"Mon introduction au féminisme n’a pas été formelle" - Chilufya Nchito (Zambie)
/Je m’appelle Chilufya et je suis ravie – plus que ravie – de rejoindre l’équipe de EYALA. Et peut-être qu’en guise d’introduction, il serait juste de donner un aperçu de qui je suis et de ce qui fait de moi la personne que je suis.
Je suis une féministe originaire de Zambie, un petit pays peu connu d’Afrique australe, qui abrite l’une des sept merveilles naturelles du monde : les chutes Victoria, localement appelées les chutes Mosi-Oa-Tunya. Je suis féministe et j’évolue dans le domaine du féminisme depuis quelques années maintenant. C’est la passion de ma vie.
J’ai failli me marier l’année dernière… ce n’est peut-être pas la meilleure façon de commencer. Ma meilleure amie, Emje, s’est mariée. J’ai participé à sa cérémonie traditionnelle de négociation, une première pour moi. Ses sœurs, leur aide-ménagère et moi nous étions regroupées dans la cuisine, écoutant aux portes et bavardant tandis que son fiancé et son entourage arrivaient à la maison. Sa mère et son propre entourage étaient installés dans le salon, prêts à recevoir les invité·es.
Une fois les présentations terminées, sa mère est venue dans la cuisine pour nous expliquer notre rôle. Nous (toutes les femmes présentes dans la cuisine) devions être présentées à son fiancé et à sa famille pour qu'il choisisse la fille qu'il était venu demander officiellement en mariage. Pour moi, c’était à la fois excitant et stressant. L’idée que je puisse, d’une certaine manière, prendre part à un jour aussi important signifiait beaucoup. J’ai plaisanté sur ce qui se passerait s’il choisissait accidentellement l’une d’entre nous au lieu de la mariée désignée. J'ai regardé l'aide-ménagère et je lui ai dit que sa vie pourrait changer à jamais, que ce pourrait être son grand jour.
La cérémonie d'identification s'est déroulée sans incident. Nous sommes entrées dans la pièce et nous nous sommes assises face à l’assemblée, alignées comme des accusées. Nos têtes étaient baissées, nous avions les bras croisés et aucune d’entre nous n’osait croiser le regard de qui que ce soit.
Le fiancé est entré dans la pièce, escorté par son oncle, et on lui a demandé d’identifier sa fiancée. Il a tapoté avec empressement l’épaule de mon amie et, aussi vite que nous étions entrées, nous avons été raccompagnées dehors. Il n'y a pas eu de feux d'artifice, pas de tambours, pas même d'applaudissements. Il ne restait désormais que les adultes dans la pièce, chargé·es de discuter des détails financiers, pendant que nous nous regroupions à nouveau dans la cuisine pour continuer nos commérages.
Le mariage est un élément important de la vie, mais en Afrique, en Afrique subsaharienne, en Zambie, à Lusaka, il est peut-être tout. C’est ce qui façonne une existence. La décision de se marier – ou, Dieu nous en garde, de ne pas le faire – détermine une grande partie de l'expérience d'une personne. Choisir un·e partenaire ou être choisi·e en dit long sur son éducation, son lignage, sur ce qui compte réellement dans sa vie. En tant que femme, il semble que toute ton existence ait été une succession de choix menant à ce moment où tu prononces les mots importants : "Oui, je le veux."
Quand j’étais enfant, je me souviens être dans la cuisine de ma grand-mère, où une casserole d’huile bouillante était sur le feu. J’ai tendu la main pour l’attraper, et ma tante a poussé un cri. Elle m’a demandé ce qui arriverait si cette huile bouillante se renversait sur moi : quel homme voudrait encore m’épouser ? Vous voyez, je suis du bétail, une marchandise précieuse. Je dois être conservée fraîche, comme les produits au marché, aspergée d’eau de temps en temps pour attirer les clients et leur faire savoir que je viens tout juste d’être récoltée, prête à être consommée. Ma tante, qui avait une trentaine d’années à l’époque, pouvait prendre le risque de soulever la casserole brûlante. Elle, elle avait déjà été choisie. Elle n’était plus sur l’étagère. Il n’y avait plus de danger pour elle, hormis, peut-être, la peur d’être brûlée par une casserole d’huile bouillante.
Être dans la trentaine et ne pas avoir été choisie est une position précaire. À ce stade, peut-être que la main qui asperge d’eau pour attirer les acheteurs s’est fatiguée. Ton chibwabwa [1] commence à se faner, et qui sait si tout le monde apprécie les légumes séchés. Peut-être avec des noix pilées dans un fisashi [2], mais là encore, tant de personnes sont allergiques aux noix.
L’idée de vouloir ou d’attendre d’être choisie m’a toujours mise mal à l’aise. D’abord, pour la raison évidente que les femmes ne sont pas du bétail. Nous ne sommes pas de simples spectatrices impuissantes sur l’autoroute de nos vies, espérant être remarquées par des hommes. Ensuite, parce que le mariage n’est pas l’unique but de notre existence. Nous sommes des êtres à multiples facettes, et réduire nos vies à la seule expérience d’avoir un·e partenaire est un appauvrissement.
Être féministe, malgré tout le travail et les avancées réalisés dans ce domaine et sur le continent, demeure un risque. C’est porter la lettre écarlate F marquée au fer rouge sur son front. C’est être une rebelle, aller à contre-courant. Cette idée m'a toujours déconcertée. Je n'ai aucun problème à être une rebelle, mais l'idée que parce que je me bats pour les droits des femmes, je suis une radicale, je l'ai toujours trouvée comique.
Le mariage est un concept tellement politique que beaucoup considèrent qu’une femme dans la trentaine, non mariée et féministe, adopte ainsi une posture politique. Ce n’était pas un message que je cherchais à faire passer, mais j’espère que nous pourrons engager des conversations plus profondes sur le mariage, en particulier en tant que féministes. Pour déconstruire les croyances longtemps entretenues et souvent néfastes sur qui nous sommes, notre valeur, notre beauté et qui nous choisissons ou non d'épouser.
Le mantra féministe "le personnel est politique" est une vérité indéniable. Les personnes avec lesquelles nous choisissons de nous associer en tant que féministes et la manière dont nous le faisons devraient avoir de l'importance. Nous devrions remettre en question les idées ancrées depuis longtemps, qui nous ont été transmises par nos parents ou par la communauté dans son ensemble. Nos convictions féministes doivent se refléter dans toutes les dimensions de nos vies.
Avec la montée en puissance du contenu trad wife sur les réseaux sociaux et le virage global vers le fascisme et les politiques dites "traditionnelles", je me rends compte qu’il est plus important que jamais de revenir aux fondamentaux de notre féminisme. Bien que la théorisation soit nécessaire, je constate que nos idéaux et engagements féministes personnels sont en réalité le socle de notre mouvement. La façon dont nous choisissons de vivre – ou de ne pas vivre – notre quotidien est ce qui fait de nous des féministes. La musique que nous écoutons, les artistes que nous décidons d’annuler ou non, et tant d’autres choix du quotidien qui façonnent notre engagement.
Durant mon temps chez EYALA, j’espère explorer ces dimensions personnelles et politiques. Discuter de la manière dont le capitalisme a bouleversé notre perception des relations, de ce que signifie être belle, des raisons pour lesquelles le mariage est encore perçu par beaucoup comme l’objectif ultime d’une femme, mais surtout identifier comment nous pouvons construire des réseaux féministes solides et durables.
Mon introduction au féminisme n’a pas été formelle. J’étais une jeune femme d’une vingtaine d’années qui, après avoir grandi dans un foyer africain et chrétien, a découvert qu’il existait un mot pour désigner le déséquilibre que je voyais dans la manière dont j’étais traitée comparée aux hommes autour de moi. Il y avait aussi un mouvement massif #MenAreTrash qui faisait rage sur Twitter, et il était hors de question que je ne sois pas de la partie. J’ai suivi le hashtag et lu tout ce que je pouvais sur le sujet.
Travailler dans ce domaine est un privilège que je ne prends pas à la légère. Mais au-delà de cela, c'est un prolongement du parcours féministe personnel que je mène chaque jour.
[1] Le chibwabwa est un légume local zambien, les feuilles de citrouille.
[2] Une recette locale zambienne où les légumes sont cuits avec des noix pilées.