dans les espaces politiques, elles sont perçues comme des décorations, et non pas pour leur capacité à apporter de la substance aux débats. Et trop souvent, les femmes à qui on permet de parler sont des femmes avec un point de vue très patriarcal. De nombreuses femmes sont dans des espaces et des postes pouvant leur permettre de faire changer les choses, mais elles renforcent les croyances patriarcales concernant la place des femmes dans la société, la violence, leur rôle dans le foyer et les choix qu’elles font. 

Qu’en est-il du choix ?

Le choix pour moi, c'est d'avoir des femmes ayant la possibilité de vivre et s’épanouir comme elles l’entendent. Que je choisisse d’être mère au foyer est autant valide que si je choisis de travailler. Quel que soit le type de travail que je choisis, c'est un bon travail, même s'il s'agit de travail sexuel. Si je choisis d’avoir un enfant, ou de ne pas en avoir, c’est mon choix. Si c’est ce que désire en ce moment ou pour le reste de ma vie, ainsi soit-il. Tant que je décide que c’est ce que je veux pour moi-même – pas parce que quelqu’un d’autre estime que c’est ce que les femmes « respectables » doivent faire ou être. 

J’estime que le choix et les droits vont de pair. Il s’agit pour moi de disposer du droit d’être la femme que je choisis d’être et de jouir de mes droits humains tant que je ne porte pas atteinte à ceux des autres.

J'aime la clarté dans la vision de Jean. Cliquez ici pour la deuxième partie de notre conversation où Jean nous parle de ce qu’elle fait dans son poste actuel, et ceux qu’elle a précédemment occupés pour prévenir les violences contre les femmes et renforcer les mouvements féministes africains. On y va!

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Jean, c’est sur Twitter @JeanKemitare

« Elever les femmes noires est la pièce maîtresse de tout ce que je fais » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire / États-Unis) - 1/4

📷: THE WING

Stéphanie Kimou est en mission. Activiste américano-ivoirienne travaillant sur les questions des droits des femmes, elle crée un espace pour que les femmes noires soient des décideuses et non seulement des bénéficiaires dans le secteur du développement international. A travers son cabinet de conseil Population Works Africa, elle conseille des organisations non gouvernementales (ONG) internationales et des fondations privées sur la manière de rendre leurs programmes et leurs processus plus équitables pour les personnes qu'elles affirment vouloir servir.  

Je ne peux décrire combien je suis contente de partager cet entretien avec vous. Pas seulement parce que Stéphanie est mon amie. Pas seulement parce que je suis une fière conseillère stratégique dans son cabinet mais parce que Stéphanie a trouvé le moyen d’amener certaines des organisations les plus influentes œuvrant dans la santé des femmes africaines à entendre les messages que la plupart de nous essayons de faire passer depuis des années. Elle doit être protégée à tout prix!

C’était un réel plaisir de discuter avec Stéphanie de sa mission de vie à “élever les femmes noires” et des initiatives qu’elle a mises en place pour réaliser cela. Nous avons également parlé de ce qui l’a inspiré: de ses hauts et de ses bas au début de sa carrière dans le monde du développement international (partie 2) et de ses identités hybrides - 100% américaine et 100% africaine (partie 3).  Notre conversation a pris fin sur une exploration du rapport de Stéphanie au féminisme (partie 4). Spoiler: elle ne se considère pas comme une féministe. On y va!



Bonjour Stéphanie, merci d’avoir accepté mon invitation. Tu peux te présenter?  

Je m'appelle Stéphanie Kimou, je suis une Américaine originaire de Côte d’Ivoire et je travaille dans le domaine des droits de la santé reproductive. Je suis la fondatrice de Population Works Africa, un cabinet de conseil dont la mission consiste à bouleverser l’espace historiquement perçu comme blanc dans le secteur du développement international.  

En voilà une mission bien audacieuse! Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? 

Mon travail avec PopWorks a deux composantes principales. Premièrement, je travaille avec les grandes organisations et fondations internationales qui dirigent ou financent des interventions sanitaires en Afrique - principalement en Afrique de l’Ouest et de l’Est. Je les accompagne dans leur réflexion sur la meilleure approche visant à s’assurer que leur travail ne perpétue pas le racisme et le sexisme qui prévalent dans le secteur du développement international.  

Et donc quand je travaille avec des organisations telles que Care International, la fondation Hewlett ou la fondation Gates, mon rôle consiste essentiellement à analyser leur travail et de poser des questions: Qu’est-ce qui pourrait être perçu comme raciste ici? Ou problématique? Qui prend les décisions ici? Comment pouvons-nous améliorer ceci? Mon objectif est de rendre le secteur développement international dans son ensemble plus diversifié, plus inclusif, mais qu'il cède également le pouvoir, principalement aux femmes africaines. Puisque nous sommes les bénéficiaires de la plupart des programmes de développement international, je veux m'assurer que les jeunes femmes africaines puissent accéder aux espaces où les décisions sont prises sur leur propre vie.

Ce qui est parfaitement logique. Quelle est la deuxième composante?

La deuxième composante est axée sur le mentorat et le développement des compétences des femmes noires travaillant dans le secteur du développement international. J’offre mon expertise aux jeunes femmes africaines qui œuvrent pour la défense des droits et la santé sexuelle et reproductive. Je le fais par le biais d'ateliers, de formations, de webinaires et de coaching individuel. Je les aide à déterminer le changement qu'elles souhaitent voir dans leur pays et quels outils et tactiques qu’elles peuvent utiliser afin que ce changement s’opère.

Tu es également à l’origine de la communauté #BlackWomenInDev, qui a démarré sous la forme d'un groupe Facebook. Cela me fait dire que tu ne te concentres pas uniquement que sur l’accès, mais également sur la solidarité. Est-ce bien exact?

Tout-à-fait. J'ai lancé #BlackWomenInDev comme un moyen simple et rationalisé de donner de la visibilité aux femmes noires qui travaillent dans le secteur du développement international et de leur offrir un espace de rencontre. Les femmes noires sont présentes dans tous les espaces de ce secteur: nous travaillons sur les questions de genre, de la santé reproductive, d’éducation, de l’eau et de l’assainissement et bien d’autres. Pourtant, le leadership et la prise de décision sont généralement assurés par des femmes blanches, des hommes blancs ou parfois des hommes noirs.  

Beaucoup de femmes noires de ce secteur finissent par devenir invisibles et se sentent isolées. Je voulais donc mettre sur pied #BlackWomenInDev en tant que simple plateforme, non seulement pour documenter et partager les histoires de femmes noires qui travaillent dans le secteur, mais également pour nous permettre de nous connecter afin que nous ne nous sentions pas seules.

Je suis fière de me compter parmi les membres de la communauté #BlackWomenInDev et je ne saurais trop te remercier pour la création de cet espace ! Je me souviens lorsque tu m'avais parlé de ton idée pour ce groupe, tu n’y mettais pas trop d’emphase. C’était juste une idée et tu l'as mise en pratique. Ce qui est fantastique, c’est la rapidité avec laquelle cette communauté a grandi: à peine un an et demi, et nous comptons déjà plus de 2 000 membres dans le groupe! On a des rencontres en personne, quelques sous-groupes nationaux sont en train de se former… Qu'as-tu appris de ce processus? Qu’en ressort-il de plus important?

Clairement la croissance rapide me dit qu'il y a toujours un besoin de créer des espaces où les femmes noires peuvent se réunir, et qu’il n’y avait pas un tel espace pour les femmes qui œuvrent dans le secteur du développement international.   

Mais mon observation en regardant des interactions sur #BlackWomenInDev est que les femmes noires sont vraiment solidaires les unes des autres. Lorsque j'ai créé le groupe Facebook, je craignais de me retrouver toute seule à initier et faciliter toutes les conversations, fournir toutes les opportunités de carrière et répondre à toutes les questions. Cela ne m’a pas empêché de le faire : tu sais comment je suis à avoir les yeux plus gros que le ventre. (Elle rit). Mais c’était un point d’inquiétude pour moi. 

Mais en fin de compte, je n’ai pas à faire grand-chose dans ce sens. Chaque fois que quelqu'un pose une question ou publie des commentaires sur des micro-agressions par exemple, les réponses affluent. Quand quelqu'un publie sur une opportunité de travail ou un emploi, d'autres identifient un.e ami.e susceptible d’être intéressé.e. Lorsqu'une personne publie qu'elle se rend dans un autre pays, certaines se rendent disponibles pour la rencontrer. 

Ce que je retiens, c’est que lorsqu’on réunit des femmes africaines dans un espace où elles se sentent en sécurité, elles prennent la  responsabilité d’entretenir cet espace. Et ça c’est quelque chose de magnifique ! C'est presque spirituel. Tu vois ce que je veux dire ?

Lorsqu’on réunit des femmes africaines dans un espace où elles se sentent en sécurité, elles prennent la responsabilité d’entretenir cet espace.

Totalement ! Et cela me remplit de joie. Tu sais, une chose que j’apprécie le plus chez toi, c’est que bien que tu sembles avoir une multitude de choses à gérer, tu as une vision claire de ce que tu entreprends. Tu es une consultante mais ton agenda n’est pas dicté par ce qui est disponible sur la marché de l’emploi. Tu fais du mentorat, tu animes une communauté, tu écris même sur des produits de maquillage parfois! Mais tu n’es pas éparpillée. Donc quel est cet élément clé qui sous-tend toutes les pièces du puzzle?

C’est une très bonne question, Françoise. Je n’y ai jamais pensé de cette façon. Je dirais que dans l’ensemble, élever la condition des femmes noires est au cœur de tout ce que j’entreprends: mon travail, ma vie personnelle, mes amitiés, toute mon existence. C’est tout ce qui m’importe: bouleverser la dynamique du pouvoir afin que les femmes noires aient leur place dans les espaces de pouvoir, qu’elles s’y sentent comme chez elles et qu’elles soient prêtes à changer les choses une fois qu’elles y sont. 


Musique à mes oreilles! Vous vous demandez ce qui a poussé Stéphanie à critiquer un système dont elle faisait autrefois partie intégrante? Cliquez ici pour la deuxième partie de notre conversation.