"Je n’ai pas à avoir honte d’être qui je suis": Aïchatou Ouattara (Belgique - Sénégal - Côte d’Ivoire) (1/4)

Aïchatou Ouattara. Crédit photo: afrofeminista.com

Aïchatou Ouattara. Crédit photo: afrofeminista.com

Ma conversation avec Aichatou Ouattara, activiste et blogueuse belge d’origine ivoirienne et sénégalaise, m’a profondément marquée. C’est un peu parce que j’étais intimidée de parler à la créatrice d’un de mes blogs préférés, Afrofeminista. C’est un peu la passion et l’énergie d’Aïchatou, qui te balance une perle de sagesse après l’autre, plus vite que ce que ton cerveau (bon, le mien) peut gérer. Et c’est beaucoup parce qu’Aichatou se présente comme elle est : authentique, réfléchie et passionnée.

J’espère que vous serez aussi inspiré.e.s que moi par cet entretien. Aïchatou m’a parlé de comment son expérience personnelle a servi de fondation de son parcours militant (1e partie), puis elle m’a expliqué sa vision de l’afroféminisme et de la sororité (2e partie). Nous avons ensuite parlé du rapport de l’afroféminisme avec les féminismes d’Afrique et des Etats-Unis (3e partie), et avant de nous séparer Aichatou a bien voulu partager ses stratégies pour survivre à la folie toxique des réseaux sociaux (4e partie). C’est parti!

Bonjour Aïchatou. Peux-tu te présenter s’il te plaît ?

Je suis Aïchatou Ouattara, j’ai 35 ans, et je vis à Bruxelles. Depuis 2014 je tiens afrofeminista.com, un blog afroféministe qui traite des problématiques relatives à l'expérience des femmes noires en Europe et celle des femmes africaines qui vivent sur le continent.  

Qu’est-ce qui t’a poussée à lancer ce blog ?

Les problématiques relatives au féminisme et aux femmes noires m’ont toujours intéressée, mais je trouvais qu’on n’en parlait pas beaucoup dans la presse et même au sein des mouvements féministes mainstream. En plus, du fait de ma trajectoire de vie, j’ai un certain regard sur la société et j’interroge ces questions-là avec une perspective particulière. J’ai voulu avoir ma propre plateforme pour en parler, de ma propre perspective en fait.

Parlons donc de ta trajectoire de vie. En quoi a-t-elle formé la fondation de ton engagement féministe ?

J’ai une identité assez hybride et un parcours de vie assez atypique. Je suis née à Dakar d’une mère sénégalaise et d’un père ivoirien. J’ai passé trois ans de ma petite enfance au Canada, puis j’ai grandi en Côte d’Ivoire, et je suis arrivée à Bruxelles à l’âge de 10 ans.

Entre la double culture que j’ai par mes parents et le fait d’avoir vécu si jeune dans différents espaces, j’ai un regard assez particulier sur la vie – pas unique, mais particulier : je vois les choses avec des perspectives différentes.

Commençons par le fait que tu es arrivée en Europe à la veille de ton adolescence. Je me souviens du cataclysme que c’etait pour moi de débarquer en France à 13 ans! Quand j’y repense, mon activisme s’enracine en grande partie dans les expériences que j’ai vécues pendant cette période-là. Et toi, dans quelle mesure est-ce que le fait d’arriver en Belgique à ce moment-là de ta vie a façonné la femme et l’activiste que tu es devenue aujourd’hui ?

C’est évident que le fait d’avoir subi le racisme et la discrimination si tôt m’a rendue particulièrement sensible à toutes les formes d’injustice. J’entends beaucoup de personnes dire qu’elles ont découvert qu’elles étaient noires en arrivant en Europe. Ce n’était pas mon cas : déjà à Abidjan, je côtoyais plusieurs nationalités à l’école, mes parents avaient des amis d’origines différentes, il y avait des couples mixtes dans le quartier où je vivais. Je voyais bien une différence, mais je l’associais à l’origine géographique des un.e.s et des autres.

“Le fait d’avoir subi le racisme et la discrimination si tôt m’a rendue particulièrement sensible à toutes les formes d’injustice.”

Ce que j’ai découvert en arrivant en Europe, c’est que ma différence était perçue comme un signe d’infériorité. J’ai découvert que la couleur de ma peau, mon accent étaient autant de raisons de me rejeter ou même de me harceler. J’ai découvert le racisme, même si je n’avais pas encore le logiciel intellectuel pour le comprendre, ni les mots pour en parler. Tout ça fait qu’encore aujourd’hui, je réagis face à toute injustice, quelle qu’elle soit, de façon très forte et très personnelle.

Tu as expliqué que ton engagement afroféministe puise dans ces changements dans ton environnement. Quelle est la part de l’éducation que tu as reçue dans ton parcours militant ?

Je dois beaucoup aux femmes de ma famille. Ma grand-mère n’était jamais allée à l'école et avait dû se marier très tôt, mais elle avait tout fait pour que ma mère et ses sœurs soient scolarisées, parfois contre l’avis de mon grand-père.

Ma mère, elle, ne s’est jamais dit féministe mais elle nous éduquées, mes sœurs et moi, en nous répétant qu’en tant que femmes, nous ne devions pas nous imposer de barrières. Elle disait : « Vous êtes des femmes mais vous pouvez tout faire, vous pouvez tout avoir ». Chaque génération de femmes a poussé la suivante à faire toujours un peu plus, aller plus loin.

Quand on a été éduquée comme ça, quand on voit le combat pour les femmes mené au sein de sa famille, on observe le monde d’une certaine manière.

Beaucoup d’entre nous sont conscient.e.s des discriminations mais ne passent pas pour autant à l’action militante, ni même à la prise de parole. Il y a une peur qui nous freine. Comment as-tu pu t’affranchir de cette peur ?

C’est clair qu’au début je ressentais de la gêne, voire de la honte à l’idée de parler publiquement de mes expériences personnelles. Nous les filles africaines, nous sommes socialisées de façon à toujours nous demander ce que les gens vont dire si on parle de sujets intimes ou tabous. On nous éduque en nous disant que nous devons être discrètes, ne pas faire de vagues et surtout ne pas remettre en cause l’ordre patriarcal établi, au risque d’être considérées comme de « mauvaises filles ».

Mais j’avais envie de m’exprimer publiquement pour donner de la visibilité à une perspective qu’on entendait trop peu à l’époque : le féminisme vécu par une femme noire. Quand on parle de sexisme, on a souvent en tête ce que subit la femme blanche. Et quand on parle de racisme, c’est en pensant aux expériences de l’homme noir. Mes expériences à moi, je ne les voyais représentées nulle part. J’ai décidé de prendre la parole, parce qu’il n’y a que moi qui puisse parler vraiment de ce que je vis.

“J’ai décidé de prendre la parole, parce qu’il n’y a que moi qui puisse parler vraiment de ce que je vis”

Il m’a fallu du temps pour me détacher de ma peur, et j’y travaille encore aujourd’hui. Pour y arriver, je me dis que ma parole est légitime. De plus en plus, je m’autorise à dire les choses telles que je les pense. Certaines personnes ne seront pas d’accord avec moi, d’autres vont penser que je suis tout le temps en colère… Pas de problème. Moi je veux juste m’exprimer ouvertement. Je n’ai pas à avoir honte d’être qui je suis, ni de penser ce que je pense.

Cliquez ici pour la 2e partie de cette conversation. Aïchatou m’y explique sa vision de l’afroféminisme et de la sororité, et me donne son avis sur l’obsession de certaines féministes pour les femmes voilées. (Spoiler: elle vous demande de vous arrêter !) On y va?

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A vos claviers!

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