"Si ça dérape, je bloque": Aïchatou Ouattara (Sénégal - Côte d’Ivoire - Belgique) (4/4)
/Qui mieux qu’une blogueuse pour me parler d’internet comme lieu d’expression de la parole féministe ? Aïchatou Ouattara, créatrice du blog Afrofeminista, m’explique comment elle survit à la folie toxique des réseaux sociaux.
Une belle conclusion a une conversation riche ou nous avons parlé des premières prises de conscience qui ont mis Aïchatou sur le chemin de l’engagement afroféministe (1e partie), de sa vision de l’afroféminisme et de la sororité – et des polémiques épuisantes sur le voile (2e partie), et de comment son admiration pour les féminismes africains nourrissent son action militante en Europe (3e partie).
En tant que blogueuse, tu as choisi internet et les réseaux sociaux comme lieu d’expression et d’activisme. Il y a une misogynie incroyable sur internet, une violence qui cible particulièrement les femmes, d’autant plus si elles sont féministes et noires. Moi je trouve ça terrifiant. Est-ce que tu en as fait l’expérience ? Et surtout, comment tu gères ?
Bien sûr que j’en fais l’expérience ! Ça dépend des sujets sur lesquels j’écris. Si c’est juste pour dénoncer le racisme ou le sexisme, ça passe. Par contre quand j’ai écrit sur la misogynie des hommes noirs, sur l’homosexualité ou sur l’avortement en Afrique, là je m’en suis pris plein la gueule. On m’a traitée de vendue, on m’a accusé de faire partie du lobby gay et de vouloir un génocide des Africains du fait de l’avortement. C’est n’importe quoi !
Au début je dialoguais avec les gens, parfois ça me faisait rigoler. Après j’en ai eu marre de me faire insulter. Il y aura toujours des trolls ou des gens pour venir me raconter que le féminisme c’est contre le paradigme africain de je ne sais pas quoi. Je suis ouverte aux critiques, si quelqu’un vient m’expliquer pourquoi il ou elle n’est pas d’accord avec des arguments, très bien, on discute. Mais si ça dérape, je bloque. Je ne viens pas sur internet pour me faire traiter de tous les noms.
Ça t’affecte quand même, toutes ces réactions ?
Parfois tu écris un tweet qui est retweeté et retweeté, et ensuite t’as tous les trolls qui se ramènent. Surtout sur Twitter, qui est un réseau extrêmement anxiogène et très violent, comparé à Facebook par exemple. Pendant trois jours, ton téléphone n’arrête pas de vibrer.
Une fois j’en ai eu tellement marre de bloquer les gens que j’ai fini par effacer mon tweet. Je ne regrettais pas ce que j’avais écrit mais je n’en pouvais plus, je voulais juste la paix. Mais ce n’est pas la solution, parce que le but c’est de s’exprimer.
Bon après, quand je vois des militantes comme Rokhaya Diallo qui se font harceler à longueur de journée, je me dis que je n’ai pas à me plaindre.
Mais grave ! Quoi qu’elle dise, ils ne la lâchent pas !
Oui, et même quand elle ne dit rien. J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour cette femme. Je ne sais pas comment elle supporte un tel degré de haine au quotidien, et elle prend quand même le temps de répondre. Je n’ai pas cette patience.
Même sans parler des trolls, je vois que tu passes beaucoup de temps sur les réseaux, comme si tu étais en veille permanente. Tu partages les derniers articles, tu commentes l’actualité à chaud. J’ai essayé mais ça épuise physiquement, et ça m’aspire le cerveau de brasser une telle masse d’informations… Comment tu arrives à préserver ta santé mentale ?
Moi j’adore passer du temps sur les réseaux sociaux. C’est vrai que c’est énergivore et que parfois tu as toute une série d’informations négatives et de polémiques, c’est épuisant. Je me concentre sur ce qui m’intéresse, le reste je balaie sans voir. Au début je m’en voulais, mais ce n’est pas parce qu’on est activiste qu’on doit être au courant de tout et donner son avis sur toutes les polémiques !
Quand j’ai besoin de me préserver, je fais une détox : pas de Twitter pendant trois ou quatre jours. Je reste sur Facebook, avec les gens que j’ai choisi de suivre. J’aime bien Instagram aussi, qui est plus positif.
Merci pour le conseil ! Est-ce que la communauté afroféministe se soutient beaucoup sur les réseaux sociaux et en dehors? Ça pourrait aider à compenser tout ce stress…
Evidemment il y a plein de personnes très bienveillantes, qui se soutiennent entre elles, et c’est génial ! Mais parfois il y a aussi beaucoup d’intolérance de la part de certaines féministes. Il y en a qui remettent en question l’engagement ou la légitimité d’autres femmes parce qu’elles ne correspondent pas à leur vision de ce qu’une féministe doit vivre ou dire.
Par exemple, certaines m’ont reproché de ne pas parler assez souvent ou assez radicalement de racisme d’Etat. On m’a reproché d’avoir une approche trop hétéronormée, alors que je dénonce régulièrement l’homophobie dans les communautés afro. D’autres ont même insinué que je ne peux pas être une vraie féministe parce que je viendrais d’une « famille aisée. »
Sérieux ? Qu’est-ce que tu veux dire?
Il y a une sorte de course à la respectabilité féministe qui me dérange. Il faudrait prouver qu’on est une bonne féministe en prenant certaines positions, ou parler publiquement des discriminations que tu as subies. En bref, il faut rentrer dans des cases et montrer patte blanche.
“Il y a une sorte de course à la respectabilité féministe qui me dérange”
Je trouve ça dommage parce que le féminisme ne se vit pas de la même façon d’une personne à l’autre. Ça dépend des expériences, du background de chacune. Je ne sais pas au nom de quoi certaines viendraient donner des bons points ou des mauvais points. Quand on est une femme noire, on est légitime pour parler des expériences des femmes noires, tant qu’on ne prétend pas parler au nom de toutes les femmes noires.
Le fond du problème, c’est ce dont parlait une de tes invitées précédentes, même si elle avait une perspective différente : entre féministes, on a tendance à juger celles dont qui font des choix différents des nôtres. C’est un vrai problème.
On va finir sur une note positive. Quelle est ta devise féministe ? C’est la question rituelle d’Eyala.
J’ai envie de dire, comme ma mère le disait : il faut continuer d’avancer, même si c’est juste un peu, il faut aller de l’avant. C’est comme ça qu’on progresse, en refusant de stagner.