« Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 3/4
/C’est la troisième partie de notre conversation avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux.
Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1), les débuts de son engagement féministe et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (Partie 2). Maintenant nous allons découvrir ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui.
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Cette année, on parle beaucoup des 30 ans de la conférence de Beijing. Étiez-vous à la conférence de Beijing ou impliqué·e dans les débats à l’époque où elle a eu lieu ?
La Conférence de Beijing, en 95, c’était ma génération. J’ai participé aux débats. La conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la conférence mondiale sur la femme de Beijing, a eu lieu à Dakar, en 1994. J’y ai participé.
Aviez-vous l’impression, à l’époque, que les préoccupations spécifiques des femmes africaines étaient prises en compte dans les débats de 1995 autour de Beijing ?
Oui. Par exemple, à la Conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la Conférence mondiale sur la femme de Beijing, nous avons dit que nous, Africaines, avions des préoccupations autres que celles des femmes européennes et américaines. On a dit, par exemple, que la question de l’éducation des filles, du statut de la petite fille, la question de la scolarisation des filles était un enjeu, une question de développement, une question de droit et une priorité pour nous. Et c’est ainsi qu’avec cette bataille menée par les femmes africaines, le point concernant la petite fille a été ajouté à la plateforme d’action de Beijing. Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point-là, lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est notre empreinte, c’est l’empreinte de notre lutte, nous, en tant que femmes africaines.
“Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est l’empreinte de notre lutte, en tant que femmes africaines.”
Trente ans après, pensez-vous que les choses ont évolué ?
De mon point de vue, les choses ont évolué. Mais trop peu. Trop lentement. À partir de Beijing, au niveau régional, en Afrique, d’autres textes, d’autres outils, d’autres instruments juridiques, ont été adoptés. Mais comment se fait-il que ce soient encore les mêmes revendications qui soient posées ? Comment se fait-il que ce soient les mêmes formes de violence, de déni des droits qui soient encore en cours, à travers le monde ? Qu’est-ce que les États, les institutions ont fait de ces résolutions-là, de ces déclarations-là ? Comment se fait-il que les revendications que nous posions il y a trente ans soient les mêmes que celles que vous vous posez encore à votre trentaine ? Les choses ont trop peu évolué de mon point de vue. Les choses ont évolué trop lentement par rapport aux promesses que les institutions internationales avaient faites, trop peu par rapport aux promesses que l’Union Africaine nous a faites, que la CEDEAO nous a faites et que nos différents pays également nous ont faites.
Des féministes disent à propos de la Conférence de Beijing et des processus qui ont suivi qu’ils sont devenus un processus institutionnalisé et réformiste, voire récupéré par le néolibéralisme et par des agendas occidentaux. Qu’en pensez-vous ?
Il faut qu’on se dise la vérité. Nous vivons à une époque néolibérale. Les institutions internationales sont des institutions nées du néolibéralisme. On n’a pas fait de révolution. Nous ne vivons pas une situation révolutionnaire. Donc, nous essayons de nous mouvoir dans le cadre d’un carcan néolibéral. Et ça, il faut le savoir. Il y a eu, en son temps, des initiatives révolutionnaires. Mais notre époque, l’époque historique dans laquelle nous vivons, c’est le triomphe du capitalisme dans sa phase néolibérale sur le socialisme et sur le communisme. Nous vivons et nous intervenons dans un contexte capitaliste néolibéral qui connaît certes des soubresauts, qui est en crise profonde, mais qui n’a pas encore en face de lui une alternative sociale de changement, de progrès, une alternative révolutionnaire. J’espère qu’avec les générations actuelles ou avec les générations prochaines, nous allons connaître un regain révolutionnaire. Je l’espère, je le souhaite, parce que c’est cela qui peut nous rapprocher d’États et d’institutions à vocation et à caractéristiques humaines.
C’est une analyse avisée de la situation actuelle
Les Nations Unies, tant qu’elles sont sous ce format-là, ne peuvent être que des institutions néolibérales, parce qu’elles sont nées dans un contexte et sont le résultat de processus issus du néolibéralisme. Et ça, il faut avoir l’objectivité de le comprendre. Sinon, on va mener des luttes en pensant qu’on change fondamentalement les choses, mais non. Ce que nous faisons actuellement dans le mouvement féministe, c’est du réformisme. Certes, nous remettons en cause les structures patriarcales, mais jusqu’à quel point les remettons-nous en cause ? Nous faisons encore du réformisme. Et ça, il va falloir le reconnaître pour qu’on puisse connaître une nouvelle ère révolutionnaire. Personnellement, je ne sens pas encore les prémices, ni théoriques, ni pratiques, ni organisationnelles, d’un regain, d’une remise en cause du capitalisme et du néolibéralisme présentement.
Pensez-vous qu’il y a des questions politiques essentielles que le féminisme africain n’adresse pas et auxquelles nous devrions prêter attention ou sur lesquelles nous devrions nous concentrer davantage ?
Oui, la question du néocolonialisme. Pour moi, je pense que, jusqu’à présent, dans nos analyses, on s’est focalisé sur les femmes, en oubliant que, si femmes que nous soyons, nous vivons dans un contexte social, dans un contexte politique, dans un contexte économique, et que nous vivons dans des pays qui n’ont pas encore, disons, réalisé leur autonomie économique et leur autonomie politique. Ce qui se passe dans l’espace du Sahel, avec l’Alliance des États du Sahel (AES), montre justement que, dans nos analyses, il y a des aspects politiques que nous ne prenons pas assez en charge. Un autre exemple, ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Sud avec la question des terres, ce sont des questions qui devraient être liées à nos analyses. Aujourd’hui, dans cette politique de remembrement des terres, de redistribution des terres, jusqu’à quel point les besoins et les préoccupations des femmes noires sud-africaines sont-ils pris en compte ?
Sans oublier ce qui se passe au Soudan.
Oui. Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges que la situation, disons, express des femmes. Nous devons nous intéresser à toute situation, toute loi qui a une répercussion dans nos vies.
“Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges. Nous devons nous intéresser à toute situation qui a une répercussion dans nos vies.”
Même les relations Nord-Sud, les relations entre le Sénégal et la France, entre la RDC et la Belgique, quand nous analysons, ce sont des questions qui devraient nous intéresser en tant que féministes. Parce qu'il y a encore des répercussions, si on analyse bien ce qui est en train de se passer en RDC, actuellement. Ce sont encore des réminiscences des relations néocoloniales, de la période coloniale. Comment est-ce que nous analysons ces faits-là ? Nous devons nous y intéresser encore plus. Et nous ne le faisons pas assez. Il faut de l’éducation politique sur ces questions, car beaucoup de féministes ne comprennent pas les caractéristiques de l’époque dans laquelle nous vivons.
Comment pousser cette éducation politique au sein de nos mouvements ? Un argument que j’entends souvent lorsque ces questions sont évoquées, c’est : « Nous avons déjà assez de problèmes dans nos contextes. »
Toutes ces questions sont interreliées. C’est comme si tu disais que tout mon corps est sale, mais que tu préfères laver tes pieds et tes mains, ta tête et ton cou, parce que c’est ce qui est le plus apparent aux yeux des gens. Ou bien d’autres vont dire : non, ce qui est le plus important, c’est d’avoir une hygiène des parties sexuelles, parce que c’est ça qui compte le plus. Non. On ne peut pas démembrer la vie des femmes, ce n’est pas possible. On peut peut-être avoir un focus, mais on ne peut pas ignorer qu’il y a une interrelation entre tous les aspects de notre vie, que ce soit culturel, politique, social, économique, religieux, etc. Il y a une interrelation. Je suis sûre que si on poussait sur la question politique, on verrait qu'au sein de notre mouvement, nous avons encore des fissures au niveau de la conscience politique. Si on ne se pose pas la question, on ne saurait pas.
Pensez-vous que cela affecte nos mouvements ?
Je me dis que jusqu’à présent, nous gagnons d’un côté, mais pendant ce temps-là, il y a un autre côté que nous considérons comme n’étant pas encore urgent. Et quand nous gagnons à droite, on se rend compte que le côté gauche est gangrené. On se dit alors qu’il faut se tenir du côté gauche, et on oublie le côté droit. Et avant même que l’on termine le côté gauche, la gangrène a repoussé du côté droit. Je donne l’exemple de ce qui nous arrive actuellement au Sénégal avec le Code de la famille. Le Code de la famille avait été adopté en 1972, un code consensuel, bien que basé pour l’essentiel sur la religion musulmane, mais qui permettait au moins des avancées en termes de droits conjugaux pour les femmes.
Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
Une fois que le code a été voté, on l’a laissé de côté. De temps en temps, on en parlait, mais on estimait qu’il y avait des choses plus urgentes, comme les violences basées sur le genre, les viols, qui sont des questions essentielles qu’il nous faut régler. Mais pendant ce temps-là, on a oublié le Code de la famille. Les organisations religieuses musulmanes, elles, ont continué à travailler sur ce code. Le mois dernier, elles ont organisé une grande manifestation pour une révision du Code de la famille basée entièrement sur la Charia. Tout le monde a eu peur. Ça a été le branle-bas dans le combat. On a cotisé, on a organisé un atelier pour faire nos propres propositions. Mais les autres nous avaient devancés sur ce terrain-là. Et actuellement, nous cherchons à nous rattraper. Cela signifie que notre capacité d’anticipation est un élément sur lequel il nous faut travailler.
Il y a cette idée que nous sommes toujours en train de réagir au lieu d’organiser profondément la résistance.
Ce qui nous permet d’avoir cette capacité d’anticipation, c’est justement de comprendre la mouvance globale dans laquelle nous nous situons et dont chaque aspect a un impact. Par exemple, moi je ne nierais pas, si une personne disait qu’il y a, un lien entre l’élection de Donald Trump et la vivacité des organisations religieuses musulmanes au Sénégal. Je ne dirais pas qu’il n’y a pas de lien. Parce que l’on connaît la position de Donald Trump sur la question de l’avortement, sur la question du genre, sur la question des identités et de l’orientation sexuelle, sur la question du mariage, sur la question de la famille. Et je suis sûre que, bon, ce n’est pas seulement au Sénégal, que si on interrogeait d’autres féministes, à travers d’autres pays, on se rendrait compte que le fait que Donald Trump soit au pouvoir a un impact sur des organisations qui, généralement, n’étaient pas aussi actives, mais qui, maintenant, se sentent vraiment revigorées.
Son élection et ses propos sur les personnes de genre divers ont soulevé une vague d’homophobie et de transphobie dans notre région et en ligne.
Et donc, par esprit d’anticipation, on peut se dire : Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, quelles sont les répercussions que cela pourrait avoir dans nos vies, dans nos organisations ? La capacité de nuisance des organisations anti-droits, des organisations anti-genre, c’est leur capacité d’anticipation. De notre côté, la faiblesse, c’est cet aveuglement concernant la lecture des enjeux au niveau global et leurs répercussions dans nos propres vies.
Parfois des choses se passent, des initiatives existent mais nous ne savons pas. Pensez-vous que le manque de connexion entre les différentes parties du mouvement créé cela ?
Justement. Comme on ne sait pas ce qui se fait ailleurs, on a l'impression que rien ne se passe. Tu as parfaitement raison d'avoir soulevé ça. Il nous faut nous parler davantage, communiquer davantage, et avoir une plateforme pour des conversations. Il nous faut avoir une cartographie de nos interventions. Au moins pour pouvoir identifier les zones, les revendications et les stratégies déployées par d’autres. Tout ce que nous faisons doit tenir compte des interrelations entre différents aspects qui se passent même en dehors de notre pays. Bien sûr en tenant compte de nos capacités, au regard des faibles ressources dont nous disposons.
La question des ressources influence beaucoup ce que nous faisons, ce que nous pouvons faire
Tu as très bien vu. Et quelque part, la responsabilité des bailleurs de fonds est impliquée. Nos organisations sont tellement démunies, tellement précaires, qu’on n’a pas la force de résister à une proposition de financement. Dès qu’on sait qu’il y a un financement dans tel domaine, on cherche même parfois comment reformuler certains éléments de nos plans stratégiques, quel mot ajouter, quel qualificatif changer pour que notre mission et nos objectifs puissent cadrer avec tel ou tel bailleur de fonds. Et cela est justement dû à la faiblesse, à la précarité financière dans laquelle nous vivons en tant qu’organisations, en tant qu’activistes, malheureusement.
De toute façon, je ne critiquerai personne, aucune organisation, pour avoir cette attitude. Mais nous devons prendre conscience que cela affaiblit l’impact de nos actions et qu’il serait intéressant de développer notre capacité d’analyse politique. Parce que si on ne le fait pas, nous allons continuer, non pas à chercher la tête du serpent, mais à chercher la trace du serpent.
Dans la quatrième et dernière partie, Awa Fall-Diop partage ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme. À lire ici.