« C’est dans la lutte que nous avons construit la sororité » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 4/4

Nous échangeons avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. 

Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1),  son éducation et les débuts de son engagement féministe (Partie 2), et ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines (Partie 3). Dans cette quatrième et dernière partie, nous explorons ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme.

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Nous parlons en tant que féministes africaines. Comment définissez-vous le féminisme africain ?

De la même manière qu’il n’y a pas un féminisme au niveau conceptuel, au niveau politique, au niveau de la réalité, il n’y a pas non plus un féminisme africain. On ne peut pas parler du féminisme africain, mais des féminismes africains, étant entendu que l’Afrique est plurielle, l’Afrique est multiple. 

On ne peut pas parler du féminisme africain, mais des féminismes africains, étant entendu que l’Afrique est plurielle. 

C’est exact. L’Afrique est plurielle. 

L’Afrique a connu différentes trajectoires historiques. Certains pays ont connu l’invasion du christianisme. D’autres pays ont connu l’invasion musulmane arabe. D’autres ont connu l’un des deux, en plus de la colonisation, soit néerlandaise, soit belge, soit allemande, soit française, soit anglaise. Cela imprime des réalités différentes à nos différents pays et cela génère des cultures différentes ainsi que des revendications variées. Même s’il y a la revendication stratégique, la revendication centrale qui est partagée, qui concerne l’égalité des droits, l’égalité des opportunités, l’égalité des chances entre toutes les catégories sociales. Je pense qu’il est intéressant de se poser la question même de la naissance de ce concept de féminisme africain : qu’est-ce qui a été à la base ?

C’est quoi selon vous ?

Les femmes africaines, tous les pays confondus, ne se sentaient pas entièrement prises en compte dans les analyses faites au niveau du mouvement féministe international, qui était essentiellement de couleur blanche, disons américano-européo-centriste, et qui donc basait ses réflexions, ses analyses sur les expériences des femmes de race blanche. Les femmes noires de façon globale, pas seulement africaines, mais les femmes noires, ont fait l'analyse comme quoi si les européennes blanches subissent une oppression de sexe et une oppression de classe, les femmes noires subissent à la fois une oppression de sexe, de classe, mais également de race. Ça a été un premier niveau. 

Quel est le deuxième niveau ? 

Les féministes africaines, dans un élan, dans une volonté de décolonisation, ont apporté une autre dimension pour montrer que, oui, les féministes noires existent, mais que nous, en tant que féministes africaines, nous subissons non seulement une oppression en tant que femmes, une oppression de classe, une oppression de race, mais également une oppression parce que nous sommes des femmes du Sud. Et cela a apporté une dimension supplémentaire par rapport aux paramètres d’oppression que nous expérimentons en tant que femmes africaines. Et même là, en tant que femmes africaines, il a fallu également procéder à une autre déclinaison, parce qu’il va de soi que l’expérience des femmes du Maghreb est très différente de l’expérience des femmes sud-africaines, qui ont eu à connaître l’apartheid, tout comme celle des femmes d’Afrique centrale, des femmes d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique de l’Est. 

C’est en cela que vous parliez des féminismes africains.

Oui. Cela veut dire qu’au-delà du fait que nous vivons sur le même continent avec des spécificités, il y a également des réalités locales dont il nous faut tenir compte dans nos analyses, ainsi que des expériences spécifiques, dont il nous faut tenir compte. C’est la raison pour laquelle, de mon point de vue, même si on parle de féminismes africains, il faut toujours procéder à une analyse contextuelle, pour identifier les mécanismes d’oppression, les revendications en fonction des besoins des femmes et les stratégies de lutte adaptées. C’est cela ma compréhension quand on parle des féminismes africains, que je mets toujours au pluriel.

L’intersectionnalité est un concept qui nous permet de comprendre que les expériences d’oppression ne sont pas uniformes et de ne pas les analyser de manière isolée. Pensez-vous que nos luttes sont suffisamment intersectionnelles sur le continent ? 

L’intersectionnalité, du point de vue de nos analyses, n’est pas encore une réalité. Je ne dis même pas du point de vue de nos actions, mais du point de vue de nos analyses. On glisse le mot intersectionnalité au détour d’une phrase, on l’évoque au détour d’une intervention pour satisfaire des bailleurs de fonds. On joue avec des concepts clés de notre lutte. On joue avec la vie d’autres personnes, dont les droits sont bafoués, à qui l’on nie toute existence et que l’on voudrait balayer de la surface de la terre. Par exemple, beaucoup d’organisations féministes cisgenres en parlent de plus en plus, l’écrivent dans leurs textes. Mais quand on organise des activités, on est toujours entre nous, féministes cisgenres. Peut-être que, de temps en temps, on va inviter une féministe lesbienne, tout en prenant soin que personne ne le sache. Parce qu’on se dit : il y a des questions de sécurité. C’est vrai que la question est très complexe, mais je pense que nous devons impulser une révolution dans nos propres modes de pensée, dans nos propres organisations, et intégrer davantage l’intersectionnalité dans nos réflexions, dans nos analyses et dans nos actions.

Je comprends pleinement que nous devons insister sur le collectif. Ces analyses doivent être collectives pour être bien menées.

Absolument.

Nous devons impulser une révolution dans nos propres modes de pensée, dans nos propres organisations, et intégrer davantage l’intersectionnalité dans nos réflexions, nos analyses et nos actions.

Comment avez-vous vécu la sororité au cours de votre parcours ? 

C’est dans la lutte que nous avons construit la sororité. Dans le mouvement, je me rappelle – peut-être que l’agenda des femmes a beaucoup évolué depuis avec les aléas de la vie, les rythmes de la vie, les conditions de vie – mais avant, entre féministes, même des féministes qui étaient dans d’autres organisations, on savait où elles habitaient, on pouvait aller chez elles, elles pouvaient venir chez nous. On connaissait leur famille. On se prêtait des habits, des sacs à main. Ça semble peut-être anodin, mais c’est important. Cela ne veut pas dire qu’on ne se querellait pas. Ah non, on se querellait, on se battait, on se crêpait les foulards, on se crêpait les tresses. Mais ça n’empêchait pas que, quand l’une avait froid, l’autre éternuait. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire.

J'essaie de comprendre. 

Quand l’une avait froid, l’autre éternuait. Cela voulait dire que ce que l’une vivait, l’autre le ressentait. Nous avions cette assurance-là que, s’il m’arrivait quelque chose, l’autre était là avec moi. Cela signifiait que nous n’avions jamais le sentiment d’être seules. Pas seulement dans notre pays, mais même au-delà… Par exemple, je donne l’exemple d’une femme. Elle s’appelle Gisèle Yitamben. Je pense qu’elle est Camerounaise. Je l’ai rencontrée une fois. Mais jusqu’à présent, dans certains moments, j’entends encore sa voix, je sens sa présence à côté de moi, je vois encore son regard, et cela me réconforte. Et je me dis que cela fait au moins 30 ans que je ne l’ai plus vue. Je l’ai vue une fois, c’était avant 1995, donc ça fait plus de 30 ans. Mais jusqu’à présent, elle constitue un élément de réconfort pour moi.

C’est un lien fort. 

Oui. Pour moi, la sororité, ça veut dire que je peux te confier ma vie et tu en prendras soin comme de la tienne. C’est ça, la sororité. Ce n’est pas seulement me faire un câlin, m’applaudir, m’envoyer un texto. Je ne sais pas si tu me comprends. C’est savoir que, quand j’ai un problème au Sénégal, je peux fuir et venir au Bénin, chez Chanceline, et j’y serai comme chez moi, parce qu’elle prendra soin de moi comme elle prend soin d’elle. Nous, nous n’avions pas honte de montrer nos faiblesses et nos insuffisances aux autres sœurs avec qui nous travaillions. Parce que nous savions que cela ne serait jamais tourné en ridicule ou utilisé contre nous, mais que nous allions recevoir le soutien dont nous avions besoin. Mais nous vivons dans une époque avec tellement d’individualisme, avec tellement d’égos… Parfois je regarde, certaines féministes, j’ai l’impression qu’elles ont la sensation que, si le ciel tombait, il suffirait qu’elles lèvent un petit doigt pour qu’il s’arrête. Le manque d’humilité est un frein à la sororité. Le manque d’empathie, ou la faiblesse de l’empathie, est un frein à la sororité.

 Je ressens ce que vous dites.

Nous savions que si l’une de nous tombait, c’était une soldate de moins dans notre armée. Et que nous avions besoin que chaque personne soit valide, prête à se battre, parce que c’était l’une des nécessités de notre lutte. Je n’ai pas peur de montrer mes insuffisances au sein de notre mouvement, parce que je me dis que c’est là que je peux recevoir l’aide dont j’ai besoin. C’est celle-là qui pense à peu près comme moi. C’est celle-là qui voit la vie comme moi. C’est celle-là qui ressent les choses comme moi. Donc, c’est celle-là qui peut me donner l’aide dont j’ai besoin.

Comment construit-on des espaces militants qui placent la bienveillance et la solidarité au cœur, y compris dans la gestion des conflits et dans les mécanismes de responsabilité/redevabilité ?

Nous disons toujours qu’il ne faut pas jeter l’eau du bain avec le bébé. Cela signifie que lorsque l’une d’entre nous dit quelque chose qu’elle ne devrait pas, cela montre qu’elle a un point de faiblesse sur lequel elle a besoin d’être renforcée, d’être éclairée. Cela ne veut pas dire que si tu lui dis « tu t’es trompée », elle va automatiquement accepter. Mais cela signifie que cette personne a besoin d’un repère. Parce que lorsque nous naissons, nous naissons dans un milieu patriarcal. Nous recevons une éducation patriarcale. Même moi, à mon âge, dans ma 69ᵉ année, je sais que je traîne encore des relents de mon éducation patriarcale sur lesquels je dois continuer à travailler. L’éducation féministe, c’est tout au long de la vie. Une féministe qui juge une autre féministe « pas assez féministe », est-ce qu’elle-même est assez féministe ?

Est-ce qu’il n’y a pas des points sur lesquels elle traîne encore les réminiscences de son éducation patriarcale ? Patriarcalo-capitaliste ? Celui qui n’a pas atteint l’autre rive ne doit pas se moquer de celui qui se noie. On doit l’aider à garder la tête hors de l’eau. Ça fait partie de la sororité, justement : comprendre que, même si féministes que nous sommes, tous les messages que nous recevons à travers les médias, à travers les conversations de notre famille, à travers nos États, même les messages subliminaux, sont des messages patriarcaux. Et que nous devons continuer à nous éduquer et à nous éduquer les unes les autres, constamment, tout au long de notre vie. La sororité, c’est aussi ça.

L’éducation féministe tout au long de la vie.

Oui. Des fois, ça me choque un peu, la violence dans des espaces avec les jeunes féministes. Les dénonciations entre féministes, les attaques entre féministes… Tu sais, nous, on était de partis politiques différents, mais une fois qu’on se retrouvait au sein du mouvement féministe, dans les organisations féministes, tu ne pouvais pas savoir qui était de quel parti politique. Tu ne pouvais pas percevoir les différences d’appartenance partisane. Et même quand on se reprochait des choses, on le faisait avec tact. On choisissait les mots pour dire à une sœur : Ce que tu as fait, ce n’est pas juste, ou bien : Ce que tu as fait, je ne suis pas d’accord. Et ça, pour moi, c’est aussi quelque chose d’important dans la sororité. Parce que tu ne peux pas attaquer violemment une personne et vouloir, après, avoir des relations normales avec elle. Nous sommes toutes des êtres humains. Nous avons de la sensibilité. Je pense que s’il y a un élément sur lequel le mouvement des jeunes féministes devrait travailler, ce serait comment faire pour atténuer cette violence-là au sein du mouvement. Cette violence qui fait presque insensibilité à l’autre.

En parlant de ça, quelle est votre vision du mouvement féministe africain intergénérationnel ?

L’intergénérationnalité est une exigence. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un article sur ça avec une autre féministe. Actuellement, tous les regards sont orientés vers les jeunes féministes. Je vois beaucoup d’organisations de jeunes féministes. Mais est-ce que tu as vu une organisation de féministes aînées ?

Hahaha

Est-ce que dans le mouvement féministe, on va se comporter comme dans le mouvement capitaliste ? Dans le mouvement capitaliste, tant que tu as la force de production, tu es dans le système. Une fois que tu n’as plus la force de production, que tu ne sers plus au système, tu es éjecté. Est-ce que le mouvement féministe va fonctionner ainsi ? 

J’attire l’attention sur cela, car le travail intergénérationnel, les relations intergénérationnelles, sont d’une grande importance pour moi. D’abord, j’ai besoin de me réconforter à l’idée que les choses ne vont pas finir avec moi et les féministes de ma génération. J’ai besoin d’être rassurée sur ce point-là.  C’est tout à fait émotionnel, c’est tout à fait psychologique. Et je revendique cette émotion-là. Ensuite, il y a de nouveaux enjeux qui émergent. Des enjeux que nous, nous n’avons pas, mais que nous voyons avec les plus jeunes. Et des enjeux que les plus jeunes n'ont peut-être pas connus, mais qui peuvent être lus à la lumière du passé.

Comment pouvons alors construire un mouvement féministe intergénérationnel selon vous ? 

On parle souvent de transmission intergénérationnelle. Moi de plus en plus je parle d’échange. Parce que ce ne sont pas seulement les aînées qui ont à apprendre aux jeunes, mais les jeunes aussi ont à apprendre aux aînés. C’est cet échange qui permet de tisser des liens. Donc intergénérationnel, inter-transmission également. Parce que si aînées qu'on soit, on n'a pas le monopole de la vérité. Parce qu'on dit que l'intelligence, le savoir, c'est une aiguille perdue. Une aînée peut la ramasser tout comme une jeune peut la ramasser. L'essentiel, c'est qu'on puisse trouver l'aiguille. Et ce n'est pas parce qu'on est plus âgée, qu'on a plus d’expérience dans le mouvement, qu'on est plus féministe que les jeunes.

On parle souvent de transmission intergénérationnelle. Moi de plus en plus je parle d’échange. C’est cet échange qui permet de tisser des liens. Donc intergénérationnel, inter-transmission également.

L'idée d’inter-transmission est une belle manière d’aborder l’intergénérationnalité.

Je pense que j’ai un excellent exemple ici au Sénégal. Il y a eu un atelier sur le Code de la famille. Ce sont les jeunes qui avaient pris l’initiative à la publication de la composition de l’actuel gouvernement. Elles avaient pris l’initiative de créer une plateforme, un groupe WhatsApp. On m’en a parlé. J’ai dit : « Il faut me mettre dedans. » Il y a eu d’autres féministes plus âgées que moi qui ont été ajoutées. Donc, tout le monde est dans le groupe, et chaque personne donne son opinion. Toutes les opinions sont traitées sur un même pied d’égalité. Les gens sont d’accord avec ci ? On le fait. Avec ça ? On le fait. Les gens ne sont pas d’accord avec quelque chose ? On ne le fait pas. Dans ce collectif-là, il y a trois générations. Nous participons aux réunions, mais sans pour autant dire : « Ah non, de notre expérience, c’est comme ça qu’il faut faire. » Non. Nous nous écoutons, nous donnons nos points de vue et nous prenons les décisions ensemble.

C’est un bel exemple de collaboration intergénérationnelle. 

Moi, j’ai participé aux discussions, mais je n’étais pas présente à l’atelier parce que j’étais en mission. Mais j’ai reçu les photos et, sur ces photos, les gens étaient assis sans distinction de génération. C’est-à-dire qu’on n’a pas mis les aînées sur une table à part. Les participantes étaient assises en tant que participantes, un point, c’est tout. Pour moi, les relations intergénérationnelles, c’est comme une éducation par les paires. C’est-à-dire que les aînés ont énormément à apprendre, n’est-ce pas, des jeunes, tout comme les jeunes également ont beaucoup à apporter et aussi à apprendre, n’est-ce pas, des aînés. Et si on conçoit cela de cette manière-là, même indépendamment de l’âge, même entre deux aînées ou entre deux jeunes, dans le mouvement féministe, chaque féministe, quel que soit son âge, quelle que soit sa génération, a beaucoup à apporter et beaucoup à apprendre de l’autre, indépendamment de l’âge ou de la génération.

Comment vivez-vous votre militantisme féministe de nos jours ?

Ces dernières années, mon engagement a surtout été d’accompagner les organisations féministes. Quand je dis organisations féministes, ce sont des organisations cisgenres, tout comme les organisations identitaires. Je les accompagne parce que je sens que c’est de mon devoir, c’est de ma responsabilité pour que la chaîne ne soit pas rompue.

Comment ça se passe ? 

D’abord, j’apprends beaucoup des jeunes féministes. Les conditions dans lesquelles j’ai milité sont totalement différentes des conditions dans lesquelles les jeunes travaillent aujourd’hui. La manière de militer est différente. Et moi aussi, j’apporte de mon expérience. J’apprends aussi beaucoup des organisations de travail de sexe, de LBTQ, etc.

De votre expérience, quelle stratégie pouvons-nous utiliser pour faire avancer la lutte contre les violences faites aux filles et aux femmes sur le continent ? 

Apprendre aux filles et aux femmes à résister. Les hommes ne renonceront jamais à leur pouvoir. Où est ce que tu as vu une personne sur terre renoncer volontairement à son pouvoir sans oppression ? Les hommes ne renonceront jamais à leur pouvoir tant qu’ils ne trouveront pas de la résistance en face d’eux. Les He for She là, les masculinités positives… Prrr… C’est de la poudre aux yeux. Il faut apprendre aux filles et aux femmes à résister et à se battre. Se défendre, résister, combattre. 

 Et collectivement. Quelle est votre action féministe quotidienne ?

Mon action au quotidien, c'est d'aimer. Aimer sans condition. Aimer chaque jour. Aimer, tout simplement.

 On demande souvent pour finir une conversation : quelle est votre devise féministe ? 

Ah ça, j’avoue que je n’y ai jamais pensé. Mais je sais que ce qui résume mon attitude, ma pensée, ma façon de faire, ma façon de vivre…C’est trois mots : Résister, Combattre et Gagner. C’est tout. Et cela, c’est aussi AIMER.

Merci à vous. Ce fut un plaisir d’avoir cette conversation avec vous.

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« Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 3/4

C’est la troisième partie de notre conversation avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. 

Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1), les débuts de son engagement féministe et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (Partie 2). Maintenant nous allons découvrir ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. 

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Cette année, on parle beaucoup des 30 ans de la conférence de Beijing. Étiez-vous à la conférence de Beijing ou impliqué·e dans les débats à l’époque où elle a eu lieu ?

La Conférence de Beijing, en 95, c’était ma génération. J’ai participé aux débats. La conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la conférence mondiale sur la femme de Beijing, a eu lieu à Dakar, en 1994. J’y ai participé.

Aviez-vous l’impression, à l’époque, que les préoccupations spécifiques des femmes africaines étaient prises en compte dans les débats de 1995 autour de Beijing ?

Oui. Par exemple, à la Conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la Conférence mondiale sur la femme de Beijing, nous avons dit que nous, Africaines, avions des préoccupations autres que celles des femmes européennes et américaines. On a dit, par exemple, que la question de l’éducation des filles, du statut de la petite fille, la question de la scolarisation des filles était un enjeu, une question de développement, une question de droit et une priorité pour nous. Et c’est ainsi qu’avec cette bataille menée par les femmes africaines, le point concernant la petite fille a été ajouté à la plateforme d’action de Beijing. Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point-là, lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est notre empreinte, c’est l’empreinte de notre lutte, nous, en tant que femmes africaines.

Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est l’empreinte de notre lutte, en tant que femmes africaines.

Trente ans après, pensez-vous que les choses ont évolué ? 

De mon point de vue, les choses ont évolué. Mais trop peu. Trop lentement. À  partir de Beijing, au niveau régional, en Afrique, d’autres textes, d’autres outils, d’autres instruments juridiques, ont été adoptés. Mais comment se fait-il que ce soient encore les mêmes revendications qui soient posées ? Comment se fait-il que ce soient les mêmes formes de violence, de déni des droits qui soient encore en cours, à travers le monde ? Qu’est-ce que les États, les institutions ont fait de ces résolutions-là, de ces déclarations-là ? Comment se fait-il que les revendications que nous posions il y a trente ans soient les mêmes que celles que vous vous posez encore à votre trentaine ? Les choses ont trop peu évolué de mon point de vue. Les choses ont évolué trop lentement par rapport aux promesses que les institutions internationales avaient faites, trop peu par rapport aux promesses que l’Union Africaine nous a faites, que la CEDEAO nous a faites et que nos différents pays également nous ont faites.

Des féministes disent à propos de la Conférence de Beijing et des processus qui ont suivi qu’ils sont devenus un processus institutionnalisé et réformiste, voire récupéré par le néolibéralisme et par des agendas occidentaux. Qu’en pensez-vous ?

Il faut qu’on se dise la vérité. Nous vivons à une époque néolibérale. Les institutions internationales sont des institutions nées du néolibéralisme. On n’a pas fait de révolution. Nous ne vivons pas une situation révolutionnaire. Donc, nous essayons de nous mouvoir dans le cadre d’un carcan néolibéral. Et ça, il faut le savoir. Il y a eu, en son temps, des initiatives révolutionnaires. Mais notre époque, l’époque historique dans laquelle nous vivons, c’est le triomphe du capitalisme dans sa phase néolibérale sur le socialisme et sur le communisme. Nous vivons et nous intervenons dans un contexte capitaliste néolibéral qui connaît certes des soubresauts, qui est en crise profonde, mais qui n’a pas encore en face de lui une alternative sociale de changement, de progrès, une alternative révolutionnaire. J’espère qu’avec les générations actuelles ou avec les générations prochaines, nous allons connaître un regain révolutionnaire. Je l’espère, je le souhaite, parce que c’est cela qui peut nous rapprocher d’États et d’institutions à vocation et à caractéristiques humaines.

C’est une analyse avisée de la situation actuelle

Les Nations Unies, tant qu’elles sont sous ce format-là, ne peuvent être que des institutions néolibérales, parce qu’elles sont nées dans un contexte et sont le résultat de processus issus du néolibéralisme. Et ça, il faut avoir l’objectivité de le comprendre. Sinon, on va mener des luttes en pensant qu’on change fondamentalement les choses, mais non. Ce que nous faisons actuellement dans le mouvement féministe, c’est du réformisme. Certes, nous remettons en cause les structures patriarcales, mais jusqu’à quel point les remettons-nous en cause ? Nous faisons encore du réformisme. Et ça, il va falloir le reconnaître pour qu’on puisse connaître une nouvelle ère révolutionnaire. Personnellement, je ne sens pas encore les prémices, ni théoriques, ni pratiques, ni organisationnelles, d’un regain, d’une remise en cause du capitalisme et du néolibéralisme présentement. 

Pensez-vous qu’il y a des questions politiques essentielles que le féminisme africain n’adresse pas et auxquelles nous devrions prêter attention ou sur lesquelles nous devrions nous concentrer davantage ?

Oui, la question du néocolonialisme. Pour moi, je pense que, jusqu’à présent, dans nos analyses, on s’est focalisé sur les femmes, en oubliant que, si femmes que nous soyons, nous vivons dans un contexte social, dans un contexte politique, dans un contexte économique, et que nous vivons dans des pays qui n’ont pas encore, disons, réalisé leur autonomie économique et leur autonomie politique. Ce qui se passe dans l’espace du Sahel, avec l’Alliance des États du Sahel (AES), montre justement que, dans nos analyses, il y a des aspects politiques que nous ne prenons pas assez en charge. Un autre exemple, ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Sud avec la question des terres, ce sont des questions qui devraient être liées à nos analyses. Aujourd’hui, dans cette politique de remembrement des terres, de redistribution des terres, jusqu’à quel point les besoins et les préoccupations des femmes noires sud-africaines sont-ils pris en compte ? 

Sans oublier ce qui se passe au Soudan. 

Oui. Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges que la situation, disons, express des femmes. Nous devons nous intéresser à toute situation, toute loi qui a une répercussion dans nos vies.

Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges. Nous devons nous intéresser à toute situation qui a une répercussion dans nos vies.

Même les relations Nord-Sud, les relations entre le Sénégal et la France, entre la RDC et la Belgique, quand nous analysons, ce sont des questions qui devraient nous intéresser en tant que féministes. Parce qu'il y a encore des répercussions, si on analyse bien ce qui est en train de se passer en RDC, actuellement. Ce sont encore des réminiscences des relations néocoloniales, de la période coloniale. Comment est-ce que nous analysons ces faits-là ? Nous devons nous y intéresser encore plus. Et nous ne le faisons pas assez. Il faut de l’éducation politique sur ces questions, car beaucoup de féministes ne comprennent pas les caractéristiques de l’époque dans laquelle nous vivons. 

Comment pousser cette éducation politique au sein de nos mouvements ? Un argument que j’entends souvent lorsque ces questions sont évoquées, c’est : « Nous avons déjà assez de problèmes dans nos contextes. »

Toutes ces questions sont interreliées. C’est comme si tu disais que tout mon corps est sale, mais que tu préfères laver tes pieds et tes mains, ta tête et ton cou, parce que c’est ce qui est le plus apparent aux yeux des gens. Ou bien d’autres vont dire : non, ce qui est le plus important, c’est d’avoir une hygiène des parties sexuelles, parce que c’est ça qui compte le plus. Non. On ne peut pas démembrer la vie des femmes, ce n’est pas possible. On peut peut-être avoir un focus, mais on ne peut pas ignorer qu’il y a une interrelation entre tous les aspects de notre vie, que ce soit culturel, politique, social, économique, religieux, etc. Il y a une interrelation. Je suis sûre que si on poussait sur la question politique, on verrait qu'au sein de notre mouvement, nous avons encore des fissures au niveau de la conscience politique. Si on ne se pose pas la question, on ne saurait pas. 

Pensez-vous que cela affecte nos mouvements ?

Je me dis que jusqu’à présent, nous gagnons d’un côté, mais pendant ce temps-là, il y a un autre côté que nous considérons comme n’étant pas encore urgent. Et quand nous gagnons à droite, on se rend compte que le côté gauche est gangrené. On se dit alors qu’il faut se tenir du côté gauche, et on oublie le côté droit. Et avant même que l’on termine le côté gauche, la gangrène a repoussé du côté droit. Je donne l’exemple de ce qui nous arrive actuellement au Sénégal avec le Code de la famille. Le Code de la famille avait été adopté en 1972, un code consensuel, bien que basé pour l’essentiel sur la religion musulmane, mais qui permettait au moins des avancées en termes de droits conjugaux pour les femmes.

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

Une fois que le code a été voté, on l’a laissé de côté. De temps en temps, on en parlait, mais on estimait qu’il y avait des choses plus urgentes, comme les violences basées sur le genre, les viols, qui sont des questions essentielles qu’il nous faut régler. Mais pendant ce temps-là, on a oublié le Code de la famille. Les organisations religieuses musulmanes, elles, ont continué à travailler sur ce code. Le mois dernier, elles ont organisé une grande manifestation pour une révision du Code de la famille basée entièrement sur la Charia. Tout le monde a eu peur. Ça a été le branle-bas dans le combat. On a cotisé, on a organisé un atelier pour faire nos propres propositions. Mais les autres nous avaient devancés sur ce terrain-là. Et actuellement, nous cherchons à nous rattraper. Cela signifie que notre capacité d’anticipation est un élément sur lequel il nous faut travailler. 

Il y a cette idée que nous sommes toujours en train de réagir au lieu d’organiser profondément la résistance. 

Ce qui nous permet d’avoir cette capacité d’anticipation, c’est justement de comprendre la mouvance globale dans laquelle nous nous situons et dont chaque aspect a un impact. Par exemple, moi je ne nierais pas, si une personne disait qu’il y a, un lien entre l’élection de Donald Trump et la vivacité des organisations religieuses musulmanes au Sénégal. Je ne dirais pas qu’il n’y a pas de lien. Parce que l’on connaît la position de Donald Trump sur la question de l’avortement, sur la question du genre, sur la question des identités et de l’orientation sexuelle, sur la question du mariage, sur la question de la famille. Et je suis sûre que, bon, ce n’est pas seulement au Sénégal, que si on interrogeait d’autres féministes, à travers d’autres pays, on se rendrait compte que le fait que Donald Trump soit au pouvoir a un impact sur des organisations qui, généralement, n’étaient pas aussi actives, mais qui, maintenant, se sentent vraiment revigorées.

Son élection et ses propos sur les personnes de genre divers ont soulevé une vague d’homophobie et de transphobie dans notre région et en ligne.

Et donc, par esprit d’anticipation, on peut se dire : Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, quelles sont les répercussions que cela pourrait avoir dans nos vies, dans nos organisations ? La capacité de nuisance des organisations anti-droits, des organisations anti-genre, c’est leur capacité d’anticipation. De notre côté, la faiblesse, c’est cet aveuglement concernant la lecture des enjeux au niveau global et leurs répercussions dans nos propres vies. 

Parfois des choses se passent, des initiatives existent mais nous ne savons pas. Pensez-vous que le manque de connexion entre les différentes parties du mouvement créé cela ?

Justement. Comme on ne sait pas ce qui se fait ailleurs, on a l'impression que rien ne se passe. Tu as parfaitement raison d'avoir soulevé ça. Il nous faut nous parler davantage, communiquer davantage, et avoir une plateforme pour des conversations. Il nous faut avoir une cartographie de nos interventions. Au moins pour pouvoir identifier les zones, les revendications et les stratégies déployées par d’autres. Tout ce que nous faisons doit tenir compte des interrelations entre différents aspects qui se passent même en dehors de notre pays. Bien sûr en tenant compte de nos capacités, au regard des faibles ressources dont nous disposons.

La question des ressources influence beaucoup ce que nous faisons, ce que nous pouvons faire

Tu as très bien vu. Et quelque part, la responsabilité des bailleurs de fonds est impliquée. Nos organisations sont tellement démunies, tellement précaires, qu’on n’a pas la force de résister à une proposition de financement. Dès qu’on sait qu’il y a un financement dans tel domaine, on cherche même parfois comment reformuler certains éléments de nos plans stratégiques, quel mot ajouter, quel qualificatif changer pour que notre mission et nos objectifs puissent cadrer avec tel ou tel bailleur de fonds. Et cela est justement dû à la faiblesse, à la précarité financière dans laquelle nous vivons en tant qu’organisations, en tant qu’activistes, malheureusement.

De toute façon, je ne critiquerai personne, aucune organisation, pour avoir cette attitude. Mais nous devons prendre conscience que cela affaiblit l’impact de nos actions et qu’il serait intéressant de développer notre capacité d’analyse politique. Parce que si on ne le fait pas, nous allons continuer, non pas à chercher la tête du serpent, mais à chercher la trace du serpent.

Dans la quatrième et dernière partie, Awa Fall-Diop partage ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme. À lire ici.

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« Si on veut changer une société, il faut changer là où on crée la société » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 2/4

Nous poursuivons notre entretien avec Awa Fall-Diop. Elle est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Dans la première partie de cette conversation, Awa Fall-Diop a partagé avec Chanceline Mevowanou les moments marquants de son enfance. 

Dans cette deuxième partie, nous explorons les débuts de son engagement, la construction de ses convictions féministes et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation.

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Pour vous présenter, vous avez dit : « Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes. » Comment vos convictions politiques se sont-elles construites ?

Je pense que depuis ma naissance, j’ai été éduquée comme féministe. Dans ma famille, quand on fait les louanges des femmes, on ne loue que ce qu’elles ont accompli. Je connais les femmes dans ma lignée sur 20 générations. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire, bien qu’elles ne soient pas au même niveau de conscience politique que moi. 

Je pense que depuis ma naissance, j’ai été éduquée comme féministe. Je connais les femmes dans ma lignée sur 20 générations. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire.

Je suis née dans ça, une lignée de femmes qui ne se laissent pas faire.  Je ne dis pas qu’il suffit de “naître dans ça” pour absorber cette éducation, parce qu’il y a d’autres personnes qui sont dans la même famille et qui n’ont pas les mêmes positions que moi. Peut-être que ce qui a traduit l’attitude féministe en une conscience féministe chez moi a été mon enrôlement dans les organisations marxistes, léninistes, maoïstes. Je pense que ça m’a permis de structurer mon tempérament et mon éducation en une vision politique.  

Comment vous avez rejoint ces organisations ?

C’était au temps du parti unique au Sénégal. La création d’autres partis politiques était interdite. Ces organisations venaient faire de la sensibilisation et utilisaient le théâtre. On faisait du théâtre dans mon quartier. Ce qui se disait résonnait en moi. Ce à quoi elles appelaient correspondait à ce qui était en moi. Ça me parlait. C’est comme ça que je me suis engagée.

Est-ce que vous vous rappelez de la première organisation que vous avez rejoint ?

Oui. Et le nom de cette organisation signifiait « Agir ensemble ». 

Comment votre implication dans ces organisations a-t-elle contribué à la construction de votre vision féministe et politique ?

Dans ces organisations, il y avait des sessions de formation sur le marxisme, la lutte des classes, sur le panafricanisme, sur Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral, et Julius Nyerere. Donc, dans ce cursus de formation, on parle forcément d’oppressions. Et il était facile de lire l’oppression des femmes par les hommes, même au sein de l’organisation. On a commencé à les interpeller sur certaines pratiques qui étaient loin d’être des pratiques marxistes, donc loin d’être libératrices. On nous disait qu’il faut d’abord travailler pour la révolution, et c’est la révolution qui va régler les problèmes du peuple et les problèmes des femmes. On a dit non, qu’il y a des problèmes que nous devons régler ici et maintenant. On ne va pas souffrir en attendant la révolution. Ce qu’on voulait régler, ce sont nos rapports entre militants et militantes au sein de l’organisation. Et on peut régler ça. 

Ce que vous dites est encore d'actualité aujourd'hui. De nombreuses jeunes féministes ont du mal à s'engager et à collaborer avec certaines organisations qui se disent panafricanistes, car leur vision de la libération du continent ne prend pas en compte les préoccupations des femmes et d'autres groupes marginalisés.

Ces organisations qui se disent panafricanistes avec une telle vision de la libération de l’Afrique n’ont certainement pas lu  Samora Machel, Amilcar Cabral, Thomas Sankara qui parlent précisément de la libération de la femme. Il y a des choses que nous devons régler, notamment comme les problèmes dont souffrent les  femmes et d’autres groupes marginalisés pour accélérer l’avènement de la révolution.

Pour vous, c’est quoi le féminisme ? 

Pour moi, le féminisme, c’est une vision politique, un engagement politique de lutte contre toute forme d’oppression entre les hommes et les femmes, entre les femmes, et les relations entre les pays, et entre les continents. Tant qu’il y a une oppression, de quelque nature qu’elle soit, il y a une nécessité de la lutte féministe. 

Quand vous dites « c’est une vision politique, un engagement politique », pouvez-vous expliquer ?

Oui. Politique, c’est différent de partisan. Et les gens font souvent la confusion entre les deux. Partisan, c’est de quel côté tu es. Par exemple, toi Chanceline, est-ce que tu es dans le parti républicain pour sauver le Bénin ? Est-ce que tu es dans le parti des démocrates ? Ça, c’est être partisan. Être politique, c’est avoir une conception globale du monde, de comment le monde devrait être organisé, comment il devrait fonctionner, quelle est la place de chaque élément, de chaque entité, pas seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les arbres, les fleurs, les mers, les fleuves, les rivières, le sol, le ciel, la terre, l’air. C’est ça, avoir une vision politique.

Être politique, c’est avoir une conception globale du monde, de comment le monde devrait être organisé, comment il devrait fonctionner, quelle est la place de chaque élément, de chaque entité.

Vous vous êtes aussi définie comme « militante révolutionnaire ». Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

Militante révolutionnaire, parce que ma conviction intime est que le changement est l’élément pérenne dans ce monde. Par exemple, depuis ce matin, on t’appelle Chanceline. Mais la Chanceline qui est entrée dans cette salle à 8 h n’est pas la même que la Chanceline qui est là, assise. Tu en es consciente ? 

Je vois ce que vous voulez dire. 

Que ce soit les êtres humains, que ce soit les choses, tout change. Être révolutionnaire, c’est accepter ce principe-là. Non seulement l’accepter, mais également chercher à le provoquer, là où il y a de la résistance, là où il y a des tentatives de conservation. Tu sais, même dans le mouvement écologique, je suis contre les mouvements de conservation de la nature. On ne peut pas conserver la nature, on peut la préserver. Parce que la nature porte en elle-même le changement. Donc, révolutionnaire, c’est être contre toute forme de conservation, toute idéologie conservatrice, tout mouvement conservateur. C’est avoir conscience que le changement est inéluctable. 

Quelles sont les actions dans lesquelles vous vous êtes impliquée au début de votre engagement féministe ?

On a beaucoup fait de sensibilisations pour le changement des perceptions sur divers sujets : les droits, l’égalité, la dot, l’excision, la scolarisation des filles. Je me rappelle même qu’on faisait une de ces séances de sensibilisation une fois, et la police est venue nous ramasser en nous disant que c’était interdit. J’ai beaucoup travaillé sur ces sujets via des émissions, par des apparitions publiques, par des prises de parole. Par des pétitions aussi. Je me rappelle, il fut un temps où une femme travailleuse ne pouvait pas prendre en charge son enfant pour les frais médicaux. Alors que son collègue homme, de même fonction, de même grade, avait la possibilité de prendre en charge son enfant avec la sécurité sociale. Avec d’autres amies, nous avons commencé une pétition : « Nous sommes mères, nous sommes travailleuses ». C’est à partir de cette pétition que les organisations syndicales se sont saisies de cette revendication. 

Des organisations syndicales de quel domaine ?

Des organisations syndicales d’enseignant·e·s. J’étais enseignante. J’enseignais le français à l’école élémentaire. Comme nous avons des amies dans les régions, nous avons fait circuler la pétition partout dans les régions, et on a eu énormément de signatures. Chacune d’entre nous a poussé au niveau de son syndicat pour que les syndicats prennent en charge collectivement cette revendication.

Vos convictions féministes ont-elles influencé la manière dont vous enseignez à l’école ?

Absolument. Au point même de créer une organisation appelée ORGENS, Observatoire des Relations de Genre dans l’Éducation Nationale au Sénégal. En tant qu’enseignante, je regardais les manuels de lecture et je voyais que toutes les femmes qui y figuraient, soit elles balayaient, cuisinaient, portaient un enfant, dansaient, se tressaient ou se coiffaient. Les hommes qui étaient illustrés dans les manuels, eux, étaient directeurs d’école ou occupaient d’autres métiers. Un jour, j’ai pris le manuel et je suis allée au ministère. À l’époque, André Sonko était ministre de l’Éducation. J’ai demandé à sa secrétaire : « Je veux rencontrer le ministre. » Elle m’a dit : « Vous avez une audience ? » J’ai répondu : « Non, je n’ai pas d’audience, mais je dois rencontrer le ministre. »

Vous avez eu une démarche déterminée

Le ministre sortait de son bureau. Je dis : « Monsieur le ministre, j’ai besoin de vous voir. » Il me dit : « À quel sujet ? » Je commence à parler et il dit à sa secrétaire : « Donnez-lui un rendez-vous, tel jour. » Et le jour du rendez-vous, je suis venue et je lui ai présenté ma préoccupation. Je lui ai dit : « Monsieur le ministre, dans le manuel, il y a 20 % de femmes alors qu’elles sont au moins 50% dans la population. Dans notre pays, dans les écoles, il y a des enseignantes, mais dans le manuel, seuls les hommes sont représentés à ces postes. Dans le manuel, il n’y a même pas une enseignante. Dans notre pays, il y a des sages-femmes, des femmes médecins, il y a des avocates. Mais cela n’est pas montré dans le manuel… »

J’ai continué : « Comment voulez-vous que les filles de notre pays puissent se projeter dans un avenir où elles sont autre chose que nourricières, balayeuses, ménagères… Comment voulez-vous que le taux de scolarisation augmente si les filles ne se projettent pas dans un avenir où elles occupent d'autres postes de responsabilité, monétisés ? Comment voulez-vous que les parents qui regardent ces manuels changent leur regard sur les filles ? etc. » Il m’a fixé un autre rendez-vous avec les directeurs des services. Et je suis revenue. 

C’est impressionnant ce que vous avez fait.

Je suis revenue. Quand je suis entrée, un directeur m'a dit : « Mademoiselle, vous vous êtes trompée. Vous allez à quelle réunion ? » (Rires) J’ai répondu : « Je vais à la réunion avec le ministre de l’Éducation. » Il m’a dit : « Ah bon ? Avec le ministre de l’Éducation ? » J’ai dit : « Oui. »

Du sexisme quoi…

Oui. Ensuite, le ministre est arrivé et j’ai expliqué. On m’a dit : « Oui, nous avons bien pris note… Mais les livres, il faut d’abord que le coût soit amorti, pour qu’on puisse les changer. » Plus tard, les manuels ont été changés. Il y a des filles qui sont avec une loupe en train de scruter le ciel. D’autres avec le globe terrestre.

Bravo pour cette initiative. Quelles ont été les autres actions de Observatoire des Relations de Genre dans l'Éducation Nationale au Sénégal ? 

Nous avons élaboré des modules de formation du personnel enseignant pour l’introduction de l’égalité de genre dans les situations d’enseignement-apprentissage. Et nous en avons formé pas mal. Aujourd’hui, si le genre est introduit dans les manuels, dans les situations d’apprentissage, c’est grâce à cette association-là. Une fois que ça a été fait, on s’est dit que notre mission était terminée. Parce que notre objectif, c’était d’institutionnaliser le genre dans le système éducatif.

J’ai vu que votre expérience avec l’Observatoire des Relations de Genre dans l'Éducation Nationale au Sénégal a été mise en avant sur votre profil en tant que Innovatrice Ashoka Changemaker.

Oui. Notre concept était simple : si on veut changer une société, il faut changer là où on crée la société. Et on crée la société dans la famille, on crée la société à l’école. Il y a beaucoup d’enseignants et d’enseignantes qui, après la formation, disaient qu’ils ne se rendaient pas compte de ces situations, parce que personne ne leur avait ouvert les yeux. Tu vois, c’est la raison pour laquelle il ne faut jamais avoir de préjugé comme quoi ça ne va pas marcher. Des gens ont certains comportements parce qu’ils ne savent pas. Mais une fois qu’ils savent, ils sont capables de changer de comportements.

Quel est votre plus beau souvenir en tant qu’enseignante ?

En tant qu’enseignante, mon plus beau souvenir, c’est de retrouver une de mes élèves dans l’une des plus grandes banques au Sénégal. Bon c’est le système capitaliste, certes, et je combats farouchement le système capitaliste qui est un système oppressif. Mais en tant qu'enseignante, j’ai eu beaucoup de satisfaction à voir qu’elle a réussi à se hisser. Une fois aussi, on était dans une manifestation politique, et j’ai vu deux de mes élèves qui étaient des journalistes reporters. Ce genre de choses me font énormément plaisir.

Alors, comment est-ce que votre engagement féministe a évolué ensuite ?

Il va falloir que j’y réfléchisse. Parce qu’en réalité, je me suis souvent laissée porter d’abord par la vague. C’est-à-dire, je passe quelque part, je vois qu’il y a des gens qui revendiquent, je viens, je me joins à la lutte. Et au fur et à mesure, je me retrouve au-devant du combat. C’est comme ça que mon militantisme s’est développé. Je n’ai jamais pensé spécifiquement à comment faire pour développer mon militantisme.


Dans la troisième partie de l’interview, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis persistants auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Cliquez ici pour lire cette partie.

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« Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 1/4

Awa Fall-Diop est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Née et ayant grandi dans un quartier populaire, cet environnement a nourri son attachement aux valeurs de justice, de résistance et de convivialité, qui se reflètent aujourd’hui dans son militantisme.

Dans cette conversation, Chanceline Mevowanou échange avec Awa Fall-Diop sur son engagement et son parcours féministe. Dans la première partie de l’entretien, nous découvrons son enfance dans son quartier d’origine, et l’influence de cet environnement et de son éducation sur sa personnalité. Ensuite, nous en apprenons davantage sur la construction de ses convictions politiques et féministes, ainsi que sur son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (deuxième partie). Dans la troisième partie de l’entretien, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Enfin, nous explorons ses réflexions et pensées sur divers sujets, tels les féminismes africains, la sororité et la construction d’un mouvement féministe intergénérationnel (quatrième partie).

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Bonsoir Tata Awa. J’espère que vous allez bien. 

Ça va très bien. 

Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?

Je suis Awa Fall-Diop. Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes.

Merci d’avoir accepté d’échanger avec moi. Je suis curieuse de savoir ce qui a façonné votre parcours. Où avez-vous grandi ?

Je suis née et j’ai grandi dans un quartier populaire et bien connu au Sénégal, Grand Dakar. Au Sénégal, il suffit de dire “Je suis de Grand Dakar” pour qu’on sache que c’est une personne qui a vécu, qui a du tempérament, qui n’accepte aucune forme d’oppression, aucune forme de subordination. C’est la marque déposée de notre quartier. C’est un quartier formé par nos parents depuis la période coloniale où j’ai grandi et où je me rappelle que chaque famille était ma famille. J’avais la possibilité de manger dans n’importe quelle famille, si ce qui était préparé à la maison ne me plaisait pas. Je passe devant une autre maison, je sens l’odeur d’un plat qui m’attire, j’entre et on ne me pose pas de questions. J’ai le droit de mettre la main au plat. Je suis dans une cour, on discute et il se fait tard, j’ai le droit de dormir dans cette maison et en toute sécurité.

Ce que vous décrivez est magnifique. Quand vous repensez à votre enfance à Grand Dakar, quels sont les souvenirs qui vous reviennent ?

Cette solidarité et cette convivialité entre les familles, c’est quelque chose qui m’a toujours marquée. Je pense que c’est aussi un des fondements qui font que je me sens à l’aise dans les mouvements. Telles que les concessions étaient organisées, tu pouvais passer d’une maison à une autre dans tout le quartier sans sortir dans la rue, parce qu’il y avait des passages entre toutes les maisons. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui avec la violence urbaine, les vols et autres. Maintenant, chacun·e s’est barricadé·e dans sa maison, ce qui est regrettable, car cela constitue un frein aux relations humaines, à la solidarité humaine tout simplement.

Qu’est-ce qui était à l’origine de cette convivialité dans votre quartier à l’époque ?

Ce qui peut expliquer cette convivialité dans le quartier à l’époque, c’est le processus d’établissement même du quartier. Parce que nos parents ont été les premières familles à habiter le quartier, pour l’essentiel. C’étaient de jeunes couples d’origine paysanne, mais qui étaient venus en ville travailler comme ouvrier·ère·s. Il y avait une similarité générationnelle, d’origine et de statut social, ce qui faisait que les enfants d’une famille étaient les enfants d’une autre famille. Et ça a duré. Des personnes comme moi continuent d’habiter le quartier… Beaucoup de personnes sont nées dans le quartier et continuent à y habiter. Nous nous sommes même marié·e·s entre nous. (Rires…)

Ça doit être une belle expérience de grandir dans ce quartier 

Il y a un moment, nous avons organisé un grand rassemblement avec les originaires qui sont encore là. Les originaires, dont les parents ont eu à vendre leurs maisons ou qui ont habité dans d’autres quartiers, se sont également joints à nous. C’était un rassemblement formidable où nous avons rappelé nos souvenirs d’enfance et partagé des histoires. On s’est retrouvé·e·s, et on a promis de faire ce rassemblement chaque année. Car la façon dont nous avons vécu dans ce quartier est une véritable marque déposée de ce lieu.

Ces retrouvailles ont dû être émouvantes. Vous disiez que quand on vient de ce quartier, on vous voit en tant qu’une personne qui n’accepte pas les oppressions.

Comme une personne déterminée.

Pouvez-vous expliquer ?

C’est peut-être à cause de l’histoire de nos parents, qui ont quitté le monde rural et voulaient se forger un destin en ville. Non seulement se forger eux-mêmes un destin, mais aussi celui de leurs enfants. Ça veut dire éduquer les enfants, les installer dans un processus qui leur permet d’être des personnes qui savent se défendre, qui savent ce qu’ils ou elles veulent, des personnes qui sont déterminées. Cela demande une grande détermination.

Y a-t-il des histoires de votre enfance dans ce quartier qui vous reviennent en mémoire ?

Je me rappelle deux histoires. Il y avait quelqu’un qui avait loué une chambre dans le quartier. C’était un enseignant, et j’étais en classe de CE1, donc je devais avoir neuf ou dix ans. J’avais une amie qui habitait dans la maison où il avait loué une chambre. De temps en temps, quand nous passions – nous étions un groupe de filles –, il nous appelait et nous donnait un peu d’argent, dix francs, cinq francs. À ce moment-là, dix francs, c’était beaucoup d’argent. Ou bien, il nous donnait des bonbons. On lui nettoyait sa chambre, on lui nettoyait ses verres. Un jour, je suis passée, j’étais seule, alors il m’a appelée. Il m’a dit : « Lave-moi mes verres. » Je lave les verres. Puis il m’a demandé : « Est-ce que tu as tes règles ? » Aussitôt, j’ai répondu : « Oui. », et je suis sortie précipitamment. Je suis allée à la maison et j’ai pris mon sac d’écolière pour sortir mes règles à tracer. 

Ma grande sœur était assise à côté. Elle m’a dit : « Mais tu es agitée comme ça, qu’est-ce que tu cherches ? » Je lui ai répondu : « Je cherche mes règles. » Elle m’a dit : « Pourquoi as-tu besoin de tes règles ? Je ne te vois pas travailler. » J’ai dit : « Non, c’est untel qui m’a demandé si j’ai mes règles. » Ma grande sœur est sortie comme une furie. Je l’ai vue partir, elle est allée taper le monsieur, elle l’a frappé. J’étais fâchée contre ma grande sœur.

Pourquoi fâchée ?

J’étais fâchée contre ma grande sœur, parce que je me disais : « Elle va me priver de bonbons. Elle va me priver des cinq francs et des dix francs qu’on me donne tout le temps. » Elle m’a dit : « Que je ne te voie plus jamais entrer dans sa chambre. » Le lendemain, quand on s’est réveillé·e·s, le monsieur avait déménagé. J’en ai voulu à ma grande sœur et c’est des années plus tard que j’ai compris de quoi il s’agissait. Ce monsieur voulait savoir si j’étais pubère ou pas. Tu vois, quand on parle de violences basées sur le genre, d’abus sexuels et de viol des petites filles, c’est une réalité. Et cette réalité ne date pas de maintenant.

C'est malheureusement toujours une réalité dans nos communautés. Quelle est la deuxième histoire ? 

Celle-ci m’a marquée positivement, haha ! Une nuit, nous avons organisé une soirée. En organisant la soirée, les garçons, sans nous le dire, avaient loué une chambre à côté du lieu où se déroulait la fête. Pendant la soirée, de temps en temps, l’un d’eux s’échappait avec sa petite amie pour aller dans la chambre. Tant que vous n’étiez pas allé·e dans la chambre, vous ne saviez pas qu’elle existait. Mais j’avais remarqué que, quand un couple sortait, il ne s’écoulait même pas cinq minutes avant qu’il ne revienne. Je ne comprenais pas.

Quand ce fut mon tour, mon amoureux me dit : « Viens, on va aller quelque part pour être seul·e·s. » Dès que nous avons pris la rue, nous avons croisé les grandes personnes qui étaient là et qui nous ont dit : « Hé, retournez au bal. » C’est ainsi que j’ai compris pourquoi chaque couple qui sortait revenait en moins de cinq minutes.

Hahaha… En parlant des grandes personnes, quelle était votre relation avec vos parents à cette époque quand vous étiez fille ?

Mes relations avec ma mère étaient très conflictuelles jusqu’à mes 22 ans. Parce que je suis une personne qui fait ce qu’elle veut. Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. J’étais libre, libre de mes mots, libre de mes gestes, libre de mes mouvements. Je n’aimais pas qu’on m’interdise de faire ce que je veux. Heureusement que je suis une personne relativement raisonnable. 

C’est ce qui a créé les conflits dans les relations avec votre mère ?

Oui. Ma mère était aussi une femme d’une force extraordinaire. Je vais faire une petite diversion, je vais vous raconter un peu l’histoire de ma mère. 

Allez-y 

Deux années dans l’histoire de ma mère. Ma mère est Lébou. Les Lébous, c’est une communauté de pêcheurs au Sénégal. Ce sont des communautés très endogames. Donc, ma mère a d’abord épousé un de ses cousins. C’est elle qui me raconte. Elle me dit qu'elle a fait onze ans de mariage, elle n’a jamais eu un retard de règles. Ils vivaient dans de grandes concessions. Il y avait donc les frères de son mari qui étaient là avec leurs femmes qui avaient des enfants. Durant les fêtes, les maris des autres femmes leur achetaient plusieurs pagnes. Elle, on lui achetait un pagne en lui disant : « Puisque personne ne te salit, un pagne, c’est suffisant pour toi. » Dans la maison, quand elle appelait un enfant pour l’envoyer à la boutique, on lui disait : «Si tu veux envoyer un enfant, accouche.» Tu vois la violence qu’il y a ? Quand on parle de violence conjugale, ce n’est pas seulement les coups et blessures, ce n’est pas seulement économique, mais aussi la violence psychologique, la violence émotionnelle. Elle a vécu ça pendant des années et un soir, elle était en train de piler le mil. Tu sais, quand tu piles, ça te fait des  ampoules.

Oui, dans les mains.

Voilà. Elle pilait, et elle avait des ampoules. À un moment, elle s’est dit : « Mais pour qui je pile ? Personne ne me salit dans cette maison, (c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’enfant qui lui pisse dessus). Pour qui je pile ? » Elle pose le pilon, entre dans sa case, sort ses bagages et retourne chez ses parents. Et pour ce mariage-là, c’est terminé !

Deux ans après, ma mère a pris le train et a rencontré mon père. Le train était plein, et un homme (mon père) lui a cédé sa place. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés et que leur histoire a commencé. Et ma mère a eu sa première grossesse…

Quelle histoire ! 

Oui. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte, parce que, pour elle, elle était définitivement stérile. Donc, elle prenait des plantes, des potions, etc. Quand sa grossesse a été confirmée, son premier mari est revenu. Il est revenu pour dire que c’était son enfant, parce qu’il y a des enfants qui se cachent sous les côtes pendant des années avant de naître. Ils sont même allés au tribunal. Plus tard, mon père est décédé. Il avait la maison où je suis né·e et où j’habite jusqu’à présent. J’aime cette maison. Ses frères sont venus et ont dit à ma mère : « Tu es une femme, tu ne peux pas diriger une maison. Tu ne peux pas diriger un foyer. Donc, il faut vendre la maison et retourner chez tes parents. » 

Ça continue encore aujourd’hui. Beaucoup de femmes continuent d’être perçues comme incapables ou illégitimes, alors qu’elles sont au cœur même du fonctionnement des familles. 

Ma mère a refusé. Elle leur a dit : « Là où j’ai vécu avec mon mari jusqu’à sa mort, c’est là que je vivrai jusqu’à ma mort. » Ils lui ont dit : « Si tu restes là, on ne viendra pas te trouver avec un grain de riz. » Ma mère leur a répondu : « Un jour, je vous trouverai chez vous avec des sacs de riz. » Et c’est ce qui s’est passé. Par la suite, chaque fois que ces frères ont eu des problèmes, c’est elle qui se battait pour régler les problèmes de nourriture, de scolarité de leurs enfants, de santé, etc.

Je comprends quand vous disiez que votre mère était d’une force extraordinaire. Vous aviez quel âge comme ça quand votre papa est décédé ?

J’avais six mois et ma mère en avait 32 ou 33. Elle était jeune et en ce moment-là, en 1956. Il n’y avait pas de femme cheffe de ménage. Dans notre quartier, elle a été la première femme à être cheffe de ménage. C’est cette femme, qui a un caractère tellement trempé, qui m’a élevée peut-être à son image, et nécessairement deux caractères trempés, ça fait des étincelles. Nos relations se sont vraiment apaisées quand j’ai eu 21 ans, 22 ans. Et là, on était vraiment devenues des confidentes.

Ça se passait comment ? 

Pour parler d’un sujet sérieux, elle attendait toujours que je sois là. Mon grand frère et ma grande sœur se plaignaient. Avant sa mort, c’est moi qu’elle a appelée pour me dire : « Awa, c’est à toi que je confie la famille. » Peut-être parce que c’est moi qui ai hérité le plus de son caractère, de son tempérament.

Pourriez-vous partager quelques conversations marquantes que vous avez eues avec votre mère, des échanges qui vous ont touchée ?

On avait des conversations sur beaucoup de choses, y compris sur la sexualité. Par exemple, mon premier enfant est une fille. Elle me disait : « Il faut lui masser le clitoris. Si tu ne masses pas le clitoris, après, elle ne sera pas une vraie femme. » Tu vois ? Ou bien elle me disait : « Tu sais, dans la relation sexuelle, ce n’est pas qu’à chaque fois qu’il faut la pénétration. Vous pouvez avoir des jeux sexuels. » 

Ça change tellement du récit où l’on nous dit que ces sujets sont souvent tabous dans les familles africaines. Pensez-vous que cette ouverture vous a influencé·e dans d’autres aspects de votre vie ?

Je pense qu’elle m’a transmis ça aussi. Je suis sans tabou. Je parle de sexe, de plaisir, de la vie, parce que ça fait partie de la vie. Il n’y a aucun aspect de la vie dont je ne puisse pas parler en toute tranquillité et en toute sérénité.

C’est inspirant. Quel était le contexte sociopolitique pour les filles à l’époque de votre enfance  ?  

La scolarisation des filles n’était pas aussi importante qu’elle l’est aujourd’hui. La prise de conscience de la nécessité de l’éducation des filles n’était pas aussi prégnante qu’elle l’est aujourd’hui. Par contre, pour ma mère, qui était analphabète, elle estimait que tous ces enfants doivent aller à l’école. Tu veux savoir pourquoi je suis incollable en français ?

Dites-moi

Pendant les vacances, ma mère achetait un dictionnaire, elle me le donnait. Je devais réciter le dictionnaire.  

Rires

Je connaissais le dictionnaire par cœur, le Petit Larousse. Sa logique était simple : si tu veux connaître l’Islam, tu apprends le Coran. Si tu veux connaître le français, tu apprends le dictionnaire. Et tant que tu n’avais pas récité ta page de dictionnaire, tu ne pouvais pas jouer.  

Dans la deuxième partie, nous parlerons de la construction de ses convictions politiques et féministes, façonnées par son éducation et son engagement dans des organisations marxistes et panafricanistes, ainsi que de son combat pour l’égalité des femmes dans l’enseignement. Cliquez ici pour lire cette partie.



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