« Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 1/4
/Awa Fall-Diop est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Née et ayant grandi dans un quartier populaire, cet environnement a nourri son attachement aux valeurs de justice, de résistance et de convivialité, qui se reflètent aujourd’hui dans son militantisme.
Dans cette conversation, Chanceline Mevowanou échange avec Awa Fall-Diop sur son engagement et son parcours féministe. Dans la première partie de l’entretien, nous découvrons son enfance dans son quartier d’origine, et l’influence de cet environnement et de son éducation sur sa personnalité. Ensuite, nous en apprenons davantage sur la construction de ses convictions politiques et féministes, ainsi que sur son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (deuxième partie). Dans la troisième partie de l’entretien, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Enfin, nous explorons ses réflexions et pensées sur divers sujets, tels les féminismes africains, la sororité et la construction d’un mouvement féministe intergénérationnel (quatrième partie).
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Bonsoir Tata Awa. J’espère que vous allez bien.
Ça va très bien.
Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?
Je suis Awa Fall-Diop. Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes.
Merci d’avoir accepté d’échanger avec moi. Je suis curieuse de savoir ce qui a façonné votre parcours. Où avez-vous grandi ?
Je suis née et j’ai grandi dans un quartier populaire et bien connu au Sénégal, Grand Dakar. Au Sénégal, il suffit de dire “Je suis de Grand Dakar” pour qu’on sache que c’est une personne qui a vécu, qui a du tempérament, qui n’accepte aucune forme d’oppression, aucune forme de subordination. C’est la marque déposée de notre quartier. C’est un quartier formé par nos parents depuis la période coloniale où j’ai grandi et où je me rappelle que chaque famille était ma famille. J’avais la possibilité de manger dans n’importe quelle famille, si ce qui était préparé à la maison ne me plaisait pas. Je passe devant une autre maison, je sens l’odeur d’un plat qui m’attire, j’entre et on ne me pose pas de questions. J’ai le droit de mettre la main au plat. Je suis dans une cour, on discute et il se fait tard, j’ai le droit de dormir dans cette maison et en toute sécurité.
Ce que vous décrivez est magnifique. Quand vous repensez à votre enfance à Grand Dakar, quels sont les souvenirs qui vous reviennent ?
Cette solidarité et cette convivialité entre les familles, c’est quelque chose qui m’a toujours marquée. Je pense que c’est aussi un des fondements qui font que je me sens à l’aise dans les mouvements. Telles que les concessions étaient organisées, tu pouvais passer d’une maison à une autre dans tout le quartier sans sortir dans la rue, parce qu’il y avait des passages entre toutes les maisons. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui avec la violence urbaine, les vols et autres. Maintenant, chacun·e s’est barricadé·e dans sa maison, ce qui est regrettable, car cela constitue un frein aux relations humaines, à la solidarité humaine tout simplement.
Qu’est-ce qui était à l’origine de cette convivialité dans votre quartier à l’époque ?
Ce qui peut expliquer cette convivialité dans le quartier à l’époque, c’est le processus d’établissement même du quartier. Parce que nos parents ont été les premières familles à habiter le quartier, pour l’essentiel. C’étaient de jeunes couples d’origine paysanne, mais qui étaient venus en ville travailler comme ouvrier·ère·s. Il y avait une similarité générationnelle, d’origine et de statut social, ce qui faisait que les enfants d’une famille étaient les enfants d’une autre famille. Et ça a duré. Des personnes comme moi continuent d’habiter le quartier… Beaucoup de personnes sont nées dans le quartier et continuent à y habiter. Nous nous sommes même marié·e·s entre nous. (Rires…)
Ça doit être une belle expérience de grandir dans ce quartier
Il y a un moment, nous avons organisé un grand rassemblement avec les originaires qui sont encore là. Les originaires, dont les parents ont eu à vendre leurs maisons ou qui ont habité dans d’autres quartiers, se sont également joints à nous. C’était un rassemblement formidable où nous avons rappelé nos souvenirs d’enfance et partagé des histoires. On s’est retrouvé·e·s, et on a promis de faire ce rassemblement chaque année. Car la façon dont nous avons vécu dans ce quartier est une véritable marque déposée de ce lieu.
Ces retrouvailles ont dû être émouvantes. Vous disiez que quand on vient de ce quartier, on vous voit en tant qu’une personne qui n’accepte pas les oppressions.
Comme une personne déterminée.
Pouvez-vous expliquer ?
C’est peut-être à cause de l’histoire de nos parents, qui ont quitté le monde rural et voulaient se forger un destin en ville. Non seulement se forger eux-mêmes un destin, mais aussi celui de leurs enfants. Ça veut dire éduquer les enfants, les installer dans un processus qui leur permet d’être des personnes qui savent se défendre, qui savent ce qu’ils ou elles veulent, des personnes qui sont déterminées. Cela demande une grande détermination.
Y a-t-il des histoires de votre enfance dans ce quartier qui vous reviennent en mémoire ?
Je me rappelle deux histoires. Il y avait quelqu’un qui avait loué une chambre dans le quartier. C’était un enseignant, et j’étais en classe de CE1, donc je devais avoir neuf ou dix ans. J’avais une amie qui habitait dans la maison où il avait loué une chambre. De temps en temps, quand nous passions – nous étions un groupe de filles –, il nous appelait et nous donnait un peu d’argent, dix francs, cinq francs. À ce moment-là, dix francs, c’était beaucoup d’argent. Ou bien, il nous donnait des bonbons. On lui nettoyait sa chambre, on lui nettoyait ses verres. Un jour, je suis passée, j’étais seule, alors il m’a appelée. Il m’a dit : « Lave-moi mes verres. » Je lave les verres. Puis il m’a demandé : « Est-ce que tu as tes règles ? » Aussitôt, j’ai répondu : « Oui. », et je suis sortie précipitamment. Je suis allée à la maison et j’ai pris mon sac d’écolière pour sortir mes règles à tracer.
Ma grande sœur était assise à côté. Elle m’a dit : « Mais tu es agitée comme ça, qu’est-ce que tu cherches ? » Je lui ai répondu : « Je cherche mes règles. » Elle m’a dit : « Pourquoi as-tu besoin de tes règles ? Je ne te vois pas travailler. » J’ai dit : « Non, c’est untel qui m’a demandé si j’ai mes règles. » Ma grande sœur est sortie comme une furie. Je l’ai vue partir, elle est allée taper le monsieur, elle l’a frappé. J’étais fâchée contre ma grande sœur.
Pourquoi fâchée ?
J’étais fâchée contre ma grande sœur, parce que je me disais : « Elle va me priver de bonbons. Elle va me priver des cinq francs et des dix francs qu’on me donne tout le temps. » Elle m’a dit : « Que je ne te voie plus jamais entrer dans sa chambre. » Le lendemain, quand on s’est réveillé·e·s, le monsieur avait déménagé. J’en ai voulu à ma grande sœur et c’est des années plus tard que j’ai compris de quoi il s’agissait. Ce monsieur voulait savoir si j’étais pubère ou pas. Tu vois, quand on parle de violences basées sur le genre, d’abus sexuels et de viol des petites filles, c’est une réalité. Et cette réalité ne date pas de maintenant.
C'est malheureusement toujours une réalité dans nos communautés. Quelle est la deuxième histoire ?
Celle-ci m’a marquée positivement, haha ! Une nuit, nous avons organisé une soirée. En organisant la soirée, les garçons, sans nous le dire, avaient loué une chambre à côté du lieu où se déroulait la fête. Pendant la soirée, de temps en temps, l’un d’eux s’échappait avec sa petite amie pour aller dans la chambre. Tant que vous n’étiez pas allé·e dans la chambre, vous ne saviez pas qu’elle existait. Mais j’avais remarqué que, quand un couple sortait, il ne s’écoulait même pas cinq minutes avant qu’il ne revienne. Je ne comprenais pas.
Quand ce fut mon tour, mon amoureux me dit : « Viens, on va aller quelque part pour être seul·e·s. » Dès que nous avons pris la rue, nous avons croisé les grandes personnes qui étaient là et qui nous ont dit : « Hé, retournez au bal. » C’est ainsi que j’ai compris pourquoi chaque couple qui sortait revenait en moins de cinq minutes.
Hahaha… En parlant des grandes personnes, quelle était votre relation avec vos parents à cette époque quand vous étiez fille ?
Mes relations avec ma mère étaient très conflictuelles jusqu’à mes 22 ans. Parce que je suis une personne qui fait ce qu’elle veut. Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. J’étais libre, libre de mes mots, libre de mes gestes, libre de mes mouvements. Je n’aimais pas qu’on m’interdise de faire ce que je veux. Heureusement que je suis une personne relativement raisonnable.
C’est ce qui a créé les conflits dans les relations avec votre mère ?
Oui. Ma mère était aussi une femme d’une force extraordinaire. Je vais faire une petite diversion, je vais vous raconter un peu l’histoire de ma mère.
Allez-y
Deux années dans l’histoire de ma mère. Ma mère est Lébou. Les Lébous, c’est une communauté de pêcheurs au Sénégal. Ce sont des communautés très endogames. Donc, ma mère a d’abord épousé un de ses cousins. C’est elle qui me raconte. Elle me dit qu'elle a fait onze ans de mariage, elle n’a jamais eu un retard de règles. Ils vivaient dans de grandes concessions. Il y avait donc les frères de son mari qui étaient là avec leurs femmes qui avaient des enfants. Durant les fêtes, les maris des autres femmes leur achetaient plusieurs pagnes. Elle, on lui achetait un pagne en lui disant : « Puisque personne ne te salit, un pagne, c’est suffisant pour toi. » Dans la maison, quand elle appelait un enfant pour l’envoyer à la boutique, on lui disait : «Si tu veux envoyer un enfant, accouche.» Tu vois la violence qu’il y a ? Quand on parle de violence conjugale, ce n’est pas seulement les coups et blessures, ce n’est pas seulement économique, mais aussi la violence psychologique, la violence émotionnelle. Elle a vécu ça pendant des années et un soir, elle était en train de piler le mil. Tu sais, quand tu piles, ça te fait des ampoules.
Oui, dans les mains.
Voilà. Elle pilait, et elle avait des ampoules. À un moment, elle s’est dit : « Mais pour qui je pile ? Personne ne me salit dans cette maison, (c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’enfant qui lui pisse dessus). Pour qui je pile ? » Elle pose le pilon, entre dans sa case, sort ses bagages et retourne chez ses parents. Et pour ce mariage-là, c’est terminé !
Deux ans après, ma mère a pris le train et a rencontré mon père. Le train était plein, et un homme (mon père) lui a cédé sa place. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés et que leur histoire a commencé. Et ma mère a eu sa première grossesse…
Quelle histoire !
Oui. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte, parce que, pour elle, elle était définitivement stérile. Donc, elle prenait des plantes, des potions, etc. Quand sa grossesse a été confirmée, son premier mari est revenu. Il est revenu pour dire que c’était son enfant, parce qu’il y a des enfants qui se cachent sous les côtes pendant des années avant de naître. Ils sont même allés au tribunal. Plus tard, mon père est décédé. Il avait la maison où je suis né·e et où j’habite jusqu’à présent. J’aime cette maison. Ses frères sont venus et ont dit à ma mère : « Tu es une femme, tu ne peux pas diriger une maison. Tu ne peux pas diriger un foyer. Donc, il faut vendre la maison et retourner chez tes parents. »
Ça continue encore aujourd’hui. Beaucoup de femmes continuent d’être perçues comme incapables ou illégitimes, alors qu’elles sont au cœur même du fonctionnement des familles.
Ma mère a refusé. Elle leur a dit : « Là où j’ai vécu avec mon mari jusqu’à sa mort, c’est là que je vivrai jusqu’à ma mort. » Ils lui ont dit : « Si tu restes là, on ne viendra pas te trouver avec un grain de riz. » Ma mère leur a répondu : « Un jour, je vous trouverai chez vous avec des sacs de riz. » Et c’est ce qui s’est passé. Par la suite, chaque fois que ces frères ont eu des problèmes, c’est elle qui se battait pour régler les problèmes de nourriture, de scolarité de leurs enfants, de santé, etc.
Je comprends quand vous disiez que votre mère était d’une force extraordinaire. Vous aviez quel âge comme ça quand votre papa est décédé ?
J’avais six mois et ma mère en avait 32 ou 33. Elle était jeune et en ce moment-là, en 1956. Il n’y avait pas de femme cheffe de ménage. Dans notre quartier, elle a été la première femme à être cheffe de ménage. C’est cette femme, qui a un caractère tellement trempé, qui m’a élevée peut-être à son image, et nécessairement deux caractères trempés, ça fait des étincelles. Nos relations se sont vraiment apaisées quand j’ai eu 21 ans, 22 ans. Et là, on était vraiment devenues des confidentes.
Ça se passait comment ?
Pour parler d’un sujet sérieux, elle attendait toujours que je sois là. Mon grand frère et ma grande sœur se plaignaient. Avant sa mort, c’est moi qu’elle a appelée pour me dire : « Awa, c’est à toi que je confie la famille. » Peut-être parce que c’est moi qui ai hérité le plus de son caractère, de son tempérament.
Pourriez-vous partager quelques conversations marquantes que vous avez eues avec votre mère, des échanges qui vous ont touchée ?
On avait des conversations sur beaucoup de choses, y compris sur la sexualité. Par exemple, mon premier enfant est une fille. Elle me disait : « Il faut lui masser le clitoris. Si tu ne masses pas le clitoris, après, elle ne sera pas une vraie femme. » Tu vois ? Ou bien elle me disait : « Tu sais, dans la relation sexuelle, ce n’est pas qu’à chaque fois qu’il faut la pénétration. Vous pouvez avoir des jeux sexuels. »
Ça change tellement du récit où l’on nous dit que ces sujets sont souvent tabous dans les familles africaines. Pensez-vous que cette ouverture vous a influencé·e dans d’autres aspects de votre vie ?
Je pense qu’elle m’a transmis ça aussi. Je suis sans tabou. Je parle de sexe, de plaisir, de la vie, parce que ça fait partie de la vie. Il n’y a aucun aspect de la vie dont je ne puisse pas parler en toute tranquillité et en toute sérénité.
C’est inspirant. Quel était le contexte sociopolitique pour les filles à l’époque de votre enfance ?
La scolarisation des filles n’était pas aussi importante qu’elle l’est aujourd’hui. La prise de conscience de la nécessité de l’éducation des filles n’était pas aussi prégnante qu’elle l’est aujourd’hui. Par contre, pour ma mère, qui était analphabète, elle estimait que tous ces enfants doivent aller à l’école. Tu veux savoir pourquoi je suis incollable en français ?
Dites-moi
Pendant les vacances, ma mère achetait un dictionnaire, elle me le donnait. Je devais réciter le dictionnaire.
Rires…
Je connaissais le dictionnaire par cœur, le Petit Larousse. Sa logique était simple : si tu veux connaître l’Islam, tu apprends le Coran. Si tu veux connaître le français, tu apprends le dictionnaire. Et tant que tu n’avais pas récité ta page de dictionnaire, tu ne pouvais pas jouer.
Dans la deuxième partie, nous parlerons de la construction de ses convictions politiques et féministes, façonnées par son éducation et son engagement dans des organisations marxistes et panafricanistes, ainsi que de son combat pour l’égalité des femmes dans l’enseignement. Cliquez ici pour lire cette partie.