« Pour moi, la liberté c’est ne pas avoir à me battre avec qui que ce soit pour quoi que ce soit parce que je suis une femme. » -  Wiyaala (Ghana) 4/4

SOURCE PHOTO : WIYAALA.COM

C’est la dernière partie de notre entretien avec Wiyaala, la lionne de l’Afrique est originaire de Funsi dans la région du Haut Ghana occidental. Icône mondiale, elle se distingue par son timbre de voix particulier, son style unique et son engagement pour aider les filles de sa communauté à réaliser leurs rêves.

Au cours de notre conversation, elle nous a parlé de son enfance et de ses premières influences (Partie 1), et de son parcours en tant qu'artiste, notamment de ses choix audacieux concernant sa musique et son personnage sur scène (Partie 2). Elle parle également du féminisme et du travail qu'elle accomplit pour lutter contre le mariage des enfants et soutenir les filles et les femmes de sa communauté (Partie 3). Dans cette quatrième partie, Wiyaala nous fait part de ses réflexions sur la vie, la liberté et l'impact qu'elle exerce.

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Tu œuvres dans le domaine de la justice sociale, et l'un des sujets qui ressort le plus est celui des mariages d'enfants. Qu'est-ce qui t’as incitée à faire du mariage des enfants l'une des causes que tu défends à travers ta plateforme, ta musique et tes messages ?

J'ai vu des mariages d'enfants à de nombreuses reprises dans ma communauté et dans différentes régions d'Afrique. Et en tant que femme africaine, lorsque tu sors de chez toi, parfois – peut-être même tout le temps – tu es comme une galerie ambulante de tous les problèmes et de toutes les choses qui se sont produites. Beaucoup de gens se demandent probablement si toi aussi, tu y es passée. Tu es dès lors automatiquement transformée en porte-parole. Je pense qu'il y a tant de jeunes filles qui ont probablement encore plus de talent que moi. J'ai eu la chance d'avoir des opportunités qu'elles n'ont peut-être pas eues. Donc, si je me trouve en position de donner un coup de main à une sœur, à une fille, pour lui rendre la vie meilleure, je le ferai.

Dans ma communauté, je ne suis pas la seule fille à savoir chanter. Je suis certaine qu'il y a d'autres filles, mais elles ne le savent probablement pas parce qu'il n'y a pas de plateforme. Personne ne revient dans cette communauté pour leur donner la parole. Tout se fait ailleurs, peut-être dans les grandes villes. J'avais l'habitude de regarder la télévision dans le village, et ils diffusaient des émissions pour enfants. Un jour, j'ai demandé à ma mère quand ils viendraient dans mon village pour présenter l'émission, afin que nous puissions également nous produire. Ma mère s'est mise à rire. Je comprends maintenant pourquoi elle riait. La route qui mène à mon village n'est pas très bonne. Personne ne connaît Funsi. Même quand je suis devenue très célèbre au Ghana, les gens ne savaient pas où se trouvait Funsi jusqu'à ce que je commence à chanter.

Et en quoi consiste le fait de donner un coup de main pour toi ?

Quand je pense à toutes les filles qui n'ont pas eu leur chance, je fais ce que je peux pour leur créer des opportunités.

Lorsque j'étais enfant, j'ai vu presque tous les jours du marché des filles y être emmenées pour être mariées. Un jour, ça a dû être le tour de quelqu'un qui n'habitait pas loin, et on m'a appelée pour voir si je pouvais aider, ce que j'ai fait. Puis j'ai décidé que puisque personne ne venait dans ma communauté et qu'aucun d'entre nous n'avait pu faire quelque chose, j'allais créer cette plateforme que je voulais quand j'étais enfant et que je n'ai pas eue. Nous sommes tous.tes concerné.e.s, mais nous ne pouvons pas tous.tes être à des endroits différents en même temps. Alors, quel que soit l'endroit où je me trouve, je dois peut-être apporter ma petite contribution.  

J'ai donc décidé de créer ces plateformes, en commençant par un centre d'art dans la communauté pour encourager les filles à monter sur scène. J'ai créé une plateforme et nous avons des concours de beauté. Nous organisons des concours de danse. Nous avons un club de théâtre pour encourager les jeunes filles en particulier, mais aussi les garçons, à utiliser ce moyen pour prendre confiance en eux, montrer leur talent à leurs parents, au monde entier, se voir faire et voir les mots d'encouragement qu'ils reçoivent du monde entier. Je pense que cela changera beaucoup de choses que certains d'entre eux ne connaissaient pas. Si j'avais eu cette plateforme enfant, Dieu seul le sait, j'aurais pleuré. C'est ainsi que j'ai commencé à m'impliquer dans la communauté et à défendre la cause des petites filles.

As-tu constaté des changements dans ta communauté, notamment en ce qui concerne le mariage des enfants et sa prévalence ?

Pour moi, l'impact a été considérable. Je l'ai constaté depuis que nous avons créé le Club des filles. En réalité, je n’ai pas créé ce groupe. Lorsque j'ai commencé à rentrer chez moi, un jour, environ sept filles âgées de onze à treize ans sont venues chez moi et m'ont dit : « Grande sœur Wiyaala, nous sommes aussi des danseuses. Nous aimerions que tu sois notre cheffe et que tu nous apprennes à danser. Et quand tu donneras tes spectacles, nous voudrions venir danser pour toi. »

J'ai accepté, et à chaque fois que nous dansions, elles voulaient danser davantage. Nous avons donc créé le Club des filles. Il n'y avait que des filles, et nous avons commencé à nous produire chaque fois que nous le pouvions. Leurs parents étaient contents, et d'autres parents disaient : « mais ma fille sait danser aussi, il faut qu'elle s'inscrive ». Lors de l'une de nos représentations, nous avons eu une discussion avec l'ensemble de la communauté. J'ai donné mon exemple et j'ai expliqué que tous mes talents auraient été cachés si mes parents m'avaient mariée.  Je les ai mis au défi de réfléchir au nombre de rêves de jeunes filles qu'ils ont tués en les mariant. Je les ai encouragés à permettre aux filles d'aller à l'école et d'acquérir des connaissances, afin qu'elles sachent quoi faire en grandissant. Elles auront suffisamment de connaissances pour faire des choix judicieux.  

Cela a-t-il changé quelque chose ?

Le club a changé beaucoup de choses, car je leur ai également dit que leurs enfants devaient être inscrites à l'école pour rejoindre le club. Tous les enfants sont donc retournées à l'école. Certaines sont devenus enseignantes, d'autres vont devenir infirmières, et c'est incroyable. Je n'ai même pas participé financièrement. Certains parents ont vu ce que je faisais, et ils pensent que leurs filles comptent autant que leurs fils. Ils nous ont même demandé d'inclure les garçons, et nous appelons maintenant le groupe "Club des filles et des garçons".  Et c'est vraiment bien, car si vous enseignez aux filles, les garçons devraient aussi se joindre à vous pour que nous nous enseignions mutuellement et que nous changions la mentalité selon laquelle les filles doivent faire des choses parce qu'elles sont des filles, et les garçons parce qu'ils sont des garçons. Nous apprenons comment nous pouvons tous grandir dans une communauté et nous respecter les un.e.s les autres. Nous avons aussi des gens qui viennent toujours nous conseiller et faire des dons pour encourager les enfants, ce qui les pousse à devenir encore plus sérieux. Voilà l'impact pour moi.

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C'est très inspirant. Je sais que tu as abordé la question de la marchandisation du corps des musiciennes et des délais dans lesquels elles s'épanouissent. Tu fais de l'art et tu t’exprimes et parfois les gens décrivent cela comme une provocation pour une femme de ton milieu culturel. Quelle est ta réaction habituelle face à cela ? Et comment réagis-tu à certains de ces commentaires ?

J'accepte les critiques, car avant même de publier une vidéo, je sais qu'elle ne plaira pas à tout le monde. Les gens me disent toujours : « Oh, tu exposes ton corps, tu danses de manière trop sexuelle », etc. J'en suis consciente et c'est mon art. Cela fait partie de mon art. Mes mouvements de danse, mon habillement. Ce que certains considèrent comme l'exposition de mon corps a déjà été fait auparavant. Je ne suis pas la première à le faire. C'est ainsi que je présente mon art. Lorsque je ne suis pas sur scène, je porte mes vêtements habituels. Mais lorsque je monte sur scène pour présenter ma musique et mon art, qui sont liés à ma culture africaine, tous mes costumes s'inspirent des danseurs traditionnels. J'améliore le costume traditionnel pour l'adapter à mon art et à mon corps, car mon corps est différent de celui de n'importe qui d'autre. Alors, quand les gens disent que je m'expose, que mon habillement n'est pas bon, ce sont des hypocrites. Et je refuse d'être d'accord avec eux lorsqu'ils disent que c'est vulgaire.

Nous avons des mouvements sexy et traditionnels, nous avons des chansons sexy traditionnelles que nous chantons si bien. J'apporte la même chose sur la plateforme et je chante notre culture. Alors parfois, je ne me laisse pas impressionner. C'est de l'art, et l'art peut être fou. Je prie toujours pour que tout le monde voie le bon côté des choses, mais en fin de compte, je me suis préparée à ne pas être en colère parce que tout le monde n'est pas toujours d'accord avec vous. Je me concentre sur les personnes qui voient l'art pour ce qu'il est, et j'y consacre mon énergie. Je n'ai pas de temps pour la négativité, car elle me ramène en arrière et c'est un endroit où je ne veux pas aller. J'ai verrouillé cette porte. [Rires]

[Rires] C’était intéressant d'apprendre que tu concevais et cousais tes propres tenues de scène. Comment te sens-tu, en utilisant tes mains et tes nombreux talents pour créer exactement ce que tu veux et te présenter de cette manière ?

Chaque fois que je crée un costume et que je vais choisir le tissu, j'ai le cœur qui bat la chamade. Je vois le motif dans ma tête, la couleur que je veux et la façon dont il va tenir sur mon corps. Je veux toujours que tout le monde sache que j’ai décidé, par défaut, de créer mes propres costumes. Au départ, je ne pouvais pas faire de robe. Enfin, peut-être que je pouvais, mais je ne savais pas. À l'époque, j'allais chez un tailleur ou une couturière et ils savaient que je n'avais pas d'argent, alors ils me faisaient faire des allers-retours. Je ne pouvais m'offrir que le matériel et je leur demandais de m'aider à confectionner les costumes. S'ils étaient d'accord et que je leur faisais part de ce que je voulais, ils refusaient parce qu'ils pensaient que je n'avais pas d'argent et que je ne pouvais donc pas leur demander de me faire des robes courtes.  Ils faisaient simplement la robe qu'ils voulaient et me disaient de la prendre. Je l'emportais alors chez moi et la découpais selon mes désirs. Mais lorsque le tailleur voyait que j'avais coupé la robe, il se mettait en colère. Cela s'est produit deux fois, et j'ai alors réalisé que je n'obtiendrais pas les costumes que je voulais dans les magasins. J'ai donc décidé de fabriquer mes propres costumes. Pour les premiers, j'ai vraiment détruit le tissu. Je l'ai porté ; il était très voyant, mais il m'a permis de me démarquer immédiatement. Certaines personnes l'insultaient et j'ai dû continuer à m'expliquer jusqu'à ce que je dise : « Vous savez quoi ? Je ne vais pas m'expliquer avec qui que ce soit. Si vous ne l'aimez pas, c'est votre problème ».

J'ai continué à le faire et à m'améliorer. Aujourd'hui, j'ai une idée très claire de ce que je veux et je connais mon type de corps, alors je crée ce qui me convient. Aujourd'hui, j'utilise davantage les costumes traditionnels parce qu'ils permettent vraiment de faire coïncider le sens de la danse et la musique. C'est comme si la musique parlait à la robe et que la robe parlait aussi à la musique, et c'est le pouvoir de la musique africaine. Je crée en fonction de la danse. Je fais beaucoup de danses africaines différentes et je danse beaucoup avec mes jambes. Je ne peux donc pas porter quelque chose qui m’empêcherait de bouger les jambes et de sauter. C'est ainsi que je crée mes costumes et j'aime le faire.

C'est génial ! Je sais que tu choisis délibérément d'honorer les traditions et la culture africaines – notamment ta propre culture et tes propres traditions – tout en t’opposant à certaines choses comme les mariages précoces, que les gens considèrent comme faisant partie de notre culture depuis longtemps. Comment trouves-tu un équilibre entre ces deux aspects manifestement importants pour toi ?

Je peux le faire, d'abord avec l'aide des médias sociaux, puis avec les messages de mes chansons. Oui, c'est l'Afrique, et c'est ce que nous sommes. Mais le monde a évolué et nous aussi. Oui, nous sommes instruit.e.s, mais cela ne veut pas dire que je vais me débarrasser de mes vêtements traditionnels et ne porter que des costumes. L'Afrique a changé. Nous avons nos problèmes, mais je vais aussi montrer le côté positif de l'Afrique parce que le côté négatif est montré presque tous les jours. Il y a de grand.e.s Africain .e.s qui réalisent de grandes choses ; il y a de belles villes et de beaux pays en Afrique.

Il y a des problèmes que je n'attends pas que quelqu'un vienne m'aider à résoudre parce que je sais que je peux les résoudre moi-même. Chaque fois que j'ai l'occasion de résoudre un problème, je le fais. Ainsi, le reste du monde sait que nous pouvons faire ce que nous voulons. Nous ne sommes pas parfaits, comme n'importe quel autre continent, mais il ne faut pas projeter uniquement nos mauvais côtés. Cette image nous hantera de différentes manières. Je ne permettrai donc pas que cela se produise. Mais en même temps, je fais de mon mieux pour garder les pieds sur terre parce que je viens d'un foyer qui sera gêné ou un peu triste si je fais des choses inappropriées. Le fait de rester dans ma communauté m'a également permis de garder les pieds sur terre, de toujours me rappeler d'où je viens, la chance que j'ai d'être là où je suis et le fait que je ne dois pas gâcher cette opportunité. Pour certains d'entre nous, des occasions comme celle-ci ne se présentent que rarement.

Ainsi, le fait de garder les pieds sur terre m'a vraiment aidée à équilibrer tout cela. Je suis un être humain et je ne suis pas parfaite, mais je fais de mon mieux. Ce n'est pas facile. C'est pourquoi j'ai hâte de pouvoir encadrer un.e ou plusieurs chanteur.euse.s, afin qu'il.elle.s prennent en charge une partie du travail. Je ne peux pas le faire seule. Je dois impliquer davantage de jeunes femmes et même de jeunes hommes pour qu'ils me rejoignent dans la diffusion de ces messages. J'espère et je prie pour trouver la force et l'énergie de faire tout cela avant d’être rappelée par le Seigneur un jour. (Rires)

Nous espérons qu’encore beaucoup d’années s’écouleront avant ça. Tu as abordé un sujet très important, à savoir l'aide aux autres jeunes, et j'avais une question concernant ton lien avec ta communauté. Nous avons vu des vidéos de toi marchant le matin pour aller chercher ton Waakye[1] et l'apprécier. Comment ta communauté t’a-t-elle soutenu avec ta musique et les causes que tu défends ?

Le soutien que je reçois de la communauté est solide depuis trois ou quatre ans. Ce n'était pas le cas lorsque je suis rentrée chez moi. Les membres de ma communauté n'étaient pas prêts à croire que j'étais revenue chez moi et que je me mêlais encore à eux. Ils disaient des choses comme : « Tu es allé sur la terre de l'homme blanc. Tu es allée au paradis et tu reviens dans cet enfer. Cette fille n'est pas sérieuse ». Lorsque j'ai commencé avec les filles qui dansaient, certains parents n'étaient pas très contents. Ils pensaient que j'avais échoué et que j'étais venu utiliser les enfants du village à mon propre profit. Ils voulaient me voir vivre la "belle vie" en Europe, pour croire qu'eux aussi pouvaient y aller. Mon retour n’avait rien d’inspirant pour eux.

J'ai décidé de ne rien dire. Tout comme mon nom[2], celui qui agit sait ce qu'il fait. J'ai rejoint mes sœurs et nous avons démarré notre propre projet. Nous avons rénové de vieux bâtiments nous-mêmes et, au bout de quelques mois, les gens ont commencé à voir quelque chose. Ils se sont dit : « Attendez un peu. Nous pensons que cette fille fait quelque chose de bien. Nous ne devrions pas être comme ça. Aidons-la. » Lorsque nous avons construit le centre d'art et que je leur ai expliqué à quoi il servait, ils ont reconnu que nous n'avions même pas d'endroit où nous réunir pour nous divertir. Ils sont donc venus et ont travaillé gratuitement. Les femmes allaient chercher l'eau et les hommes construisaient. Tout a changé.

Maintenant, si j'ai un programme avec les enfants, j'ai toujours de jeunes garçons qui viennent me demander : « De quoi avez-vous besoin ? » Et avant qu'ils ne s'en rendent compte, des gens venaient de différentes parties du monde à Funsi pour voir les enfants jouer. Funsi est désormais sur la carte. C'est simplement quelque chose que nous avons décidé de faire ensemble. Je peux dire en toute confiance que les habitants de Funsi nous ont beaucoup soutenues. Le Ghana nous a beaucoup soutenues. Et les choses se passent bien. Les membres de ma communauté me soutiennent et me protègent. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffit de le dire et ils sont là pour vous aider. Ils ont vu les résultats de l'impact que nous avons sur la communauté. C'est donc devenu positif.

Je suis ravie que les réactions aient pris une direction positive. Lors d'une précédente interview, tu as déclaré : « Je veux mettre en avant la liberté d'être libre, de faire des choses en tant que jeune femme ». Cela m'a interpellée, car mon féminisme est axé sur la liberté, la libération. Il s'agit de pouvoir faire ce que je veux et de réaliser mes rêves sans les limites qui m'entourent, simplement parce que je suis une femme. À quoi ressemble la liberté pour toi ?

Oh, wow ! Pour moi, la liberté c'est... avant tout, je suis heureuse. Je suis à l'aise et confiante. Je n'ai pas à me battre avec qui que ce soit pour quoi que ce soit parce que je suis une femme. Les ressources me sont accessibles, je peux les exploiter sans être remise en question juste parce que je suis une femme. On m’écoute et on me prend très au sérieux, parce que j'ai aussi de bonnes idées. Et les gens sont prêts à me soutenir parce qu'ils savent que j'ai du talent, et pas seulement parce que je suis une femme.

Je devrais pouvoir dire ce que je pense en toute confiance sans que quelqu'un vienne me dire : « Tu es une femme, tu n'as pas le droit de dire ça ». Mais surtout, tout ce qu'un homme peut faire, je le ferai aussi sans être jugée. Je dis toujours que les hommes et les femmes sont différents. Il y a certaines choses que l'un peut faire et que l'autre ne peut pas faire, et c'est dû à la façon dont nous sommes né.e.s... à la nature. On ne peut pas lutter contre la main de Dieu. Mais en fin de compte, nous sommes tous.tes des personnes et nous devrions être libres, avoir des chances égales et pouvoir essayer.

La liberté, c'est tout ce que j'ai mentionné : le bonheur, la liberté de penser, la liberté de parler, la liberté de choisir qui je veux épouser, la liberté d'avoir un enfant quand je le voudrais... la liberté. La liberté signifie également que je dois prendre mes responsabilités et faire des choses que j’estime positive.

Et si tu avais toute la liberté du monde aujourd'hui, que vous ferais-tu ?

[Rires] Je ne sais même pas ce que je ferais si j'avais toute la liberté du monde. Je répandrais autant d'amour que possible. L'amour apportera la paix, la joie et le travail. Il mettra fin aux égos, aux mépris et aux guerres. Quand il y a de l'amour, tout le monde est calme. Avec l'amour, on dit que tout est possible. Tout le monde fera quelque chose de positif. Je répandrai beaucoup d'amour.

C'est beau. Et cela me rappelle que tu as dit que tu aimais les motos. Parle-nous un peu plus de cet amour.

J'ai grandi en conduisant des motos et en faisant des courses. Je pense que l'une des premières choses que beaucoup de jeunes – hommes et femmes – utilisent dans ma région est une moto. Tout le monde roule, et vous n'avez même pas besoin d'un professeur. On apprend à le faire tout.e seul.e. Beaucoup d'entre nous commencent à rouler avant même d'avoir le permis. C'est pourquoi certains d'entre nous aiment vraiment les motos. En fait, nous adorons les motos. Elles sont numéro un, avant même les voitures.

Dans ma communauté, si tu veux vraiment impressionner quelqu'un, tu lui offres une moto et tu vois la joie sur son visage. Nos routes sont telles qu'une moto est plus rapide qu'une voiture, alors tout le monde aime ça. J'ai un autre niveau d'amour pour les motos, parce que lorsque tu conduis une moto, c'est comme si tu étais au sommet du monde. Tu es libre, tu voles et tu peux sentir l'air sur ton visage. Les motos me donnent ce sentiment de liberté. Je suis aux commandes et je vais où je veux.

C'est une très belle façon de conclure notre conversation, prendre la moto comme symbole de la liberté. Mais avant cela, je vais poser notre question finale à Eyala : Quelle est ta devise de vie féministe ?

Je dirais : « Osez être différent.e ». Et cela m'est venu des mots des gens. Ils me disaient : « Tu es tellement audacieuse et différente. Tu ne soucies pas de ce que les gens disent. Tu fais les choses d'une manière différente ». N'ayez pas peur d'être différent.e lorsque vous agissez. Ne demandez pas la permission. Souvent, c'est ce que nous faisons et nous sommes retenu.e.s. Contentez-vous de le faire. Quand on est différent.e, c'est bien. Alors, osez être différent.e. Allez-y.  Voilà qui je suis.

Merci beaucoup Wiyaala. J'ai vraiment apprécié cette conversation et j'espère que toi également. Y a-t-il quelque chose qui t’a traversé l’esprit lors de cet entretien et que tu t’es dit « J’en parlerai », mais que nos questions n'ont pas permis d'aborder ? C'est le moment de partager.

Qu'est-ce que je peux dire ? Je pense que j'ai presque tout dit. Oui, je sais que les gens veulent parfois savoir si je suis mariée ou non. C'est un autre aspect de ma liberté d'esprit et une question à laquelle je réponds toujours : « Quant à celle-là, je préfère garder la réponse privée ».

[Rires] Et c'est une question que nous ne posons délibérément pas. Nous sommes donc d'accord pour garder cette question privée.

Merci Jama !

Merci pour le travail que tu accomplis afin d'influencer des vies et de changer les communautés et les mentalités. Merci beaucoup, Wiyaala.

[1] Plat populaire composé de riz et de haricots cuits, vendu en bordure de route.

[2] Wiyaala signifie « celle qui agit ».

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Pour en savoir plus sur Wiyaala, rendez-vous sur son site web et sur ses réseaux sociaux @Wiyaala.

« Mon féminisme consiste à m'autonomiser et à autonomiser la prochaine génération de jeunes femmes » - Wiyaala (Ghana) 3/4

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Notre conversation avec l'emblématique Wiyaala se poursuit. Dans les parties précédentes, elle nous a fait part de ses souvenirs d'enfance et de ses premières influences (Partie 1), ainsi que de son choix de chanter dans sa langue, de l'accueil réservé à sa musique dans différentes régions du Ghana et dans le reste du monde, et de certains des défis auxquels elle a été confrontée (Partie 2).

Dans cette troisième partie, nous allons plus loin autour de ses expériences en tant qu'artiste féminine dans une industrie dominée par les hommes, elle dévoile également ses idées sur ce que les femmes peuvent faire pour résister à la misogynie dans l'industrie de la musique et s'y épanouir. Nous explorons également ses idées sur le féminisme et la manière dont elle se présente en tant que féministe dans les espaces qu'elle crée et auxquels elle a accès.

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Je suis curieuse de savoir quelle a été ton expérience dans un secteur dominé par les hommes. As-tu été confrontée à des difficultés spécifiquement liées au fait d’être une femme qui s'épanouit dans une industrie contrôlée par les hommes ?

Ô que oui ! Dès que j'ai commencé à travailler dans l'industrie, j'ai été confrontée à ce problème. En fait, c'était tellement sous mon nez que pouvais presque le toucher. Ce sentiment... on pouvait presque le toucher.

Comment as-tu vécu cela ?

Dans les chansons que l’on s’apprête à chanter, certains ingénieurs tentent de réarranger vos chansons pour te sexualiser pour faire vendre. Ils ne s'intéressent qu'à ton joli visage et à la manière dont ils peuvent utiliser ta sexualité pour faire de vous un sex-symbol. Beaucoup de femmes nous voyaient, nous les artistes, comme des gens qui étaient là pour le plus offrant. Elles nous voyaient comme des musiciennes à la recherche d'un homme riche à épouser, pour ensuite disparaitre. Il y avait cette croyance – et je pense qu'elle existe toujours – qu'une femme ne peut pas évoluer dans l'industrie. Nous sommes perçues comme étant trop fragiles, pas assez fortes. Ainsi, lorsque tu entres dans un espace et qu'il n'y a que des hommes, ils essaient de te décrédibiliser. Mais nous sommes toutes ici pour faire des affaires. Si je peux porter un bébé dans mon ventre et donner la vie, pourquoi croyez-vous que je ne puisse pas gérer le secteur de la musique ? Il n'y a rien qu'une femme ne puisse gérer.

Ce n'était pas facile. Ils tentent de te sexualiser et d'influencer ta façon de t’habiller. Quand tu te produis sur scène, ce sont surtout les hommes ou les jeunes garçons qui viennent te voir. Lorsque tu commences à "réussir", les gens commencent à te harceler pour devenir mère. Ils disent des choses comme « ton horloge tourne ». Je dis toujours : cet utérus m’appartient. Je décide de ce qui va y vivre. Peut-être que je ne suis pas encore prête. Peut-être que je ne peux pas avoir d'enfant. Peut-être que j'ai déjà un enfant, ou peut-être que j'ai adopté.  Nous venons tous d'horizons différents et nous avons des choses que nous pouvons faire passer avant d'autres.

J'entendais aussi dire : « Ton teint est trop foncé, tu devrais éclaircir ta peau ». Aujourd'hui, personne n'a essayé de le faire avec moi. Ma peau a changé et j'en suis très heureuse. Mais dans le passé, on m'a encouragée à me blanchir la peau et j'ai refusé. Je ne toucherai pas à ma peau si précieuse. Voilà qui je suis. Si vous ne m'aimez pas, je suis sûre que d'autres m'aimeront.

C’est fou de voir ce à quoi les artistes féminines sont confrontées, à la fois dans l'industrie et au sein du grand public.

Oui, on m'a même dit que je devais augmenter mes fesses. Que si j'avais de grosses fesses, je pourrais les remuer. Mais je suis là pour chanter et je ne chante pas avec mes fesses. Quelqu'un m'a aussi dit de ralentir et de prendre mon temps, parce que les choses que les gens me conseillaient de faire étaient comme des paroles en l’air qui disparaitraient rapidement. Que j’étais remplaçable. Que l'industrie ne m’accorderait qu’une courte période de succès avant de passer à quelqu’un d’autre.

Je pense également que la raison pour laquelle le secteur reste dominé par les hommes et qu'il est devenu difficile d’y percer est que presque tous les postes sont occupés par des hommes. Je ne sais pas si c'est parce que les femmes ne sont pas intéressées par ces rôles, ou parce que nous avons nos propres façons de gérer ces rôles, mais nous ne nous mettons pas en avant. Par exemple, j'avais l'habitude de puiser des idées auprès des hommes avec lesquels j'ai commencé. Presque tous avaient au moins un ordinateur portable dans leur chambre où ils pouvaient créer leurs propres rythmes avant de les amener au studio. Mais beaucoup d'artistes féminines s'en remettaient aux ingénieurs pour obtenir de l'aide. Les gars achetaient des ordinateurs portables et d'autres instruments pour apprendre à faire des choses basiques. Cela m'a vraiment motivée et j'ai commencé à réinvestir en moi-même. J'ai décidé d'acheter un ordinateur portable et une guitare pour pouvoir écrire et composer mes propres chansons. Je suis devenu très douée à la guitare, et certains de ces gars sont aussi d'excellents ingénieurs du son aujourd'hui.

Que peut-on faire pour que davantage de femmes du secteur investissent dans l'apprentissage et la croissance de la même manière ?

Je crois simplement que nous, les femmes, pouvons faire les choses selon nos propres conditions, à notre manière, avec notre propre énergie et en créant l'environnement adéquat. Nous avons besoin de femmes ingénieures et productrices. Il n'y en a pas beaucoup. Je ne sais pas combien de femmes sont propriétaires de maisons de disques, mais nous avons besoin de femmes à tous ces postes. Nous pouvons apprendre beaucoup de ces choses en ligne. Nous pouvons investir dans l'équipement. Nous pouvons abolir l'idée qu'il suffit juste d'être un « joli minois » dans l'industrie.

Et lorsque nous aurons acquis de l'expérience et que nous serons parvenues au sommet, nous créerons l'espace nécessaire pour aider une autre femme. Ainsi, lorsqu'une sœur viendra nous voir, il y aura une entraide mutuelle et nous éliminerons certaines choses qu'un homme a pu essayer de faire et qui n'ont rien à voir avec la musique. Si nous sommes nombreuses à faire cela, nous pourrons aussi dominer à notre manière. Les hommes peuvent faire ce qu'ils veulent, nous pouvons aussi faire ce que nous voulons et nous nous rencontrerons à mi-chemin.

Je pense que cela peut être un défi, surtout après avoir entendu certaines des expériences que tu as partagées. Mais il se peut très bien que ce soit LE défi à relever pour changer la réalité actuelle.

Ce n'est pas un travail d'un jour. Quand on reste fidèle à soi-même et qu'on avance pas à pas, on se construit et on grandit. Lorsque vous aimez quelque chose, profitez-en. Ça grandira avec vous et plus le temps passera, plus vous vous améliorerez. Et ce sera pour toujours.

En fin de compte, je peux aussi aider quelqu'un. Je peux aider une sœur. Parce que le voyage n'est pas facile. Il n'a pas été facile, mais avec le recul, j'ai survécu. J'ai survécu.

Tu l’as fait, et d'une manière si belle et si puissante. Certaines personnes doivent travailler dur pour que d'autres n'aient pas à souffrir des mêmes choses... Parlons du féminisme. Te considères-tu comme féministe ?

C’est ce que je dis toujours. Je dis à quelqu'un que je suis une femme. J'ai mes droits et aussi mes responsabilités. Je ferai de mon mieux. Je ferai ce que j'aime. Vous ne m'arrêterez pas et vous ne me mépriserez pas parce que je suis une femme. Je vous respecterai, mais vous me respecterez aussi. J'oserai rêver et parfois me démarquer et être différente. Et vous ne me ferez pas taire.

Si cela et tant d'autres choses positives peuvent ressortir avec force et intimider n'importe quel homme à me traiter de féministe, alors oui, je suis une féministe.

Quand en es-tu arrivée à cette prise de conscience ? Est-ce à cause d'un événement survenu dans ta vie ou de choses que tu as observées autour de toi ?

Je ne savais même pas que le mot "féministe" signifiait toutes ces choses qu'une femme défend. Je pense que j'ai été féministe dès le départ, parce que je n'ai pas choisi une voie ordinaire. J'ai joué au football. Je suis musclée. J’aimais ça, je ne l'ai pas caché. Si vous êtes un homme et que vous êtes grossier avec moi, je vous répondrais avec la même énergie, au point que j’en suis venue aux mains avec certaines personnes. En grandissant, je ne faisais rien d’habituel, surtout parce que je suis une femme. Et ce n'était que des choses que je faisais par passion et par amour.

Aujourd’hui, je regarde en arrière — et même ce que je fais maintenant — et je réalise à quel point ça a été difficile. Les gens disaient que j’étais têtue et que personne ne m'épouserait parce que je n'écoutais pas et que je montrais mes muscles. On m'a dit que j'étais trop indépendante et que je devais laisser de la place aux hommes pour qu'ils m'aident parce que j'avais besoin d'eux. On m'a également dit que j'étais "trop savante", une expression qui désigne les personnes qui se croient plus intelligentes que les autres. C'est grâce à tout cela que certaines personnes se sont rapprochées de moi, et j'ai toujours résisté.

Quand j'ai enfin entendu le mot "féministe" et que j'ai compris ce qu'il signifiait, je me suis dit : « Eh bien, je crois que je suis féministe ». Et si quelqu'un ne l’accepte pas, c'est son problème. Je suis féministe. Mon féminisme consiste à me donner du pouvoir et à donner du pouvoir à la prochaine génération de jeunes femmes qui veulent elles aussi se lancer et bâtir pour elles-mêmes, parce que c'est possible. Je sais que c'est difficile, mais ce n'est pas aussi difficile que certaines personnes essaient de le faire croire. C'est pourquoi je sais que je suis féministe et je le dis toujours.

Je pense que c'est une histoire que de nombreuses féministes partagent. Nous y avons cru pendant longtemps. Mais nous ne savions pas qu'il existait un nom pour cela. En parlant de noms, tu es connue comme "la lionne de l'Afrique" et c'est ainsi que tu t’es présentée au début de cette conversation. As-tu choisi ce surnom ou t’a-t-il été donné ?

Eh bien, deux choses. Tout d'abord, j'ai choisi ce nom à cause de l'Afrique. Les lions vivent en Afrique et sont considérés comme les rois de la jungle. Être la lionne, fait de moi la reine. J'en suis très, très fière. Et j'ai choisi cela parce que lorsque je sors, oui, je suis une Africaine et je suis ici, mais ne pensez pas que je peux être manipulée. Vous n'allez pas me regarder de haut et essayer d'être raciste. Je suis la lionne de l'Afrique, la reine de l'Afrique, et je suis ici pour vous parler de mon continent. Je rugirai et vous entendrez mon nom. Je ne suis pas contre vous. Je suis juste ici pour me faire des ami.e.s, faire de la musique et partir. Je ne viens pas pour vous intimider. N'ayez pas peur de moi. Je ne vous prendrai rien. Soyons ami.e.s et avançons ensemble.

Lorsque certaines personnes m'appellent, elles s'attendent à ce que je vienne en tant qu'Africaine avec une calebasse. Cela correspond à l'image qu'ils se font d'un.e Africain.e qui n'est pas éduqué.e et qui n'est qu'un objet de curiosité. C'était donc l'occasion pour moi d'embrasser mon africanité avec fierté et de leur montrer. Je suis africaine ! Je vais vous parler de l'Afrique. Mais je ne le ferai pas avec de la haine et du racisme ou en étant imbue de ma personne. Je prendrai mon temps pour vous faire découvrir mon continent. Je suis en mesure de changer les choses, et ce changement doit commencer par moi. Mon attitude. Ma mentalité. Je ne suis pas mentalement esclave de qui que ce soit et je ne suis pas née esclave. Et personne ne me mettra en cage.

Tu te rends compte que tu es comme une galerie et que tu as l'occasion de présenter l'Afrique sous un jour favorable. Et je ne plaisante pas avec ces moments. Je fais savoir aux gens que c'est ce que nous sommes. Je suis fière d'être Africaine et de chanter dans ma propre langue. Et j'apprécie aussi le fait qu'il y ait tant de gens qui écoutent, soutiennent, achètent et veulent vraiment en savoir plus sur l'Afrique. En fin de compte, nous sommes amie.s. Et vous savez, la lionne est forte, elle est indépendante, c'est un animal très majestueux et très intelligent. Elle peut chasser toute seule. Elle n'a pas besoin du lion pour cela. Elle met au monde ses lionceaux et s'en occupe. Pour moi, toutes les femmes africaines sont comme ça. Nous sommes toutes des lionnes à part entière.

Dans la dernière partie de cet entretien, nous discutons avec Wiyaala du travail qu'elle accomplit dans sa communauté pour élever les filles. Elle nous parle de l'impact de ses actions, du soutien qu'elle reçoit de la communauté et de sa vision de la liberté pour elle-même et pour toutes les filles et les femmes. Cliquez ici pour lire cette partie.

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« J'ai compris que je devais chanter dans ma langue pour toucher mon peuple » - Wiyaala (Ghana) 2/4

SOURCE PHOTO : WIYAALA.COM

Nous nous entretenons avec Wiyaala, la Lionne de l'Afrique et icône mondiale de la musique, originaire de Funsi dans la région du Haut Ghana occidental. Dans la première partie, elle a partagé avec nous ses souvenirs d'enfance, ainsi que les personnes et les lieux qui ont inspiré son parcours.

Dans cette deuxième partie, Wiyaala nous parle du lancement de sa carrière, de ses choix audacieux en matière de langue et d'apparence, et des défis qu'elle a dû relever pour se faire une place au Ghana et dans le monde.

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Tu es décrite comme la seule femme au monde à chanter en sisaala. Qu’est-ce qui a inspiré ce choix ? Est-ce lié à cette idée de de rester connectée, ancrée dans ses origines ?

Oui. C'était une décision intentionnelle, et je pense que j'ai été inspirée par Madonna, mais pas vraiment influencée par sa vie réelle, sa façon de s'habiller ou de parler. Je ne pense pas avoir jamais été influencée par quelqu'un au point de le copier. Elle m'a inspirée par sa musique et sa danse, mais quand j'ai commencé à chanter, je n'étais pas du tout comme elle. Ma voix était différente. Et je chantais dans ma langue.

Je parlais déjà anglais et je pouvais écrire en anglais. Lorsque j'ai écrit ces chansons en m’inspirant de Madonna, j'ai donc dû les chanter en anglais. Plus tard, j'ai commencé à chanter uniquement en anglais parce que je n'avais, malheureusement, pas accès aux vidéos des musiciens africains qui chantaient dans leur propre langue. Je ne connaissais même pas Angélique Kidjo et Brenda Fassie. Je n'en avais jamais entendu parler. Je ne les avais jamais vues. Tout ce que je voyais, c’étaient des Afro-Américains ou des Américains blancs qui chantaient. Il m'a donc fallu beaucoup de temps avant de voir des femmes africaines chanter avec plus de puissance. Il n'y avait pas d'internet à l'époque et je n'avais donc pas accès à des vidéos. La seule fois où j'ai entendu des femmes africaines chanter, c'était avec les Shaka Bundu Girls. C'est sur ces mélodies que nous dansions au village.

J'ai donc commencé à chanter en anglais, et c'était bien. Quelques personnes sympathiques m'ont encouragée, mais elles complimentaient uniquement. Elles me disaient : « Wow ! Tu as du talent. Continue. Tu peux chanter en anglais, ta voix ressemble tellement à Céline Dion et aux chanteuses pop du monde entier. Je ne pense pas que tu puisses avancer dans cette partie du monde. Si seulement tu étais née en Amérique, tu aurais eu une carrière à la Céline Dion ». C'est ce que j'ai toujours entendu. Je pense que ces personnes voulaient bien faire, mais une partie de moi se disait : « Non, je n'ai pas besoin d'aller en Amérique pour réussir. Vous devez aussi apprécier ce que je fais ».

C'est à ce moment-là que tu as pris la décision de chanter en Sisaala ?

À un moment donné, j'ai décidé d'aller au studio pour enregistrer mes chansons. Je n'avais pas d'argent, alors j'ai dit à l'ingénieur du son que je chanterais s'ils avaient besoin d'une choriste. En échange, je pouvais enregistrer mes chansons. Lui et un producteur qui était là m'ont dit que j’avais réellement une belle voix. Il a également dit la même chose à propos du fait d'être en Amérique. Mais il m'a aussi demandé de chanter dans ma langue pour qu'ils puissent se faire une idée. J'ai écouté ses conseils et ma voix s'est encore améliorée. Et c'est ainsi que cela s'est passé !

J'ai compris que je devais chanter dans ma langue pour toucher mon peuple. Si je chante dans une langue qu'ils ne comprennent pas, ils ne se rendront probablement même pas compte de mon talent. Lorsque j'ai commencé à chanter dans ma langue, les habitants des villages et des villes alentour étaient très heureux. Et ils parlaient aussi du message de ma musique. C'est à ce moment-là que la magie a opéré au sein de ma communauté et que j'ai explosé localement. Bien sûr, je ne gagnais pas d'argent, mais j'étais populaire. Tout le monde disait : « Wiyaala, tu sais chanter ! ».

Quels étaient les messages de ta chanson à l'époque ? Il semble qu'il y ait eu un lien très fort entre les deux.

Sans raison particulière, j'ai choisi de chanter des choses positives... sur l'éducation. J'ai même écrit des chansons sur l’époque où l'on m'a demandé de prendre mes études au sérieux. J'ai donc fini par devenir la "chanteuse des choses positives". La première fois que j'ai essayé de chanter des chansons sexy, j'ai eu quelques réactions négatives, mais peu à peu, les gens se sont habitués à moi et ont dit « C'est une artiste ».

Certaines décisions ont donc été prises délibérément. J'en suis arrivée à un point où je savais que je devais chanter dans ma langue si je voulais vraiment que mon peuple perçoive mon talent et me soutienne. Lorsque j'en ai eu l'occasion, j'ai commencé à ajouter l'anglais que je faisais déjà. Ils ont alors réalisé : « Elle ne va nulle part, elle est là pour durer ».

Comment s'est déroulé le passage de la popularité au sein de ta communauté et de l'appréciation de ta musique par tes concitoyen.ne.s au statut d'icône mondiale que tu occupes aujourd'hui ?

Eh bien, l’inverse s’est produit. Lorsque j'ai quitté ma communauté et que j'ai continué à chanter dans ma langue, les sons et les rythmes étaient incroyables. J'ai eu la chance de rencontrer mon manager John, qui a décidé d'investir dans le son parce qu'il était génial. Mais après avoir joué pendant un certain temps, la production devait être améliorée. Il m'a dit : « Ta voix est aussi bonne que celle de n'importe quel autre artiste dans le monde. Tu dois investir dans le son. S'il s'agit d'une production locale, nous suivrons la même production et les mêmes rythmes que dans votre pays, mais nous les adapterons aux normes internationales ».

Cela m'a permis de me rendre dans les grandes villes, y compris au Ghana. Cependant, un nouveau problème est apparu. Les gens me disaient : « Nous ne vous comprenons pas. Les chansons sont belles, mais nous n'avons pas la moindre idée de ce dont vous parlez, alors nous ne pouvons pas les jouer pour vous. » Aujourd'hui, lorsque tu vas à l'étranger, les gens se fichent de ne pas comprendre la langue. Ils peuvent simplement ressentir la beauté de l'art à travers ma voix, l'émotion et l'instrumentation. Et pour couronner le tout, je suis arrivée sur la scène musicale en tant que femme africaine qui n'essayait même pas de devenir quelqu'un. Je n'imitais personne. Je suis juste là pour être heureuse, faire de la musique et me faire des ami.e.s. Je suis une simple fille Sissala qui poursuit ses rêves et j'espère que je rencontrerai des gens sympas comme moi. Les gens à l'étranger ont vite compris.

Et ce n'était pas le cas au Ghana ?

Dans certaines régions de mon pays, les gens ont refusé de jouer mes chansons si je ne chantais pas dans leur langue, et pas seulement en anglais. J’ai réalisé qu'il s'agissait de l'habituel : « OK, tu n'es pas de cette région ou du même groupe ethnique ». Et c'est quelque chose qu'ils font entre eux... Nous le faisons tous.tes au Ghana. Ce n'est que récemment que les gens ont abandonné l'idée et se sont dit « si nous décidons tous.tes d’arrêter le tribalisme, cela commence maintenant. Il faut arrêter et profiter de la musique ». Ce n'était donc pas vraiment un problème sur la plateforme internationale. Dans ma région, j'étais également très populaire. Mais ce n'était pas la même chose dans les grandes villes de mon pays.

Peu à peu, les gens se sont rendu compte que je chantais, et ils ont peut-être commencé à se sentir gênés que des personnes étrangères au Ghana chantaient et dansaient sur les rythmes de notre pays alors qu’eux ne le faisaient pas. Je pense que cela a contribué à changer la perception de nombreuses personnes au Ghana. En fin de compte, tout le monde m'a acceptée telle que je suis. Et grâce à l'éducation que l'on m'a encouragée à prendre au sérieux, j'ai pu communiquer ces chansons sur scène et les expliquer à la foule en anglais, une langue très répandue dans le monde.

Cela m'a aidé et aujourd'hui, je peux choisir de chanter en anglais ou dans ma langue. Je peux toujours m'exprimer. C'est pourquoi je dis toujours à toutes les jeunes filles : quel que soit votre talent, obtenez autant d'informations et instruisez-vous autant que possible. Il est possible que ce que vous allez apprendre ne provienne pas uniquement de la salle de classe, mais prenez-le et ajoutez-le à votre art. Cela vous mènera loin.

Tu as mentionné l'accueil initial dans la grande ville ghanéenne, et du fait que cela a pu être dû à tes origines : le nord du Ghana. Penses-tu que le changement de relation avec ta musique a également influencé un changement de perception ? Dirais-tu que ta musique contribue à combler le fossé ?

Le nord du Ghana a toujours été considéré comme la région la plus pauvre du pays. En fait, il était – et est toujours – considéré comme la région la plus jeune. C'est donc comme si le plus jeune obtenait toujours tous les restes. À moins d’être l’enfant préféré.e de vos parents, ce qui signifie que quelqu'un qui participe aux décisions est originaire de votre région, et que vous êtes donc prioritaire. Malheureusement, le Nord semble toujours être le dernier à bénéficier de tout ce qui a trait au développement.

Les choses ont beaucoup changé aujourd'hui, mais à l'époque de mes débuts en tant qu'artiste, cela m'a réellement affectée. Malheureusement, les quelques Nordistes qui ont commencé à chanter n’étaient pas allés à l'école et ne parlaient pas très bien l'anglais pour s'exprimer. C'était très évident lors des interviews, en particulier à la télévision, lorsqu'ils parlaient et que l'on voyait immédiatement qu'ils n'avaient pas reçu une bonne éducation formelle. Mais lorsqu'ils s'expriment dans leur propre langue, les messages de leur musique sont pleins de sagesse. On sait qu'ils sont intelligents, mais qu'ils n'ont pas eu la chance d'aller à l'école. Il y avait également beaucoup de pauvreté.

Donc, quand je suis arrivée sur le devant de la scène, les gens s'attendaient à ce que ce soit également mon cas. Malheureusement, je n'étais pas la Nordiste qu'ils avaient en tête. Lorsque j'ai commencé à parler, tout le monde s'est tu. J'ai donc profité de l'occasion pour informer les gens sur le Nord. Tu serais surprise d'apprendre qu'il y avait des gens au Ghana qui ne pensaient pas que j'étais ghanéenne. Les gens de l'industrie du divertissement pensaient que j'étais née au Nigeria, en Afrique du Sud, au Togo ou au Burkina Faso parce qu'ils ne savaient même pas qu'il existait un endroit appelé Funsi. Tout ce qu'ils connaissent, c'est le Nord, et quand ils disent "Nord", cela signifie une ville ou une région : Tamale et nous parlions tous le dagbani. Ils ne savent pas du tout que nous avons quatre régions du nord et que nous parlons tous.tes des langues différentes. Les cultures sont similaires, mais tellement différentes. Mais ils m'ont presque enfermé dans une case : « Tu es une Nordiste, donc tu dois parler l’haoussa indigène ». J'ai réalisé que c'était l'occasion d'éduquer de nombreux Ghanéen.e.s qui ne savent rien de mes origines.

As-tu constaté des changements ?

J'ai commencé à beaucoup promouvoir le Nord. Nous nous améliorons. J'ai également réalisé qu'à chaque fois que je rentrais chez moi, je devais faire savoir aux gens d'où je venais. Il n'y a rien de gênant à cela. Faites connaître vos racines à tout le monde pour qu'en fin de compte, nous sachions que nous sommes tous.tes pareil.le.s et que nous partons tous de quelque part. Je ne suis qu'une fille ordinaire qui a décidé de se lancer.

Au début, j'ai considéré que cela allait de soi. Je rentrais chez moi et vivais ma vie, et quand il fallait repartir pour une prestation, je le faisais. Puis un jour, je suis rentrée chez moi et j'ai montré ma maison ; tout le monde était choqué. C'était l'occasion de montrer au reste du monde et au Ghana que c'est Wa, et non Tamale. Tamale est différent ; le Haut Ghana oriental est différent. Mais je veux toujours montrer les choses sous un jour positif. Car si je prêche la paix et que je ne suis pas moi-même pacifique, suis-je authentique ?

Dans la troisième partie de notre conversation, Wiyaala partage son expérience en tant qu'artiste féminine à succès dans une industrie dominée par les hommes, ses idées pour la croissance et le développement des femmes dans la musique, et ses propres définitions de son féminisme. Cliquez ici pour lire la suite.

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« Je suis juste une simple fille Sissala qui poursuit ses rêves » - Wiyaala (Ghana) 1/4

SOURCE PHOTO : WIYAALA.COM

Pendant des siècles, les femmes africaines ont utilisé leurs voix et leurs talents pour mener et influencer le changement dans leurs communautés. L’art demeure un outil puissant pour la justice sociale, et les artistes, à travers le continent et la diaspora, continuent à participer à nos mouvements pour la justice et la libération.

Wiyaala, la lionne de l’Afrique est originaire de Funsi dans la région du Haut Ghana occidental. Icône mondiale, elle se démarque par sa voix singulière, son style unique et son dévouement sans faille pour soutenir les filles de sa communauté à réaliser leurs rêves.

Dans cette conversation avec Jama Jack, elle se livre sur son enfance et ses premières influences (Partie 1), son parcours d’artiste, notamment les choix audacieux concernant sa musique et sa personnalité sur scène (Partie 2). Elle parle également de féminisme et de son œuvre pour lutter contre les mariages précoces et soutenir les filles et les femmes de sa communauté (Partie 3). Dans la dernière partie, Wiyaala partage ses réflexions sur la vie, la liberté et son influence (Partie 4).

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Wiyaala, c’est presque incroyable d’échanger avec une icône mondiale comme toi. Commence par nous parler de toi. Comment souhaites-tu te présenter ? 

Je suis Wiyaala, la lionne de l’Afrique. Parce qu’où que j’aille, je me fais entendre ! Je suis une chanteuse, auteure-compositrice et danseuse. Et je joue un peu la comédie parfois.

Entrons dans l'univers de Wiyaala, la lionne quand elle était plus jeune. Où as-tu grandi et à quoi ressemblait cette expérience ? Quels sont tes souvenirs d’enfance ?

Je viens d'un foyer africain typique. Mon père a plusieurs épouses. Plus de deux, même. Vous pouvez donc imaginer à quoi ressemble le système familial. Il s'agit d'une famille recomposée, où mon père était également responsable des enfants de son frère. Et son frère était aussi en quelque sorte responsable de ses enfants, au cas où il ne serait pas là. C'est dans ce système que j'ai grandi : une sœur s'occupe des enfants de sa sœur et un voisin s'occupe des enfants de son voisin. Il arrivait donc que l'on se retrouve avec les voisins lorsque les parents partaient travailler.

Quand j'étais enfant, je courais partout, je jouais, je faisais les choses habituelles d'un enfant africain typique. Parfois, nous sortions et nous nous amusions à nous battre. De retour à la maison, les parents nous grondaient un peu. J'étais dans un environnement où presque tous les parents emmenaient leurs enfants à l'école. C'était comme une compétition pour savoir lequel des enfants s'en sortait le mieux. Personne ne voulait que son enfant ne soit pas doué en classe. Nous rentrions à la maison avec nos résultats, et s’ils étaient bons, nous recevions des friandises. Cependant, certains d'entre nous avaient de bons résultats, mais pas sur le plan scolaire. L'enfance a donc été un peu difficile pour moi.

De quelle manière ?

J’étais considérée comme étant un peu pénible parce que je ne voulais pas écrire. Je préférais chanter ou danser, ce qui était bon pour moi. Mais on me disait que c'était trop, et que si je voulais vraiment avancer, il fallait que j'aime les livres et que j'apprenne à lire et à écrire. C'était donc ça l'enfance pour moi. Je suis la deuxième enfant de la famille. Nous sommes huit filles et ma mère est la première épouse. La vie a été faite de hauts et de bas. J'ai vécu dans notre village pendant un bon moment et je sais ce qu'est la vie d'un village. C'est soit dur, soit amusant, soit très traditionnel. J'ai également vécu dans une petite ville où la vie était bien meilleure. Il y a eu des moments difficiles et d'autres très agréables. Oui, j'ai grandi au village et dans la ville. Mais je garde toujours l'équilibre. Aujourd'hui, je suis de retour au village.

Tu as parlé de l'école et de la nécessité de trouver un équilibre entre les études et les activités que tu aimais – le chant, la danse. D'où vient le chant ? Te souviens-tu de la première fois que tu as commencé à chanter et que tu t’es dit : « C'est ce que je veux faire » ?

L'église ! Le premier endroit était l'église. Même si j'avais commencé à chanter, je ne savais pas que c'était un talent. Je pensais que tout le monde savait chanter et donc je chantais moi aussi. Lors des funérailles dans le village, les gens chantaient et nous chantions tous avec eux. Lors des cérémonies de mariage, ils chantaient et nous chantions également. Nous avions aussi des soirées jazz.

Mais quand j'ai commencé à chanter, beaucoup de gens ont remarqué que je chantais avec un style qui sortait de l’ordinaire. Je chantais, je dansais et je jouais du tambour, et l'excitation qui se lisait sur mon visage faisait rire les gens. Par exemple, ils pouvaient nous dire à tous : « OK, vous allez tous bouger comme ça ». Tout le monde bougeait de cette façon, mais je mettais un peu de style dans mes mouvements. À l'époque, je ne savais même pas qu'il s'agissait d'un talent, jusqu'à ce que les gens commencent à dire « Elle fait toujours un truc en plus. Elle est vraiment douée. Tu es très douée pour le chant ». Cela m'a encouragée.

Dès que j'en avais l'occasion, je me rendais à l'église, où il y avait un endroit réservé au chant après la prière. J'allais directement dans cette section. C'est aussi parce que ma mère est catholique. Elle nous emmenait à l'église. Et lorsqu’elle chantait dans la chorale, je gardais ma sœur. Chaque fois qu'ils chantaient, j'adorais ça. Et j'aimais leur manière de jouer du piano. Au fil du temps, j'ai rejoint la chorale. C'est là que j'ai réalisé que j'aimais vraiment chanter. Pour moi, c'était la seule partie amusante de l'église. J'attendais toujours que le prêtre se retourne et dise : « Maintenant, nous allons écouter la chorale ». Je me sentais alors très excitée... et ma voix se faisait entendre. L'église était donc le premier endroit où je me sentais à l'aise pour chanter.

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 C’est donc un don que tu as cultivé dès l'enfance ? À quel moment t’es-tu dit : « Je peux en faire quelque chose de plus grand » ? Au-delà du simple plaisir d'enfant qui chante avec tout le monde à l'église, quel a été le déclic ?

J'ai vu des gens chanter à la télévision et ils étaient très spéciaux pour moi, parce qu'ils portaient des costumes différents. Ils chantaient, et l’une des personnes qui chantait, faisait des choses que je ne faisais que dans ma tête. Malheureusement, je ne grandissais pas dans un environnement où l’on conseillait les bons chanteurs.

Personne ne m'apprenait que « c'est une scène et que cette personne qui chante est un.e musicien.ne, une star, et qu'elle a des tenues de scène ». Dans ma tête, je me disais : « J'ai toujours pensé à quelque chose de ce style-là. » Mais je craignais un peu qu'ils n'aiment pas ce que je faisais.

Dès que je voyais quelqu'un chanter, surtout s'il s'agissait d'une femme, je ne me souciais pas de savoir si elle était la meilleure chanteuse du monde. Je voyais quelqu'un chanter pour la première fois et la musique était si agréable à mes oreilles. Les gens jouaient d'instruments de musique et mon cerveau a fait "pouf". C’est devenu ce que je voulais faire quand je serais grande. J'ai commencé à imiter la chanteuse, et les costumes étaient tout simplement incroyables. Elle représentait presque tout ce que je voulais être, mais je n'étais qu'une enfant en train de grandir. Quand j'ai essayé de le faire dans la vraie vie, c'était un défi. Les gens me disaient : « Tu es folle ? »

Quel âge avais-tu à l'époque ?

Le début de mon adolescence. Je pense que j'avais entre treize et quinze ans. C'est l'âge où l'on pense parfois avoir conquis le monde et l'avoir dominé.

Et cette chanteuse à laquelle tu es tellement attachée... T’en souviens-tu ?

C'était Madonna ! Je m'en souviens parce que c'était la seule cassette que j'avais trouvée dans la maison de mon père, dans la ville voisine. Ils avaient l'électricité, alors chaque fois que nous allions passer des vacances avec lui et ma belle-mère, sa seconde femme, nous pouvions regarder la télévision. Je suis donc tombée par hasard sur cette cassette, sur laquelle était écrit "Madonna". J'ai pensé qu'il s'agissait d'un film d'action dont la femme était peut-être l’héroïne. Puis j'ai vu cette femme chanter, et le tour était joué.

Je me souviens de toutes les personnes qui m'entouraient à l'époque et de ce qu'elles me disaient. Je venais d'arriver du village. Je voyais ces choses à la télévision et en tant qu'adolescente qui se découvrait encore, je sortais et reproduisais les costumes dans mon propre style. Ensuite, je me mettais à chanter et certains me disaient : « Tu fais du bruit. Tais-toi ! Sérieusement, ça ne t’avancera à rien ». D'autres disaient : « Ne faites pas attention à elle. Vous savez, c'est une fille de la brousse, une fille du village. Elle est venue ici et a vu une télévision pour la première fois. Elle s'en remettra. Vous savez, elle est jeune, elle ne sait pas ce qu'elle fait. »

Qu'as-tu ressenti ?

Je ne sais pas pour quelle raison, mais quand certaines choses t’arrivent, et ce peu importe ton âge, les mots t’atteignent. Ils restent en toi. Personnellement, je pense qu'ils m'ont motivée même si certains mots étaient horribles. Pour une raison ou une autre, je ne me suis pas mise en colère. J'ai juste utilisé la colère de manière positive et j'ai dit : « Je vais vous montrer que vous vous trompez à mon sujet ». C'est comme si j'essayais vraiment d'impressionner Madonna.

Ces mots étaient censés m’intimider, me faire me sentir insultée ou être des blagues innocentes, pour se moquer de moi. Et je dis que ce sont des intimidateurs parce que personne ne m'a jamais dit : « OK, peut-être qu'on devrait prêter attention à ce qui te passionne ». Personne ne voyait rien dans la musique. Tout ce qu'ils voyaient, c'est que la musique ne se faisait qu'en Europe. Et qu’elle était jouée par des femmes à moitié nues. Ces gens avaient donc l'impression de connaître la distraction dans laquelle je m'apprêtais à m'engager.

Dans la suite de notre entretien, Wiyaala nous parle de son choix de chanter dans sa langue, de l'accueil réservé à sa musique dans différentes régions du Ghana et dans le reste du monde, et de certains des défis qu'elle a dû relever. Cliquez ici pour lire la deuxième partie.

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« C’est dans la lutte que nous avons construit la sororité » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 4/4

Nous échangeons avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. 

Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1),  son éducation et les débuts de son engagement féministe (Partie 2), et ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines (Partie 3). Dans cette quatrième et dernière partie, nous explorons ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme.

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Nous parlons en tant que féministes africaines. Comment définissez-vous le féminisme africain ?

De la même manière qu’il n’y a pas un féminisme au niveau conceptuel, au niveau politique, au niveau de la réalité, il n’y a pas non plus un féminisme africain. On ne peut pas parler du féminisme africain, mais des féminismes africains, étant entendu que l’Afrique est plurielle, l’Afrique est multiple. 

On ne peut pas parler du féminisme africain, mais des féminismes africains, étant entendu que l’Afrique est plurielle. 

C’est exact. L’Afrique est plurielle. 

L’Afrique a connu différentes trajectoires historiques. Certains pays ont connu l’invasion du christianisme. D’autres pays ont connu l’invasion musulmane arabe. D’autres ont connu l’un des deux, en plus de la colonisation, soit néerlandaise, soit belge, soit allemande, soit française, soit anglaise. Cela imprime des réalités différentes à nos différents pays et cela génère des cultures différentes ainsi que des revendications variées. Même s’il y a la revendication stratégique, la revendication centrale qui est partagée, qui concerne l’égalité des droits, l’égalité des opportunités, l’égalité des chances entre toutes les catégories sociales. Je pense qu’il est intéressant de se poser la question même de la naissance de ce concept de féminisme africain : qu’est-ce qui a été à la base ?

C’est quoi selon vous ?

Les femmes africaines, tous les pays confondus, ne se sentaient pas entièrement prises en compte dans les analyses faites au niveau du mouvement féministe international, qui était essentiellement de couleur blanche, disons américano-européo-centriste, et qui donc basait ses réflexions, ses analyses sur les expériences des femmes de race blanche. Les femmes noires de façon globale, pas seulement africaines, mais les femmes noires, ont fait l'analyse comme quoi si les européennes blanches subissent une oppression de sexe et une oppression de classe, les femmes noires subissent à la fois une oppression de sexe, de classe, mais également de race. Ça a été un premier niveau. 

Quel est le deuxième niveau ? 

Les féministes africaines, dans un élan, dans une volonté de décolonisation, ont apporté une autre dimension pour montrer que, oui, les féministes noires existent, mais que nous, en tant que féministes africaines, nous subissons non seulement une oppression en tant que femmes, une oppression de classe, une oppression de race, mais également une oppression parce que nous sommes des femmes du Sud. Et cela a apporté une dimension supplémentaire par rapport aux paramètres d’oppression que nous expérimentons en tant que femmes africaines. Et même là, en tant que femmes africaines, il a fallu également procéder à une autre déclinaison, parce qu’il va de soi que l’expérience des femmes du Maghreb est très différente de l’expérience des femmes sud-africaines, qui ont eu à connaître l’apartheid, tout comme celle des femmes d’Afrique centrale, des femmes d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique de l’Est. 

C’est en cela que vous parliez des féminismes africains.

Oui. Cela veut dire qu’au-delà du fait que nous vivons sur le même continent avec des spécificités, il y a également des réalités locales dont il nous faut tenir compte dans nos analyses, ainsi que des expériences spécifiques, dont il nous faut tenir compte. C’est la raison pour laquelle, de mon point de vue, même si on parle de féminismes africains, il faut toujours procéder à une analyse contextuelle, pour identifier les mécanismes d’oppression, les revendications en fonction des besoins des femmes et les stratégies de lutte adaptées. C’est cela ma compréhension quand on parle des féminismes africains, que je mets toujours au pluriel.

L’intersectionnalité est un concept qui nous permet de comprendre que les expériences d’oppression ne sont pas uniformes et de ne pas les analyser de manière isolée. Pensez-vous que nos luttes sont suffisamment intersectionnelles sur le continent ? 

L’intersectionnalité, du point de vue de nos analyses, n’est pas encore une réalité. Je ne dis même pas du point de vue de nos actions, mais du point de vue de nos analyses. On glisse le mot intersectionnalité au détour d’une phrase, on l’évoque au détour d’une intervention pour satisfaire des bailleurs de fonds. On joue avec des concepts clés de notre lutte. On joue avec la vie d’autres personnes, dont les droits sont bafoués, à qui l’on nie toute existence et que l’on voudrait balayer de la surface de la terre. Par exemple, beaucoup d’organisations féministes cisgenres en parlent de plus en plus, l’écrivent dans leurs textes. Mais quand on organise des activités, on est toujours entre nous, féministes cisgenres. Peut-être que, de temps en temps, on va inviter une féministe lesbienne, tout en prenant soin que personne ne le sache. Parce qu’on se dit : il y a des questions de sécurité. C’est vrai que la question est très complexe, mais je pense que nous devons impulser une révolution dans nos propres modes de pensée, dans nos propres organisations, et intégrer davantage l’intersectionnalité dans nos réflexions, dans nos analyses et dans nos actions.

Je comprends pleinement que nous devons insister sur le collectif. Ces analyses doivent être collectives pour être bien menées.

Absolument.

Nous devons impulser une révolution dans nos propres modes de pensée, dans nos propres organisations, et intégrer davantage l’intersectionnalité dans nos réflexions, nos analyses et nos actions.

Comment avez-vous vécu la sororité au cours de votre parcours ? 

C’est dans la lutte que nous avons construit la sororité. Dans le mouvement, je me rappelle – peut-être que l’agenda des femmes a beaucoup évolué depuis avec les aléas de la vie, les rythmes de la vie, les conditions de vie – mais avant, entre féministes, même des féministes qui étaient dans d’autres organisations, on savait où elles habitaient, on pouvait aller chez elles, elles pouvaient venir chez nous. On connaissait leur famille. On se prêtait des habits, des sacs à main. Ça semble peut-être anodin, mais c’est important. Cela ne veut pas dire qu’on ne se querellait pas. Ah non, on se querellait, on se battait, on se crêpait les foulards, on se crêpait les tresses. Mais ça n’empêchait pas que, quand l’une avait froid, l’autre éternuait. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire.

J'essaie de comprendre. 

Quand l’une avait froid, l’autre éternuait. Cela voulait dire que ce que l’une vivait, l’autre le ressentait. Nous avions cette assurance-là que, s’il m’arrivait quelque chose, l’autre était là avec moi. Cela signifiait que nous n’avions jamais le sentiment d’être seules. Pas seulement dans notre pays, mais même au-delà… Par exemple, je donne l’exemple d’une femme. Elle s’appelle Gisèle Yitamben. Je pense qu’elle est Camerounaise. Je l’ai rencontrée une fois. Mais jusqu’à présent, dans certains moments, j’entends encore sa voix, je sens sa présence à côté de moi, je vois encore son regard, et cela me réconforte. Et je me dis que cela fait au moins 30 ans que je ne l’ai plus vue. Je l’ai vue une fois, c’était avant 1995, donc ça fait plus de 30 ans. Mais jusqu’à présent, elle constitue un élément de réconfort pour moi.

C’est un lien fort. 

Oui. Pour moi, la sororité, ça veut dire que je peux te confier ma vie et tu en prendras soin comme de la tienne. C’est ça, la sororité. Ce n’est pas seulement me faire un câlin, m’applaudir, m’envoyer un texto. Je ne sais pas si tu me comprends. C’est savoir que, quand j’ai un problème au Sénégal, je peux fuir et venir au Bénin, chez Chanceline, et j’y serai comme chez moi, parce qu’elle prendra soin de moi comme elle prend soin d’elle. Nous, nous n’avions pas honte de montrer nos faiblesses et nos insuffisances aux autres sœurs avec qui nous travaillions. Parce que nous savions que cela ne serait jamais tourné en ridicule ou utilisé contre nous, mais que nous allions recevoir le soutien dont nous avions besoin. Mais nous vivons dans une époque avec tellement d’individualisme, avec tellement d’égos… Parfois je regarde, certaines féministes, j’ai l’impression qu’elles ont la sensation que, si le ciel tombait, il suffirait qu’elles lèvent un petit doigt pour qu’il s’arrête. Le manque d’humilité est un frein à la sororité. Le manque d’empathie, ou la faiblesse de l’empathie, est un frein à la sororité.

 Je ressens ce que vous dites.

Nous savions que si l’une de nous tombait, c’était une soldate de moins dans notre armée. Et que nous avions besoin que chaque personne soit valide, prête à se battre, parce que c’était l’une des nécessités de notre lutte. Je n’ai pas peur de montrer mes insuffisances au sein de notre mouvement, parce que je me dis que c’est là que je peux recevoir l’aide dont j’ai besoin. C’est celle-là qui pense à peu près comme moi. C’est celle-là qui voit la vie comme moi. C’est celle-là qui ressent les choses comme moi. Donc, c’est celle-là qui peut me donner l’aide dont j’ai besoin.

Comment construit-on des espaces militants qui placent la bienveillance et la solidarité au cœur, y compris dans la gestion des conflits et dans les mécanismes de responsabilité/redevabilité ?

Nous disons toujours qu’il ne faut pas jeter l’eau du bain avec le bébé. Cela signifie que lorsque l’une d’entre nous dit quelque chose qu’elle ne devrait pas, cela montre qu’elle a un point de faiblesse sur lequel elle a besoin d’être renforcée, d’être éclairée. Cela ne veut pas dire que si tu lui dis « tu t’es trompée », elle va automatiquement accepter. Mais cela signifie que cette personne a besoin d’un repère. Parce que lorsque nous naissons, nous naissons dans un milieu patriarcal. Nous recevons une éducation patriarcale. Même moi, à mon âge, dans ma 69ᵉ année, je sais que je traîne encore des relents de mon éducation patriarcale sur lesquels je dois continuer à travailler. L’éducation féministe, c’est tout au long de la vie. Une féministe qui juge une autre féministe « pas assez féministe », est-ce qu’elle-même est assez féministe ?

Est-ce qu’il n’y a pas des points sur lesquels elle traîne encore les réminiscences de son éducation patriarcale ? Patriarcalo-capitaliste ? Celui qui n’a pas atteint l’autre rive ne doit pas se moquer de celui qui se noie. On doit l’aider à garder la tête hors de l’eau. Ça fait partie de la sororité, justement : comprendre que, même si féministes que nous sommes, tous les messages que nous recevons à travers les médias, à travers les conversations de notre famille, à travers nos États, même les messages subliminaux, sont des messages patriarcaux. Et que nous devons continuer à nous éduquer et à nous éduquer les unes les autres, constamment, tout au long de notre vie. La sororité, c’est aussi ça.

L’éducation féministe tout au long de la vie.

Oui. Des fois, ça me choque un peu, la violence dans des espaces avec les jeunes féministes. Les dénonciations entre féministes, les attaques entre féministes… Tu sais, nous, on était de partis politiques différents, mais une fois qu’on se retrouvait au sein du mouvement féministe, dans les organisations féministes, tu ne pouvais pas savoir qui était de quel parti politique. Tu ne pouvais pas percevoir les différences d’appartenance partisane. Et même quand on se reprochait des choses, on le faisait avec tact. On choisissait les mots pour dire à une sœur : Ce que tu as fait, ce n’est pas juste, ou bien : Ce que tu as fait, je ne suis pas d’accord. Et ça, pour moi, c’est aussi quelque chose d’important dans la sororité. Parce que tu ne peux pas attaquer violemment une personne et vouloir, après, avoir des relations normales avec elle. Nous sommes toutes des êtres humains. Nous avons de la sensibilité. Je pense que s’il y a un élément sur lequel le mouvement des jeunes féministes devrait travailler, ce serait comment faire pour atténuer cette violence-là au sein du mouvement. Cette violence qui fait presque insensibilité à l’autre.

En parlant de ça, quelle est votre vision du mouvement féministe africain intergénérationnel ?

L’intergénérationnalité est une exigence. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un article sur ça avec une autre féministe. Actuellement, tous les regards sont orientés vers les jeunes féministes. Je vois beaucoup d’organisations de jeunes féministes. Mais est-ce que tu as vu une organisation de féministes aînées ?

Hahaha

Est-ce que dans le mouvement féministe, on va se comporter comme dans le mouvement capitaliste ? Dans le mouvement capitaliste, tant que tu as la force de production, tu es dans le système. Une fois que tu n’as plus la force de production, que tu ne sers plus au système, tu es éjecté. Est-ce que le mouvement féministe va fonctionner ainsi ? 

J’attire l’attention sur cela, car le travail intergénérationnel, les relations intergénérationnelles, sont d’une grande importance pour moi. D’abord, j’ai besoin de me réconforter à l’idée que les choses ne vont pas finir avec moi et les féministes de ma génération. J’ai besoin d’être rassurée sur ce point-là.  C’est tout à fait émotionnel, c’est tout à fait psychologique. Et je revendique cette émotion-là. Ensuite, il y a de nouveaux enjeux qui émergent. Des enjeux que nous, nous n’avons pas, mais que nous voyons avec les plus jeunes. Et des enjeux que les plus jeunes n'ont peut-être pas connus, mais qui peuvent être lus à la lumière du passé.

Comment pouvons alors construire un mouvement féministe intergénérationnel selon vous ? 

On parle souvent de transmission intergénérationnelle. Moi de plus en plus je parle d’échange. Parce que ce ne sont pas seulement les aînées qui ont à apprendre aux jeunes, mais les jeunes aussi ont à apprendre aux aînés. C’est cet échange qui permet de tisser des liens. Donc intergénérationnel, inter-transmission également. Parce que si aînées qu'on soit, on n'a pas le monopole de la vérité. Parce qu'on dit que l'intelligence, le savoir, c'est une aiguille perdue. Une aînée peut la ramasser tout comme une jeune peut la ramasser. L'essentiel, c'est qu'on puisse trouver l'aiguille. Et ce n'est pas parce qu'on est plus âgée, qu'on a plus d’expérience dans le mouvement, qu'on est plus féministe que les jeunes.

On parle souvent de transmission intergénérationnelle. Moi de plus en plus je parle d’échange. C’est cet échange qui permet de tisser des liens. Donc intergénérationnel, inter-transmission également.

L'idée d’inter-transmission est une belle manière d’aborder l’intergénérationnalité.

Je pense que j’ai un excellent exemple ici au Sénégal. Il y a eu un atelier sur le Code de la famille. Ce sont les jeunes qui avaient pris l’initiative à la publication de la composition de l’actuel gouvernement. Elles avaient pris l’initiative de créer une plateforme, un groupe WhatsApp. On m’en a parlé. J’ai dit : « Il faut me mettre dedans. » Il y a eu d’autres féministes plus âgées que moi qui ont été ajoutées. Donc, tout le monde est dans le groupe, et chaque personne donne son opinion. Toutes les opinions sont traitées sur un même pied d’égalité. Les gens sont d’accord avec ci ? On le fait. Avec ça ? On le fait. Les gens ne sont pas d’accord avec quelque chose ? On ne le fait pas. Dans ce collectif-là, il y a trois générations. Nous participons aux réunions, mais sans pour autant dire : « Ah non, de notre expérience, c’est comme ça qu’il faut faire. » Non. Nous nous écoutons, nous donnons nos points de vue et nous prenons les décisions ensemble.

C’est un bel exemple de collaboration intergénérationnelle. 

Moi, j’ai participé aux discussions, mais je n’étais pas présente à l’atelier parce que j’étais en mission. Mais j’ai reçu les photos et, sur ces photos, les gens étaient assis sans distinction de génération. C’est-à-dire qu’on n’a pas mis les aînées sur une table à part. Les participantes étaient assises en tant que participantes, un point, c’est tout. Pour moi, les relations intergénérationnelles, c’est comme une éducation par les paires. C’est-à-dire que les aînés ont énormément à apprendre, n’est-ce pas, des jeunes, tout comme les jeunes également ont beaucoup à apporter et aussi à apprendre, n’est-ce pas, des aînés. Et si on conçoit cela de cette manière-là, même indépendamment de l’âge, même entre deux aînées ou entre deux jeunes, dans le mouvement féministe, chaque féministe, quel que soit son âge, quelle que soit sa génération, a beaucoup à apporter et beaucoup à apprendre de l’autre, indépendamment de l’âge ou de la génération.

Comment vivez-vous votre militantisme féministe de nos jours ?

Ces dernières années, mon engagement a surtout été d’accompagner les organisations féministes. Quand je dis organisations féministes, ce sont des organisations cisgenres, tout comme les organisations identitaires. Je les accompagne parce que je sens que c’est de mon devoir, c’est de ma responsabilité pour que la chaîne ne soit pas rompue.

Comment ça se passe ? 

D’abord, j’apprends beaucoup des jeunes féministes. Les conditions dans lesquelles j’ai milité sont totalement différentes des conditions dans lesquelles les jeunes travaillent aujourd’hui. La manière de militer est différente. Et moi aussi, j’apporte de mon expérience. J’apprends aussi beaucoup des organisations de travail de sexe, de LBTQ, etc.

De votre expérience, quelle stratégie pouvons-nous utiliser pour faire avancer la lutte contre les violences faites aux filles et aux femmes sur le continent ? 

Apprendre aux filles et aux femmes à résister. Les hommes ne renonceront jamais à leur pouvoir. Où est ce que tu as vu une personne sur terre renoncer volontairement à son pouvoir sans oppression ? Les hommes ne renonceront jamais à leur pouvoir tant qu’ils ne trouveront pas de la résistance en face d’eux. Les He for She là, les masculinités positives… Prrr… C’est de la poudre aux yeux. Il faut apprendre aux filles et aux femmes à résister et à se battre. Se défendre, résister, combattre. 

 Et collectivement. Quelle est votre action féministe quotidienne ?

Mon action au quotidien, c'est d'aimer. Aimer sans condition. Aimer chaque jour. Aimer, tout simplement.

 On demande souvent pour finir une conversation : quelle est votre devise féministe ? 

Ah ça, j’avoue que je n’y ai jamais pensé. Mais je sais que ce qui résume mon attitude, ma pensée, ma façon de faire, ma façon de vivre…C’est trois mots : Résister, Combattre et Gagner. C’est tout. Et cela, c’est aussi AIMER.

Merci à vous. Ce fut un plaisir d’avoir cette conversation avec vous.

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« Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 3/4

C’est la troisième partie de notre conversation avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. 

Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1), les débuts de son engagement féministe et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (Partie 2). Maintenant nous allons découvrir ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. 

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Cette année, on parle beaucoup des 30 ans de la conférence de Beijing. Étiez-vous à la conférence de Beijing ou impliqué·e dans les débats à l’époque où elle a eu lieu ?

La Conférence de Beijing, en 95, c’était ma génération. J’ai participé aux débats. La conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la conférence mondiale sur la femme de Beijing, a eu lieu à Dakar, en 1994. J’y ai participé.

Aviez-vous l’impression, à l’époque, que les préoccupations spécifiques des femmes africaines étaient prises en compte dans les débats de 1995 autour de Beijing ?

Oui. Par exemple, à la Conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la Conférence mondiale sur la femme de Beijing, nous avons dit que nous, Africaines, avions des préoccupations autres que celles des femmes européennes et américaines. On a dit, par exemple, que la question de l’éducation des filles, du statut de la petite fille, la question de la scolarisation des filles était un enjeu, une question de développement, une question de droit et une priorité pour nous. Et c’est ainsi qu’avec cette bataille menée par les femmes africaines, le point concernant la petite fille a été ajouté à la plateforme d’action de Beijing. Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point-là, lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est notre empreinte, c’est l’empreinte de notre lutte, nous, en tant que femmes africaines.

Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est l’empreinte de notre lutte, en tant que femmes africaines.

Trente ans après, pensez-vous que les choses ont évolué ? 

De mon point de vue, les choses ont évolué. Mais trop peu. Trop lentement. À  partir de Beijing, au niveau régional, en Afrique, d’autres textes, d’autres outils, d’autres instruments juridiques, ont été adoptés. Mais comment se fait-il que ce soient encore les mêmes revendications qui soient posées ? Comment se fait-il que ce soient les mêmes formes de violence, de déni des droits qui soient encore en cours, à travers le monde ? Qu’est-ce que les États, les institutions ont fait de ces résolutions-là, de ces déclarations-là ? Comment se fait-il que les revendications que nous posions il y a trente ans soient les mêmes que celles que vous vous posez encore à votre trentaine ? Les choses ont trop peu évolué de mon point de vue. Les choses ont évolué trop lentement par rapport aux promesses que les institutions internationales avaient faites, trop peu par rapport aux promesses que l’Union Africaine nous a faites, que la CEDEAO nous a faites et que nos différents pays également nous ont faites.

Des féministes disent à propos de la Conférence de Beijing et des processus qui ont suivi qu’ils sont devenus un processus institutionnalisé et réformiste, voire récupéré par le néolibéralisme et par des agendas occidentaux. Qu’en pensez-vous ?

Il faut qu’on se dise la vérité. Nous vivons à une époque néolibérale. Les institutions internationales sont des institutions nées du néolibéralisme. On n’a pas fait de révolution. Nous ne vivons pas une situation révolutionnaire. Donc, nous essayons de nous mouvoir dans le cadre d’un carcan néolibéral. Et ça, il faut le savoir. Il y a eu, en son temps, des initiatives révolutionnaires. Mais notre époque, l’époque historique dans laquelle nous vivons, c’est le triomphe du capitalisme dans sa phase néolibérale sur le socialisme et sur le communisme. Nous vivons et nous intervenons dans un contexte capitaliste néolibéral qui connaît certes des soubresauts, qui est en crise profonde, mais qui n’a pas encore en face de lui une alternative sociale de changement, de progrès, une alternative révolutionnaire. J’espère qu’avec les générations actuelles ou avec les générations prochaines, nous allons connaître un regain révolutionnaire. Je l’espère, je le souhaite, parce que c’est cela qui peut nous rapprocher d’États et d’institutions à vocation et à caractéristiques humaines.

C’est une analyse avisée de la situation actuelle

Les Nations Unies, tant qu’elles sont sous ce format-là, ne peuvent être que des institutions néolibérales, parce qu’elles sont nées dans un contexte et sont le résultat de processus issus du néolibéralisme. Et ça, il faut avoir l’objectivité de le comprendre. Sinon, on va mener des luttes en pensant qu’on change fondamentalement les choses, mais non. Ce que nous faisons actuellement dans le mouvement féministe, c’est du réformisme. Certes, nous remettons en cause les structures patriarcales, mais jusqu’à quel point les remettons-nous en cause ? Nous faisons encore du réformisme. Et ça, il va falloir le reconnaître pour qu’on puisse connaître une nouvelle ère révolutionnaire. Personnellement, je ne sens pas encore les prémices, ni théoriques, ni pratiques, ni organisationnelles, d’un regain, d’une remise en cause du capitalisme et du néolibéralisme présentement. 

Pensez-vous qu’il y a des questions politiques essentielles que le féminisme africain n’adresse pas et auxquelles nous devrions prêter attention ou sur lesquelles nous devrions nous concentrer davantage ?

Oui, la question du néocolonialisme. Pour moi, je pense que, jusqu’à présent, dans nos analyses, on s’est focalisé sur les femmes, en oubliant que, si femmes que nous soyons, nous vivons dans un contexte social, dans un contexte politique, dans un contexte économique, et que nous vivons dans des pays qui n’ont pas encore, disons, réalisé leur autonomie économique et leur autonomie politique. Ce qui se passe dans l’espace du Sahel, avec l’Alliance des États du Sahel (AES), montre justement que, dans nos analyses, il y a des aspects politiques que nous ne prenons pas assez en charge. Un autre exemple, ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Sud avec la question des terres, ce sont des questions qui devraient être liées à nos analyses. Aujourd’hui, dans cette politique de remembrement des terres, de redistribution des terres, jusqu’à quel point les besoins et les préoccupations des femmes noires sud-africaines sont-ils pris en compte ? 

Sans oublier ce qui se passe au Soudan. 

Oui. Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges que la situation, disons, express des femmes. Nous devons nous intéresser à toute situation, toute loi qui a une répercussion dans nos vies.

Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges. Nous devons nous intéresser à toute situation qui a une répercussion dans nos vies.

Même les relations Nord-Sud, les relations entre le Sénégal et la France, entre la RDC et la Belgique, quand nous analysons, ce sont des questions qui devraient nous intéresser en tant que féministes. Parce qu'il y a encore des répercussions, si on analyse bien ce qui est en train de se passer en RDC, actuellement. Ce sont encore des réminiscences des relations néocoloniales, de la période coloniale. Comment est-ce que nous analysons ces faits-là ? Nous devons nous y intéresser encore plus. Et nous ne le faisons pas assez. Il faut de l’éducation politique sur ces questions, car beaucoup de féministes ne comprennent pas les caractéristiques de l’époque dans laquelle nous vivons. 

Comment pousser cette éducation politique au sein de nos mouvements ? Un argument que j’entends souvent lorsque ces questions sont évoquées, c’est : « Nous avons déjà assez de problèmes dans nos contextes. »

Toutes ces questions sont interreliées. C’est comme si tu disais que tout mon corps est sale, mais que tu préfères laver tes pieds et tes mains, ta tête et ton cou, parce que c’est ce qui est le plus apparent aux yeux des gens. Ou bien d’autres vont dire : non, ce qui est le plus important, c’est d’avoir une hygiène des parties sexuelles, parce que c’est ça qui compte le plus. Non. On ne peut pas démembrer la vie des femmes, ce n’est pas possible. On peut peut-être avoir un focus, mais on ne peut pas ignorer qu’il y a une interrelation entre tous les aspects de notre vie, que ce soit culturel, politique, social, économique, religieux, etc. Il y a une interrelation. Je suis sûre que si on poussait sur la question politique, on verrait qu'au sein de notre mouvement, nous avons encore des fissures au niveau de la conscience politique. Si on ne se pose pas la question, on ne saurait pas. 

Pensez-vous que cela affecte nos mouvements ?

Je me dis que jusqu’à présent, nous gagnons d’un côté, mais pendant ce temps-là, il y a un autre côté que nous considérons comme n’étant pas encore urgent. Et quand nous gagnons à droite, on se rend compte que le côté gauche est gangrené. On se dit alors qu’il faut se tenir du côté gauche, et on oublie le côté droit. Et avant même que l’on termine le côté gauche, la gangrène a repoussé du côté droit. Je donne l’exemple de ce qui nous arrive actuellement au Sénégal avec le Code de la famille. Le Code de la famille avait été adopté en 1972, un code consensuel, bien que basé pour l’essentiel sur la religion musulmane, mais qui permettait au moins des avancées en termes de droits conjugaux pour les femmes.

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

Une fois que le code a été voté, on l’a laissé de côté. De temps en temps, on en parlait, mais on estimait qu’il y avait des choses plus urgentes, comme les violences basées sur le genre, les viols, qui sont des questions essentielles qu’il nous faut régler. Mais pendant ce temps-là, on a oublié le Code de la famille. Les organisations religieuses musulmanes, elles, ont continué à travailler sur ce code. Le mois dernier, elles ont organisé une grande manifestation pour une révision du Code de la famille basée entièrement sur la Charia. Tout le monde a eu peur. Ça a été le branle-bas dans le combat. On a cotisé, on a organisé un atelier pour faire nos propres propositions. Mais les autres nous avaient devancés sur ce terrain-là. Et actuellement, nous cherchons à nous rattraper. Cela signifie que notre capacité d’anticipation est un élément sur lequel il nous faut travailler. 

Il y a cette idée que nous sommes toujours en train de réagir au lieu d’organiser profondément la résistance. 

Ce qui nous permet d’avoir cette capacité d’anticipation, c’est justement de comprendre la mouvance globale dans laquelle nous nous situons et dont chaque aspect a un impact. Par exemple, moi je ne nierais pas, si une personne disait qu’il y a, un lien entre l’élection de Donald Trump et la vivacité des organisations religieuses musulmanes au Sénégal. Je ne dirais pas qu’il n’y a pas de lien. Parce que l’on connaît la position de Donald Trump sur la question de l’avortement, sur la question du genre, sur la question des identités et de l’orientation sexuelle, sur la question du mariage, sur la question de la famille. Et je suis sûre que, bon, ce n’est pas seulement au Sénégal, que si on interrogeait d’autres féministes, à travers d’autres pays, on se rendrait compte que le fait que Donald Trump soit au pouvoir a un impact sur des organisations qui, généralement, n’étaient pas aussi actives, mais qui, maintenant, se sentent vraiment revigorées.

Son élection et ses propos sur les personnes de genre divers ont soulevé une vague d’homophobie et de transphobie dans notre région et en ligne.

Et donc, par esprit d’anticipation, on peut se dire : Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, quelles sont les répercussions que cela pourrait avoir dans nos vies, dans nos organisations ? La capacité de nuisance des organisations anti-droits, des organisations anti-genre, c’est leur capacité d’anticipation. De notre côté, la faiblesse, c’est cet aveuglement concernant la lecture des enjeux au niveau global et leurs répercussions dans nos propres vies. 

Parfois des choses se passent, des initiatives existent mais nous ne savons pas. Pensez-vous que le manque de connexion entre les différentes parties du mouvement créé cela ?

Justement. Comme on ne sait pas ce qui se fait ailleurs, on a l'impression que rien ne se passe. Tu as parfaitement raison d'avoir soulevé ça. Il nous faut nous parler davantage, communiquer davantage, et avoir une plateforme pour des conversations. Il nous faut avoir une cartographie de nos interventions. Au moins pour pouvoir identifier les zones, les revendications et les stratégies déployées par d’autres. Tout ce que nous faisons doit tenir compte des interrelations entre différents aspects qui se passent même en dehors de notre pays. Bien sûr en tenant compte de nos capacités, au regard des faibles ressources dont nous disposons.

La question des ressources influence beaucoup ce que nous faisons, ce que nous pouvons faire

Tu as très bien vu. Et quelque part, la responsabilité des bailleurs de fonds est impliquée. Nos organisations sont tellement démunies, tellement précaires, qu’on n’a pas la force de résister à une proposition de financement. Dès qu’on sait qu’il y a un financement dans tel domaine, on cherche même parfois comment reformuler certains éléments de nos plans stratégiques, quel mot ajouter, quel qualificatif changer pour que notre mission et nos objectifs puissent cadrer avec tel ou tel bailleur de fonds. Et cela est justement dû à la faiblesse, à la précarité financière dans laquelle nous vivons en tant qu’organisations, en tant qu’activistes, malheureusement.

De toute façon, je ne critiquerai personne, aucune organisation, pour avoir cette attitude. Mais nous devons prendre conscience que cela affaiblit l’impact de nos actions et qu’il serait intéressant de développer notre capacité d’analyse politique. Parce que si on ne le fait pas, nous allons continuer, non pas à chercher la tête du serpent, mais à chercher la trace du serpent.

Dans la quatrième et dernière partie, Awa Fall-Diop partage ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme. À lire ici.

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« Si on veut changer une société, il faut changer là où on crée la société » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 2/4

Nous poursuivons notre entretien avec Awa Fall-Diop. Elle est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Dans la première partie de cette conversation, Awa Fall-Diop a partagé avec Chanceline Mevowanou les moments marquants de son enfance. 

Dans cette deuxième partie, nous explorons les débuts de son engagement, la construction de ses convictions féministes et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation.

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Pour vous présenter, vous avez dit : « Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes. » Comment vos convictions politiques se sont-elles construites ?

Je pense que depuis ma naissance, j’ai été éduquée comme féministe. Dans ma famille, quand on fait les louanges des femmes, on ne loue que ce qu’elles ont accompli. Je connais les femmes dans ma lignée sur 20 générations. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire, bien qu’elles ne soient pas au même niveau de conscience politique que moi. 

Je pense que depuis ma naissance, j’ai été éduquée comme féministe. Je connais les femmes dans ma lignée sur 20 générations. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire.

Je suis née dans ça, une lignée de femmes qui ne se laissent pas faire.  Je ne dis pas qu’il suffit de “naître dans ça” pour absorber cette éducation, parce qu’il y a d’autres personnes qui sont dans la même famille et qui n’ont pas les mêmes positions que moi. Peut-être que ce qui a traduit l’attitude féministe en une conscience féministe chez moi a été mon enrôlement dans les organisations marxistes, léninistes, maoïstes. Je pense que ça m’a permis de structurer mon tempérament et mon éducation en une vision politique.  

Comment vous avez rejoint ces organisations ?

C’était au temps du parti unique au Sénégal. La création d’autres partis politiques était interdite. Ces organisations venaient faire de la sensibilisation et utilisaient le théâtre. On faisait du théâtre dans mon quartier. Ce qui se disait résonnait en moi. Ce à quoi elles appelaient correspondait à ce qui était en moi. Ça me parlait. C’est comme ça que je me suis engagée.

Est-ce que vous vous rappelez de la première organisation que vous avez rejoint ?

Oui. Et le nom de cette organisation signifiait « Agir ensemble ». 

Comment votre implication dans ces organisations a-t-elle contribué à la construction de votre vision féministe et politique ?

Dans ces organisations, il y avait des sessions de formation sur le marxisme, la lutte des classes, sur le panafricanisme, sur Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral, et Julius Nyerere. Donc, dans ce cursus de formation, on parle forcément d’oppressions. Et il était facile de lire l’oppression des femmes par les hommes, même au sein de l’organisation. On a commencé à les interpeller sur certaines pratiques qui étaient loin d’être des pratiques marxistes, donc loin d’être libératrices. On nous disait qu’il faut d’abord travailler pour la révolution, et c’est la révolution qui va régler les problèmes du peuple et les problèmes des femmes. On a dit non, qu’il y a des problèmes que nous devons régler ici et maintenant. On ne va pas souffrir en attendant la révolution. Ce qu’on voulait régler, ce sont nos rapports entre militants et militantes au sein de l’organisation. Et on peut régler ça. 

Ce que vous dites est encore d'actualité aujourd'hui. De nombreuses jeunes féministes ont du mal à s'engager et à collaborer avec certaines organisations qui se disent panafricanistes, car leur vision de la libération du continent ne prend pas en compte les préoccupations des femmes et d'autres groupes marginalisés.

Ces organisations qui se disent panafricanistes avec une telle vision de la libération de l’Afrique n’ont certainement pas lu  Samora Machel, Amilcar Cabral, Thomas Sankara qui parlent précisément de la libération de la femme. Il y a des choses que nous devons régler, notamment comme les problèmes dont souffrent les  femmes et d’autres groupes marginalisés pour accélérer l’avènement de la révolution.

Pour vous, c’est quoi le féminisme ? 

Pour moi, le féminisme, c’est une vision politique, un engagement politique de lutte contre toute forme d’oppression entre les hommes et les femmes, entre les femmes, et les relations entre les pays, et entre les continents. Tant qu’il y a une oppression, de quelque nature qu’elle soit, il y a une nécessité de la lutte féministe. 

Quand vous dites « c’est une vision politique, un engagement politique », pouvez-vous expliquer ?

Oui. Politique, c’est différent de partisan. Et les gens font souvent la confusion entre les deux. Partisan, c’est de quel côté tu es. Par exemple, toi Chanceline, est-ce que tu es dans le parti républicain pour sauver le Bénin ? Est-ce que tu es dans le parti des démocrates ? Ça, c’est être partisan. Être politique, c’est avoir une conception globale du monde, de comment le monde devrait être organisé, comment il devrait fonctionner, quelle est la place de chaque élément, de chaque entité, pas seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les arbres, les fleurs, les mers, les fleuves, les rivières, le sol, le ciel, la terre, l’air. C’est ça, avoir une vision politique.

Être politique, c’est avoir une conception globale du monde, de comment le monde devrait être organisé, comment il devrait fonctionner, quelle est la place de chaque élément, de chaque entité.

Vous vous êtes aussi définie comme « militante révolutionnaire ». Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

Militante révolutionnaire, parce que ma conviction intime est que le changement est l’élément pérenne dans ce monde. Par exemple, depuis ce matin, on t’appelle Chanceline. Mais la Chanceline qui est entrée dans cette salle à 8 h n’est pas la même que la Chanceline qui est là, assise. Tu en es consciente ? 

Je vois ce que vous voulez dire. 

Que ce soit les êtres humains, que ce soit les choses, tout change. Être révolutionnaire, c’est accepter ce principe-là. Non seulement l’accepter, mais également chercher à le provoquer, là où il y a de la résistance, là où il y a des tentatives de conservation. Tu sais, même dans le mouvement écologique, je suis contre les mouvements de conservation de la nature. On ne peut pas conserver la nature, on peut la préserver. Parce que la nature porte en elle-même le changement. Donc, révolutionnaire, c’est être contre toute forme de conservation, toute idéologie conservatrice, tout mouvement conservateur. C’est avoir conscience que le changement est inéluctable. 

Quelles sont les actions dans lesquelles vous vous êtes impliquée au début de votre engagement féministe ?

On a beaucoup fait de sensibilisations pour le changement des perceptions sur divers sujets : les droits, l’égalité, la dot, l’excision, la scolarisation des filles. Je me rappelle même qu’on faisait une de ces séances de sensibilisation une fois, et la police est venue nous ramasser en nous disant que c’était interdit. J’ai beaucoup travaillé sur ces sujets via des émissions, par des apparitions publiques, par des prises de parole. Par des pétitions aussi. Je me rappelle, il fut un temps où une femme travailleuse ne pouvait pas prendre en charge son enfant pour les frais médicaux. Alors que son collègue homme, de même fonction, de même grade, avait la possibilité de prendre en charge son enfant avec la sécurité sociale. Avec d’autres amies, nous avons commencé une pétition : « Nous sommes mères, nous sommes travailleuses ». C’est à partir de cette pétition que les organisations syndicales se sont saisies de cette revendication. 

Des organisations syndicales de quel domaine ?

Des organisations syndicales d’enseignant·e·s. J’étais enseignante. J’enseignais le français à l’école élémentaire. Comme nous avons des amies dans les régions, nous avons fait circuler la pétition partout dans les régions, et on a eu énormément de signatures. Chacune d’entre nous a poussé au niveau de son syndicat pour que les syndicats prennent en charge collectivement cette revendication.

Vos convictions féministes ont-elles influencé la manière dont vous enseignez à l’école ?

Absolument. Au point même de créer une organisation appelée ORGENS, Observatoire des Relations de Genre dans l’Éducation Nationale au Sénégal. En tant qu’enseignante, je regardais les manuels de lecture et je voyais que toutes les femmes qui y figuraient, soit elles balayaient, cuisinaient, portaient un enfant, dansaient, se tressaient ou se coiffaient. Les hommes qui étaient illustrés dans les manuels, eux, étaient directeurs d’école ou occupaient d’autres métiers. Un jour, j’ai pris le manuel et je suis allée au ministère. À l’époque, André Sonko était ministre de l’Éducation. J’ai demandé à sa secrétaire : « Je veux rencontrer le ministre. » Elle m’a dit : « Vous avez une audience ? » J’ai répondu : « Non, je n’ai pas d’audience, mais je dois rencontrer le ministre. »

Vous avez eu une démarche déterminée

Le ministre sortait de son bureau. Je dis : « Monsieur le ministre, j’ai besoin de vous voir. » Il me dit : « À quel sujet ? » Je commence à parler et il dit à sa secrétaire : « Donnez-lui un rendez-vous, tel jour. » Et le jour du rendez-vous, je suis venue et je lui ai présenté ma préoccupation. Je lui ai dit : « Monsieur le ministre, dans le manuel, il y a 20 % de femmes alors qu’elles sont au moins 50% dans la population. Dans notre pays, dans les écoles, il y a des enseignantes, mais dans le manuel, seuls les hommes sont représentés à ces postes. Dans le manuel, il n’y a même pas une enseignante. Dans notre pays, il y a des sages-femmes, des femmes médecins, il y a des avocates. Mais cela n’est pas montré dans le manuel… »

J’ai continué : « Comment voulez-vous que les filles de notre pays puissent se projeter dans un avenir où elles sont autre chose que nourricières, balayeuses, ménagères… Comment voulez-vous que le taux de scolarisation augmente si les filles ne se projettent pas dans un avenir où elles occupent d'autres postes de responsabilité, monétisés ? Comment voulez-vous que les parents qui regardent ces manuels changent leur regard sur les filles ? etc. » Il m’a fixé un autre rendez-vous avec les directeurs des services. Et je suis revenue. 

C’est impressionnant ce que vous avez fait.

Je suis revenue. Quand je suis entrée, un directeur m'a dit : « Mademoiselle, vous vous êtes trompée. Vous allez à quelle réunion ? » (Rires) J’ai répondu : « Je vais à la réunion avec le ministre de l’Éducation. » Il m’a dit : « Ah bon ? Avec le ministre de l’Éducation ? » J’ai dit : « Oui. »

Du sexisme quoi…

Oui. Ensuite, le ministre est arrivé et j’ai expliqué. On m’a dit : « Oui, nous avons bien pris note… Mais les livres, il faut d’abord que le coût soit amorti, pour qu’on puisse les changer. » Plus tard, les manuels ont été changés. Il y a des filles qui sont avec une loupe en train de scruter le ciel. D’autres avec le globe terrestre.

Bravo pour cette initiative. Quelles ont été les autres actions de Observatoire des Relations de Genre dans l'Éducation Nationale au Sénégal ? 

Nous avons élaboré des modules de formation du personnel enseignant pour l’introduction de l’égalité de genre dans les situations d’enseignement-apprentissage. Et nous en avons formé pas mal. Aujourd’hui, si le genre est introduit dans les manuels, dans les situations d’apprentissage, c’est grâce à cette association-là. Une fois que ça a été fait, on s’est dit que notre mission était terminée. Parce que notre objectif, c’était d’institutionnaliser le genre dans le système éducatif.

J’ai vu que votre expérience avec l’Observatoire des Relations de Genre dans l'Éducation Nationale au Sénégal a été mise en avant sur votre profil en tant que Innovatrice Ashoka Changemaker.

Oui. Notre concept était simple : si on veut changer une société, il faut changer là où on crée la société. Et on crée la société dans la famille, on crée la société à l’école. Il y a beaucoup d’enseignants et d’enseignantes qui, après la formation, disaient qu’ils ne se rendaient pas compte de ces situations, parce que personne ne leur avait ouvert les yeux. Tu vois, c’est la raison pour laquelle il ne faut jamais avoir de préjugé comme quoi ça ne va pas marcher. Des gens ont certains comportements parce qu’ils ne savent pas. Mais une fois qu’ils savent, ils sont capables de changer de comportements.

Quel est votre plus beau souvenir en tant qu’enseignante ?

En tant qu’enseignante, mon plus beau souvenir, c’est de retrouver une de mes élèves dans l’une des plus grandes banques au Sénégal. Bon c’est le système capitaliste, certes, et je combats farouchement le système capitaliste qui est un système oppressif. Mais en tant qu'enseignante, j’ai eu beaucoup de satisfaction à voir qu’elle a réussi à se hisser. Une fois aussi, on était dans une manifestation politique, et j’ai vu deux de mes élèves qui étaient des journalistes reporters. Ce genre de choses me font énormément plaisir.

Alors, comment est-ce que votre engagement féministe a évolué ensuite ?

Il va falloir que j’y réfléchisse. Parce qu’en réalité, je me suis souvent laissée porter d’abord par la vague. C’est-à-dire, je passe quelque part, je vois qu’il y a des gens qui revendiquent, je viens, je me joins à la lutte. Et au fur et à mesure, je me retrouve au-devant du combat. C’est comme ça que mon militantisme s’est développé. Je n’ai jamais pensé spécifiquement à comment faire pour développer mon militantisme.


Dans la troisième partie de l’interview, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis persistants auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Cliquez ici pour lire cette partie.

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« Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 1/4

Awa Fall-Diop est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Née et ayant grandi dans un quartier populaire, cet environnement a nourri son attachement aux valeurs de justice, de résistance et de convivialité, qui se reflètent aujourd’hui dans son militantisme.

Dans cette conversation, Chanceline Mevowanou échange avec Awa Fall-Diop sur son engagement et son parcours féministe. Dans la première partie de l’entretien, nous découvrons son enfance dans son quartier d’origine, et l’influence de cet environnement et de son éducation sur sa personnalité. Ensuite, nous en apprenons davantage sur la construction de ses convictions politiques et féministes, ainsi que sur son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (deuxième partie). Dans la troisième partie de l’entretien, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Enfin, nous explorons ses réflexions et pensées sur divers sujets, tels les féminismes africains, la sororité et la construction d’un mouvement féministe intergénérationnel (quatrième partie).

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Bonsoir Tata Awa. J’espère que vous allez bien. 

Ça va très bien. 

Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?

Je suis Awa Fall-Diop. Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes.

Merci d’avoir accepté d’échanger avec moi. Je suis curieuse de savoir ce qui a façonné votre parcours. Où avez-vous grandi ?

Je suis née et j’ai grandi dans un quartier populaire et bien connu au Sénégal, Grand Dakar. Au Sénégal, il suffit de dire “Je suis de Grand Dakar” pour qu’on sache que c’est une personne qui a vécu, qui a du tempérament, qui n’accepte aucune forme d’oppression, aucune forme de subordination. C’est la marque déposée de notre quartier. C’est un quartier formé par nos parents depuis la période coloniale où j’ai grandi et où je me rappelle que chaque famille était ma famille. J’avais la possibilité de manger dans n’importe quelle famille, si ce qui était préparé à la maison ne me plaisait pas. Je passe devant une autre maison, je sens l’odeur d’un plat qui m’attire, j’entre et on ne me pose pas de questions. J’ai le droit de mettre la main au plat. Je suis dans une cour, on discute et il se fait tard, j’ai le droit de dormir dans cette maison et en toute sécurité.

Ce que vous décrivez est magnifique. Quand vous repensez à votre enfance à Grand Dakar, quels sont les souvenirs qui vous reviennent ?

Cette solidarité et cette convivialité entre les familles, c’est quelque chose qui m’a toujours marquée. Je pense que c’est aussi un des fondements qui font que je me sens à l’aise dans les mouvements. Telles que les concessions étaient organisées, tu pouvais passer d’une maison à une autre dans tout le quartier sans sortir dans la rue, parce qu’il y avait des passages entre toutes les maisons. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui avec la violence urbaine, les vols et autres. Maintenant, chacun·e s’est barricadé·e dans sa maison, ce qui est regrettable, car cela constitue un frein aux relations humaines, à la solidarité humaine tout simplement.

Qu’est-ce qui était à l’origine de cette convivialité dans votre quartier à l’époque ?

Ce qui peut expliquer cette convivialité dans le quartier à l’époque, c’est le processus d’établissement même du quartier. Parce que nos parents ont été les premières familles à habiter le quartier, pour l’essentiel. C’étaient de jeunes couples d’origine paysanne, mais qui étaient venus en ville travailler comme ouvrier·ère·s. Il y avait une similarité générationnelle, d’origine et de statut social, ce qui faisait que les enfants d’une famille étaient les enfants d’une autre famille. Et ça a duré. Des personnes comme moi continuent d’habiter le quartier… Beaucoup de personnes sont nées dans le quartier et continuent à y habiter. Nous nous sommes même marié·e·s entre nous. (Rires…)

Ça doit être une belle expérience de grandir dans ce quartier 

Il y a un moment, nous avons organisé un grand rassemblement avec les originaires qui sont encore là. Les originaires, dont les parents ont eu à vendre leurs maisons ou qui ont habité dans d’autres quartiers, se sont également joints à nous. C’était un rassemblement formidable où nous avons rappelé nos souvenirs d’enfance et partagé des histoires. On s’est retrouvé·e·s, et on a promis de faire ce rassemblement chaque année. Car la façon dont nous avons vécu dans ce quartier est une véritable marque déposée de ce lieu.

Ces retrouvailles ont dû être émouvantes. Vous disiez que quand on vient de ce quartier, on vous voit en tant qu’une personne qui n’accepte pas les oppressions.

Comme une personne déterminée.

Pouvez-vous expliquer ?

C’est peut-être à cause de l’histoire de nos parents, qui ont quitté le monde rural et voulaient se forger un destin en ville. Non seulement se forger eux-mêmes un destin, mais aussi celui de leurs enfants. Ça veut dire éduquer les enfants, les installer dans un processus qui leur permet d’être des personnes qui savent se défendre, qui savent ce qu’ils ou elles veulent, des personnes qui sont déterminées. Cela demande une grande détermination.

Y a-t-il des histoires de votre enfance dans ce quartier qui vous reviennent en mémoire ?

Je me rappelle deux histoires. Il y avait quelqu’un qui avait loué une chambre dans le quartier. C’était un enseignant, et j’étais en classe de CE1, donc je devais avoir neuf ou dix ans. J’avais une amie qui habitait dans la maison où il avait loué une chambre. De temps en temps, quand nous passions – nous étions un groupe de filles –, il nous appelait et nous donnait un peu d’argent, dix francs, cinq francs. À ce moment-là, dix francs, c’était beaucoup d’argent. Ou bien, il nous donnait des bonbons. On lui nettoyait sa chambre, on lui nettoyait ses verres. Un jour, je suis passée, j’étais seule, alors il m’a appelée. Il m’a dit : « Lave-moi mes verres. » Je lave les verres. Puis il m’a demandé : « Est-ce que tu as tes règles ? » Aussitôt, j’ai répondu : « Oui. », et je suis sortie précipitamment. Je suis allée à la maison et j’ai pris mon sac d’écolière pour sortir mes règles à tracer. 

Ma grande sœur était assise à côté. Elle m’a dit : « Mais tu es agitée comme ça, qu’est-ce que tu cherches ? » Je lui ai répondu : « Je cherche mes règles. » Elle m’a dit : « Pourquoi as-tu besoin de tes règles ? Je ne te vois pas travailler. » J’ai dit : « Non, c’est untel qui m’a demandé si j’ai mes règles. » Ma grande sœur est sortie comme une furie. Je l’ai vue partir, elle est allée taper le monsieur, elle l’a frappé. J’étais fâchée contre ma grande sœur.

Pourquoi fâchée ?

J’étais fâchée contre ma grande sœur, parce que je me disais : « Elle va me priver de bonbons. Elle va me priver des cinq francs et des dix francs qu’on me donne tout le temps. » Elle m’a dit : « Que je ne te voie plus jamais entrer dans sa chambre. » Le lendemain, quand on s’est réveillé·e·s, le monsieur avait déménagé. J’en ai voulu à ma grande sœur et c’est des années plus tard que j’ai compris de quoi il s’agissait. Ce monsieur voulait savoir si j’étais pubère ou pas. Tu vois, quand on parle de violences basées sur le genre, d’abus sexuels et de viol des petites filles, c’est une réalité. Et cette réalité ne date pas de maintenant.

C'est malheureusement toujours une réalité dans nos communautés. Quelle est la deuxième histoire ? 

Celle-ci m’a marquée positivement, haha ! Une nuit, nous avons organisé une soirée. En organisant la soirée, les garçons, sans nous le dire, avaient loué une chambre à côté du lieu où se déroulait la fête. Pendant la soirée, de temps en temps, l’un d’eux s’échappait avec sa petite amie pour aller dans la chambre. Tant que vous n’étiez pas allé·e dans la chambre, vous ne saviez pas qu’elle existait. Mais j’avais remarqué que, quand un couple sortait, il ne s’écoulait même pas cinq minutes avant qu’il ne revienne. Je ne comprenais pas.

Quand ce fut mon tour, mon amoureux me dit : « Viens, on va aller quelque part pour être seul·e·s. » Dès que nous avons pris la rue, nous avons croisé les grandes personnes qui étaient là et qui nous ont dit : « Hé, retournez au bal. » C’est ainsi que j’ai compris pourquoi chaque couple qui sortait revenait en moins de cinq minutes.

Hahaha… En parlant des grandes personnes, quelle était votre relation avec vos parents à cette époque quand vous étiez fille ?

Mes relations avec ma mère étaient très conflictuelles jusqu’à mes 22 ans. Parce que je suis une personne qui fait ce qu’elle veut. Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. J’étais libre, libre de mes mots, libre de mes gestes, libre de mes mouvements. Je n’aimais pas qu’on m’interdise de faire ce que je veux. Heureusement que je suis une personne relativement raisonnable. 

C’est ce qui a créé les conflits dans les relations avec votre mère ?

Oui. Ma mère était aussi une femme d’une force extraordinaire. Je vais faire une petite diversion, je vais vous raconter un peu l’histoire de ma mère. 

Allez-y 

Deux années dans l’histoire de ma mère. Ma mère est Lébou. Les Lébous, c’est une communauté de pêcheurs au Sénégal. Ce sont des communautés très endogames. Donc, ma mère a d’abord épousé un de ses cousins. C’est elle qui me raconte. Elle me dit qu'elle a fait onze ans de mariage, elle n’a jamais eu un retard de règles. Ils vivaient dans de grandes concessions. Il y avait donc les frères de son mari qui étaient là avec leurs femmes qui avaient des enfants. Durant les fêtes, les maris des autres femmes leur achetaient plusieurs pagnes. Elle, on lui achetait un pagne en lui disant : « Puisque personne ne te salit, un pagne, c’est suffisant pour toi. » Dans la maison, quand elle appelait un enfant pour l’envoyer à la boutique, on lui disait : «Si tu veux envoyer un enfant, accouche.» Tu vois la violence qu’il y a ? Quand on parle de violence conjugale, ce n’est pas seulement les coups et blessures, ce n’est pas seulement économique, mais aussi la violence psychologique, la violence émotionnelle. Elle a vécu ça pendant des années et un soir, elle était en train de piler le mil. Tu sais, quand tu piles, ça te fait des  ampoules.

Oui, dans les mains.

Voilà. Elle pilait, et elle avait des ampoules. À un moment, elle s’est dit : « Mais pour qui je pile ? Personne ne me salit dans cette maison, (c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’enfant qui lui pisse dessus). Pour qui je pile ? » Elle pose le pilon, entre dans sa case, sort ses bagages et retourne chez ses parents. Et pour ce mariage-là, c’est terminé !

Deux ans après, ma mère a pris le train et a rencontré mon père. Le train était plein, et un homme (mon père) lui a cédé sa place. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés et que leur histoire a commencé. Et ma mère a eu sa première grossesse…

Quelle histoire ! 

Oui. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte, parce que, pour elle, elle était définitivement stérile. Donc, elle prenait des plantes, des potions, etc. Quand sa grossesse a été confirmée, son premier mari est revenu. Il est revenu pour dire que c’était son enfant, parce qu’il y a des enfants qui se cachent sous les côtes pendant des années avant de naître. Ils sont même allés au tribunal. Plus tard, mon père est décédé. Il avait la maison où je suis né·e et où j’habite jusqu’à présent. J’aime cette maison. Ses frères sont venus et ont dit à ma mère : « Tu es une femme, tu ne peux pas diriger une maison. Tu ne peux pas diriger un foyer. Donc, il faut vendre la maison et retourner chez tes parents. » 

Ça continue encore aujourd’hui. Beaucoup de femmes continuent d’être perçues comme incapables ou illégitimes, alors qu’elles sont au cœur même du fonctionnement des familles. 

Ma mère a refusé. Elle leur a dit : « Là où j’ai vécu avec mon mari jusqu’à sa mort, c’est là que je vivrai jusqu’à ma mort. » Ils lui ont dit : « Si tu restes là, on ne viendra pas te trouver avec un grain de riz. » Ma mère leur a répondu : « Un jour, je vous trouverai chez vous avec des sacs de riz. » Et c’est ce qui s’est passé. Par la suite, chaque fois que ces frères ont eu des problèmes, c’est elle qui se battait pour régler les problèmes de nourriture, de scolarité de leurs enfants, de santé, etc.

Je comprends quand vous disiez que votre mère était d’une force extraordinaire. Vous aviez quel âge comme ça quand votre papa est décédé ?

J’avais six mois et ma mère en avait 32 ou 33. Elle était jeune et en ce moment-là, en 1956. Il n’y avait pas de femme cheffe de ménage. Dans notre quartier, elle a été la première femme à être cheffe de ménage. C’est cette femme, qui a un caractère tellement trempé, qui m’a élevée peut-être à son image, et nécessairement deux caractères trempés, ça fait des étincelles. Nos relations se sont vraiment apaisées quand j’ai eu 21 ans, 22 ans. Et là, on était vraiment devenues des confidentes.

Ça se passait comment ? 

Pour parler d’un sujet sérieux, elle attendait toujours que je sois là. Mon grand frère et ma grande sœur se plaignaient. Avant sa mort, c’est moi qu’elle a appelée pour me dire : « Awa, c’est à toi que je confie la famille. » Peut-être parce que c’est moi qui ai hérité le plus de son caractère, de son tempérament.

Pourriez-vous partager quelques conversations marquantes que vous avez eues avec votre mère, des échanges qui vous ont touchée ?

On avait des conversations sur beaucoup de choses, y compris sur la sexualité. Par exemple, mon premier enfant est une fille. Elle me disait : « Il faut lui masser le clitoris. Si tu ne masses pas le clitoris, après, elle ne sera pas une vraie femme. » Tu vois ? Ou bien elle me disait : « Tu sais, dans la relation sexuelle, ce n’est pas qu’à chaque fois qu’il faut la pénétration. Vous pouvez avoir des jeux sexuels. » 

Ça change tellement du récit où l’on nous dit que ces sujets sont souvent tabous dans les familles africaines. Pensez-vous que cette ouverture vous a influencé·e dans d’autres aspects de votre vie ?

Je pense qu’elle m’a transmis ça aussi. Je suis sans tabou. Je parle de sexe, de plaisir, de la vie, parce que ça fait partie de la vie. Il n’y a aucun aspect de la vie dont je ne puisse pas parler en toute tranquillité et en toute sérénité.

C’est inspirant. Quel était le contexte sociopolitique pour les filles à l’époque de votre enfance  ?  

La scolarisation des filles n’était pas aussi importante qu’elle l’est aujourd’hui. La prise de conscience de la nécessité de l’éducation des filles n’était pas aussi prégnante qu’elle l’est aujourd’hui. Par contre, pour ma mère, qui était analphabète, elle estimait que tous ces enfants doivent aller à l’école. Tu veux savoir pourquoi je suis incollable en français ?

Dites-moi

Pendant les vacances, ma mère achetait un dictionnaire, elle me le donnait. Je devais réciter le dictionnaire.  

Rires

Je connaissais le dictionnaire par cœur, le Petit Larousse. Sa logique était simple : si tu veux connaître l’Islam, tu apprends le Coran. Si tu veux connaître le français, tu apprends le dictionnaire. Et tant que tu n’avais pas récité ta page de dictionnaire, tu ne pouvais pas jouer.  

Dans la deuxième partie, nous parlerons de la construction de ses convictions politiques et féministes, façonnées par son éducation et son engagement dans des organisations marxistes et panafricanistes, ainsi que de son combat pour l’égalité des femmes dans l’enseignement. Cliquez ici pour lire cette partie.



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