« Être une artiste féministe, c’est utiliser son art pour faire grandir le combat. » -  Mafoya Glélé Kakaï  (Bénin) 3/3

C’est la troisième et dernière partie de notre entretien avec Mafoya Glélé Kakaï, juriste, peintresse et poétesse féministe béninoise. 

Dans la partie 1, nous avons exploré son enfance marquée par l'amour de la lecture et de l'écriture, ainsi que ses questionnements sur les inégalités de genre. Dans la partie 2, elle a partagé ses réflexions sur sa relation avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales associées au rôle des femmes. Dans cette dernière partie, nous explorons son parcours personnel et artistique, sa conception de l’artivisme, ses créations, sa vision féministe et ses projets futurs en tant qu’arriviste féministe. 

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Artiste, militante, féministe, comment décrirais-tu la façon dont tout ça se trouve interconnecté dans ton quotidien ?

Je suis une femme qui a grandi dans une société patriarcale et mon art est un peu, à certains égards, un journal. J’ai beaucoup de choses abstraites, mais j’ai beaucoup d’œuvres qui expriment ce que je vois. Je suis très sensible à la condition féminine et bien souvent quand je peins, je retranscris le sentiment que je ressens lié au fait d’être une femme et ce que je vois du traitement des femmes dans la société. Quand tu es une femme, qui vit dans une société patriarcale, quand tu parles de toi, tu ne peux pas ne pas parler des réalités des femmes. Tu ne peux pas ne pas parler de la douleur qui est liée au fait d’être une femme. Être une femme africaine, c’est rempli de douleurs et de difficultés. Ce qui fait que, même sans le vouloir, même sans le chercher, mon art devient naturellement une façon pour moi de militer. Il y a aussi de la poésie. J’ai tendance à lier certaines toiles que je peins à des poèmes. Je peux écrire un poème engagé et peindre une toile ensuite que je vais trouver qui correspond à ce poème engagé-là. Ce qui fait que j'ai parfois des toiles liées à des poèmes.

Je suis très sensible à la condition féminine et bien souvent quand je peins, je retranscris le sentiment que je ressens au fait d’être une femme et de ce que je vois du traitement des femmes dans la société.

Si tu dois parler des sujets au cœur de ce que tu crées, au cœur de ton travail artistique, quels sont les sujets que tu énumérerais ?

Les sujets, déjà les femmes. La façon dont je vois les femmes, africaines surtout, parce que je suis une femme africaine. Je parle aussi de la façon dont la société voit les femmes. J’ai une toile que si tu vas sur mon Instagram, tu vas la voir : Femmes invisibles. Enfin, je crois que c’est comme ça que je l’ai appelée. En tout cas, c’est une toile qui, pour moi, exprime la façon dont les femmes sont présentes dans le monde. Elles font le monde, mais elles sont aussi invisibles, invisibilisées. Je parle aussi de moi, de mes ressentis, de mes émotions. Il y a beaucoup de toiles que j’ai peintes qui sont simplement le reflet de mon ressenti à un moment donné.

C’est quoi l’artivisme selon toi ?

L’artivisme, c’est le fait d’utiliser son art pour exprimer notre vision de la société, pour exprimer ce qu’on aimerait que la société soit, pas seulement ce qu’on voit. Ce qu’on voit oui, mais ce qu’on aimerait voir dans la société. C’est une façon d’utiliser notre art pour dénoncer ce qu’on trouve qui ne va pas dans la société et d’user de cet art-là pour lutter contre les oppressions. C’est ce que je fais. Je me revendique artiviste, artiviste féministe. Comme j’ai commencé à le dire, je crée des œuvres qui montrent les vécus des femmes et en même temps le changement que je souhaite. 

J’anime aussi des ateliers d’art avec des militantes féministes au Bénin. En novembre 2023 au Bénin, la Fondation des Jeunes Amazones pour le Développement (FJAD) qui est une organisation féminine et féministe a organisé LA TRÊVE FÉMINISTE, un espace sûr et apaisant, où les femmes ont pu participer à des ateliers de bien-être, des thérapies, et des activités de détente, favorisant ainsi leur rétablissement physique et émotionnel. J’y ai animé un atelier d’art-thérapie. L’art-thérapie permet d’extérioriser les ressentis, se ressourcer. Je sais que pour moi, par exemple, quand je suis vraiment en colère et que je vais dans mon atelier, que je peins, que je mets cette colère-là sur une toile, je me sens beaucoup mieux après. Je me sens renaître, revivre. Et pour avoir fait de l’art-thérapie avec des militantes, je sais que c’est une activité qui nous permet vraiment de nous détendre et de nous exprimer. Je pense qu’on doit plus souvent utiliser l’art dans le milieu militant comme moyen d’expression ou de régénération. C’est une idée intéressante parce que, comme tu le sais, le travail militant est extrêmement épuisant. On essaie de naviguer dans un milieu qui n’est pas favorable à nous.

Je crée des œuvres qui montrent les vécus des femmes et en même temps le changement que je souhaite.

Comment est-ce qu’on peut davantage utiliser l’art au service des causes féministes selon toi ?

L’art n’a jamais été séparé des luttes féministes. Il y a déjà dans les années 70 plein d’artistes qui ont utilisé l’art pour parler des violences que les femmes vivent et pour dénoncer la façon dont la société traite les femmes. L’art est un outil, un reflet de la société. Et quand tu utilises l’art pour dénoncer la société, tu arrives à toucher des couches que tu n’aurais pas forcément réussi à toucher en dehors de l’art. Il y a le graffiti, par exemple, qui est un art qui au départ était beaucoup utilisé en subversion de la société, mais que des femmes artistes ont utilisé aussi pour dénoncer les violences basées sur le genre, les violences sexistes et sexuelles. L’art suscite aussi la discussion. J’ai beaucoup d’œuvres en ce moment que j’ai peintes pour une exposition qui sont totalement féministes. Je les ai montrées à mon cercle privé pour le moment et les œuvres ont suscité beaucoup de discussions. Ces œuvres peuvent créer la discussion féministe et j’ai vraiment hâte de les montrer. Je bouillonne d’impatience rien que d’y penser parce que parmi ces œuvres, il y a des sujets, des choses qui me sont vraiment propres à mon histoire personnelle et que je sais que plusieurs femmes partagent. C’est ainsi que l’art est au service de la cause.

Au-delà, il y a beaucoup d’artivistes qui ont utilisé une partie de leurs revenus d’artistes qu’elles ont réinjectées dans la lutte féministe pour nourrir les collectifs féministes. Personnellement, c’est une idée qui me séduit beaucoup et que je vais probablement faire quand j’arriverai à vraiment vivre de mon art. En fait, être une artiste féministe, c’est une façon d’user son moyen d’expression pour faire grandir le combat.

Le sexe faible , 80x80 cm acrylique et collage sur toile _ Par Mafoya Glele Kakaï

Très inspirant. Comment décrirais-tu ton processus créatif ?

J'ai des processus créatifs. Souvent, ça part d'une impulsion. On peut dire une intuition. Je vois l'œuvre finale se façonner dans ma tête et puis je vais dans mon atelier, je peins. Ou si je ne peux pas être dans mon atelier, j'ai toujours un petit carnet de dessin avec moi et je fais de petits croquis pour matérialiser l'idée et puis je vais peindre. Pour la poésie, c'est pareil. Ça part d'une impulsion, d'une intuition, d'un ressenti, puis je commence à écrire. 

Et parfois, il y a la situation qui se présente à moi et j'ai envie de créer quelque chose à partir d'une situation. Et là, je fais de la recherche. Je réunis mes envies. Je définis le médium avec lequel je vais exprimer ce que je veux exprimer à partir de la situation que j'ai vu ou entendu. Et là, je fais de la recherche. Je prends mon petit carnet et j'essaie d'imaginer comment est-ce que je voudrais exprimer cette chose dont j'ai été témoin. Là, je prends le temps. Ce n'est plus comme une urgence alors que mon premier processus, c'est vraiment dans l'urgence, c'est-à-dire je dois extériorise ça sur le moment, c'est comme un besoin pressant. Je dois extérioriser ça pour ne pas le perdre et tout. Si à ce moment-là, c'est la poésie et que je suis au milieu d'une conversation par exemple, j'arrête la conversation et je demande à la personne de m'excuser. Je prends mon téléphone ou mon carnet, j'écris ou je fais mon petit dessin et tout ça. 

Utilises-tu intentionnellement des moyens pour susciter ton processus créatif ?

Oui, il y a des activités ou des situations que je crée intentionnellement en vue de déclencher un processus créatif. Par exemple, si j'ai envie de faire une œuvre purement féministe, je vais me mettre dans mon atelier et commencer à écouter un podcast féministe. Et souvent, ça m'inspire. Je peux écouter le podcast, la présentatrice du podcast ou l'invitée va dire un mot, une phrase qui va me donner en fait l'idée qu'il me faut pour travailler.

Quelles sont les matières avec lesquelles tu travailles, les matières avec lesquelles tu crées ?

Je crée avec de la peinture acrylique, du sable, des coquillages, des cauris, des fleurs, avec aussi des objets, des perles, voilà, des perles et du papier mâché que je fabrique moi-même. J'utilise assez de perles dans mon travail.

Est-ce que ces outils ont des significations spécifiques dans ton travail en général ?

Oui, oui. Quand je prends le cauri, par exemple, à chaque fois que moi j'utilise le cauri, c'est pour symboliser le sexe féminin. Le cauri, déjà de par sa forme, ressemble à une vulve. Du coup, à chaque fois que j'exprime, j'utilise le cauri dans mes œuvres, c'est pour exprimer le sexe féminin. C'est vrai que ça m'est déjà arrivé de le dessiner, mais souvent je l'exprime de façon abstraite comme ça, en essayant des cauris dans des œuvres données. 

Et les fleurs, en fonction de la fleur, j'utilise beaucoup dernièrement de l'isaora. L'isaora, c'est une fleur qui symbolise la force et le courage. Et quand j'utilise l'isaora dans mes œuvres, c'est beaucoup pour symboliser la force et le courage des femmes dans l'adversité. Parce que vivre en tant que femme, c'est vivre dans l'adversité tout le temps. Les perles, si tu remarques bien, j'utilise quand même des outils qui sont assez socialement associés à la féminité. Les femmes africaines, on porte les perles aux hanches, on porte les perles à la chevillère, on s'habille avec des perles. J'aime beaucoup faire ces rappels du féminin quand on travaille avec l'usage des perles. Le sable et les coquillages, c'est simplement pour rappeler la terre et la nature dont je suis assez proche dans mon travail.

J'ai vu que tu as beaucoup de créations avec des cheveux afro. Est-ce que cela a une signification spécifique dans ce que tu crées, un peu comme les éléments que tu viens d'évoquer ?

Oui, totalement. Il faut dire que quand j'ai découvert le cheveu naturel, c'est trop drôle même pour moi de dire ça parce que c'est quelque chose avec lequel on naît. C'était fin 2015, quand j'ai été prise par la vague du retour au naturel. J'ai été passionnée par ça. J'ai eu une certaine fascination pour le cheveu afro parce que, c'est totalement ancré dans notre histoire. Aujourd'hui, je dirais que porter son cheveu naturel, c'est un acte totalement politique. Et le fait d'intégrer cela à mes toiles, c'est une façon de rappeler le naturel de la femme africaine, qui est ses cheveux afro. La façon de vivre dans une société où les critères de beauté ne sont pas forcément fixés par nous-mêmes, mais on souscrit. Il y a cet héritage colonial du lisse pour les cheveux que j'ai envie de combattre, j'ai envie de montrer dans mon art que les femmes noires sont belles avec leurs cheveux naturels et même au-delà de la beauté que c'est acceptable de porter ses cheveux afro.

Comment est-ce que tu vis tout cela personnellement, le fait de parler de toi et des femmes via ton art ?

C'est une bonne question parce que je ne me la suis pas vraiment posée. Pour moi, c'est beaucoup plus facile de m'exprimer à travers l'art que de m'asseoir et de discuter avec une personne. Je suis quelqu'un de très renfermé sur moi-même. Avec l'art, je ne pose pas de questions, je ne réfléchis pas, je m'exprime juste. C'est mon état d'expression propre à moi, en fait. C'est l'état d'expression qui m'est propre. Quand je me suis remise à peindre, c’était souvent à partir d'impulsions, et c'était comme mon jardin secret, mais pas si secret. Étant donné que je ne fais pas du figuratif et qu'il faut un peu d'interprétations pour comprendre, surtout les toiles qui ont rapport avec mes sentiments, avec mes propres sentiments. Comment je le vis ? Je le vis comme une libération.

Quelles sont les femmes artistes qui t'inspirent ?

Il y a Frida Kahlo. Franchement, ça, comment dit-on ? C'est un peu cliché d'aimer Frida Kahlo quand tu es une artiste, mais son travail, la façon dont elle est, la façon dont elle s'exprime dans son art, la façon dont elle se rend vulnérable dans son art, c'est quelque chose qui m'a toujours attirée. Même à l'époque où je ne la connaissais pas, il y avait certaines de ses œuvres que j'avais vues sur internet comme ça, qui me fascinaient. Parce que quand on parle d'artistes qui se dévoilent totalement dans leur art, c'est Frida Kahlo. Elle a parlé de sujets assez sensibles comme la perte d'enfants, enfin des sujets que beaucoup de femmes peuvent vivre, mais dont on voit rarement les femmes parler à cause du tabou qu'il y a autour. 

Comme femme africaine, il y a une peintresse sénégalaise que j'aime beaucoup, Younousse Sèye, à cause de son travail précurseur. Elle est l'une des précurseures de l'art contemporain africain et j'adore la façon dont elle dispose les cauris sur cette toile. Donc, je pense que ce sont les deux que je peux te citer pour le moment.

Quels sont les défis que tu rencontres dans le fait de vivre, le fait de créer et de vivre en tant qu'artiste féministe ?

Pour le moment, le défi, c'est surtout d'arriver à se faire connaître. C'est assez compliqué pour moi qui ne suis pas naturellement une personne extravertie. Mais bon, j'essaie de sortir tant bien que mal, de montrer mon travail et aussi, il y a ce côté intime qu'il y a avec mon travail. Étant donné que beaucoup de ce que je fais vient du plus profond de mon être et que je suis une personne introvertie, j'ai tendance à ne pas vouloir forcément... J'ai du mal à montrer ce que je fais parce que j'ai l'impression d'être mise à nu. Mais je sais que c'est important que je montre parce que je n'ai pas tant de choses à partager. Je n'ai pas tant de choses à partager pour le garder pour moi. Il faut que je le fasse sortir. Donc, je dirais que pour le moment, ce sont les défis que j'ai.

Quels sont tes projets, non seulement dans le domaine de l'art, mais aussi alliant l'art et le féminisme ?

Déjà, j'ai envie de faire des expositions, montrer mon travail. J'ai envie d'évoluer plus dans le milieu de l'art et de me faire plus connaître. Ensuite, j'ai envie d'user mon influence artistique que j'aurais gagnée pour influencer le combat féministe, pour le nourrir encore plus, pour donner plus de voix à mes consœurs qui travaillent sur le terrain. J'ai envie de travailler aussi avec des communautés qui auraient besoin de l'art, m'inspirer de l'histoire de femmes pour créer de l'art et montrer leur expérience à travers mon art. 

Tu vas y arriver. Vis-tu une certaine sororité avec d'autres femmes dans la pratique de ton art ?

Je dirais que j'ai rencontré beaucoup de femmes artistes et c'est toujours un plaisir de discuter avec elles, de se rendre compte qu'on a tellement de choses qui nous lient. J'ai un petit projet et j'en ai déjà parlé avec quelques femmes artistes béninoises et j'espère qu'on arrivera à le faire. C'est de créer une association de femmes artistes béninoises et africaines, parce que je ne pense pas qu'on va se fermer en étant totalement engagé. Et ce sera une façon intéressante de vivre notre sororité. Je discute toujours avec d'autres femmes artistes, ça a été vraiment révélateur pour moi. Parce qu'entre nous, on se donne des conseils, on discute de parcours, on se donne des petites astuces. Je dirais que les femmes sont quand même assez solidaires dans ce milieu, de ce que j'ai vu, de ma petite expérience. Et au-delà du milieu artistique, j'essaie de cultiver de plus en plus mes relations avec d'autres femmes. Étant donné qu'on a grandi dans une société qui ne nous a pas encouragées, aller les unes vers les autres. 

Je prends un malin plaisir aujourd'hui à créer des liens avec d'autres femmes, discuter avec d'autres femmes, même si je suis une personne introvertie qui a du mal à aller vers les autres. Quand je rencontre d'autres femmes, surtout dans le milieu militant, j'essaie vraiment de discuter avec elles. J'ai fait de très belles rencontres dans le milieu militant, j'ai eu plein d'opportunités grâce à des femmes que j'ai rencontrées et je suis quand même heureuse de dire qu'on est en train de construire cette sororité-là. C'est quelque chose qui me tient à cœur parce que moi je suis une fervente croyante dans le fait que c'est la sororité qui va réellement nous permettre d'aller au bout, d'aller au bout des contraintes du patriarcat et même de vaincre le patriarcat.

J’y crois aussi fermement. Pour toi, c'est quoi être féministe ?

Pour moi, le féminisme, c'est se lever contre les choses qui nous oppriment en tant que femme et qui nous empêchent de nous réaliser et d'être nous-mêmes. C’est d'œuvrer à ce que les femmes, les autres femmes autour de nous, puissent également le faire. C'est comme ça que je vois mon féminisme. Parce que je sais qu'on n'a pas toutes la possibilité de faire des choix qui vont nous permettre de nous libérer. Alors, pour nous qui avons la possibilité de faire ce choix-là, nous avons l'obligation de le faire pour les autres et d'œuvrer de la façon dont on peut pour permettre à d'autres femmes d'avoir la possibilité de faire ces choix aussi.

Quelle est ta devise féministe ?

Waouh ! C'est quelque chose que je n'ai pas vraiment pensé. Est-ce que j'ai une devise féministe ? Je ne sais pas si on va dire qu'elle est féministe. Je ne sais pas. Je dis souvent que je veux être une femme qui va laisser ses éclats de rire en héritage. Parce que souvent, en tant que femme africaine, ce qu'on laisse en héritage, c'est notre souffrance. Quand on parle de nos mères, ou des femmes qui ont vécu avant nous, on se penche beaucoup plus sur ce qu'elles ont fait, comment elles ont souffert, comment elles se sont éteintes, comment elles se sont sacrifiées pour la société. Et on parle rarement de femmes qui ont été heureuses, qui ont été épanouies. Et c'est un peu ce que j'ai envie de laisser en héritage. C’est ma devise personnelle. Je l'ai écrite dans mes notes, je l'ai écrite dans mes journaux. Je veux être une femme qui laissera ses éclats de rire en héritage.

Merci à toi.

Faites partie de la conversation.

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« Je ne voulais pas être une bonne femme aux yeux de la société » - Mafoya Glélé Kakaï (Bénin) 2/3

Notre conversation avec Mafoya Glélé Kakaï  juriste, peintresse et poétesse féministe béninoise se poursuit. Dans la première partie, nous avons parlé des moments qui ont marqué son enfance, notamment son lien fort avec ses grands-parents, son amour pour la lecture et l'écriture, ainsi que ces questionnements liés aux inégalités de genre qu'elle a observées.

Dans cette deuxième partie, elle partage ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours d’artiviste.

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Comment réagissaient-ils tes parents face à tes questionnements ?

J’ai eu la chance d’avoir des parents assez ouverts d’esprit, qui n’éteignaient pas mes élans. Mon père surtout puisque c’est de sa famille qu’il s’agit concernant mes questionnements quand on allait à Abomey. Il répondait à mes questions comme il pouvait y répondre. Et quand je lui disais que moi, je n’étais pas d’accord avec la façon dont ça se passait et qu’il y avait des choses qui m’écœuraient, il me laissait m’exprimer sans pour autant me restreindre. Mais parfois, mes réactions choquaient un peu mon père. Quand j’ai découvert le mot féministe et que j’ai commencé à m’exprimer sur le féminisme et tout, j’ai acheté un tee-shirt un jour qui avait écrit féministe dessus. La première fois que je l’ai porté, que mon père l’a vu, il a souri, il m’a dit, tu n’as pas besoin de l’écrire, on le sait déjà. 

Dans tes questionnements et prises de conscience, est-ce que ta relation avec ta mère a joué un rôle ? On en a parlé très peu jusque-là. 

Oui, la relation avec ma mère a joué un rôle, mais pas dans le sens de l’encouragement. Ma mère, c’est une femme exceptionnelle. Dans son travail, elle excelle. Elle est un vrai modèle professionnel pour moi. Elle est très organisée. Elle est professeure de français de formation. Ensuite, elle s’est formée, elle est devenue inspectrice. Et pour ça, elle a dû reprendre les études alors qu’elle travaillait déjà. Mais il y a des choses sur lesquelles ça a été un peu difficile. Quand j’observais ma mère, la façon dont elle se gênait, surtout quand il y avait des fêtes, c’était de la douleur que je ressentais. Ce qui faisait que je voulais m’éloigner du modèle qu’elle était. Je trouvais qu’elle se démenait trop, qu’elle en faisait trop, qu’elle allait au-delà de sa santé pour la cuisine.

Ma mère pouvait passer toute une journée ou deux jours à préparer la fête et au moment où tout est prêt, où la fête doit avoir lieu, je la regarde et elle est toute fatiguée, toute épuisée. Elle n’arrive pas à profiter du travail qu’elle a effectué, elle n’arrive pas à manger. Elle est encore aux aguets à surveiller que tout le monde soit en train de profiter, que tout le monde soit bien au lieu de se détendre et de profiter de la fête elle aussi. Et à la fin de la fête sur le moment, il y a le rangement qui suit en même temps. C’est du travail sur du travail. Ça, c’était, je pense, la première chose que j’ai remarquée et qui m’a fait me dire que je n’avais pas envie d’être une femme de cette façon. Parce que si être une femme signifie travailler avec tant de labeur, sans gratification, à part les « Waouh, c’est délicieux ! Vraiment, Madame GLELE, je ne sais pas comment tu arrives à faire tout ça. Tu es une femme exceptionnelle », je n’ai pas envie de l’être. Il y a un truc que la famille de mon père avait l’habitude de lui dire : « A non sin asou ». Et ça, c’est quelque chose que je n’aimais pas parce que, si on traduit en français, ça donne un peu « tu célèbres ton mari, tu es vraiment bien soumise à ton mari ». Je n’aimais pas. C’est très paradoxal quand même.


Pourquoi dis-tu cela ?

Parce que dans son travail, ma mère ne s’est jamais laissée marcher sur les pieds. Elle a toujours été brillante. Et elle m’a donné l’amour de la littérature et nous avons souvent eu des discussions par rapport à des personnages de livres. Elle me donnait des livres à lire, et ensuite, puisque j’ai fait une série littéraire et qu’elle était prof de français, nous discutions, nous travaillions sur ce que j’avais lu. Quand je lisais des livres comme “Une si longue lettre”de Mariama Bâ, ou “Sous l’orage” de Seydou Badian, nous discutions des personnages féminins. Je lui disais ce que je pensais de la façon dont tel personnage féminin avait été conçu. Je lui disais que je n’étais pas toujours d’accord avec telle issue qu’on avait donnée à tel personnage ou telle chose. Et elle me disait ce qu’elle en pensait. Nos discussions étaient vraiment très intellectuelles.

J'ai souvent remarqué ce paradoxe aussi. Entre ce que certaines femmes sont en tant qu'elles-mêmes et ce qu'elles sont lorsqu'elles essaient de se conformer aux attentes de la société patriarcale, ce n’est pas la même chose.

Quand je voyais ma mère se démener, malgré sa santé fragile et tout faire pour plaire, enfin, pour remplir le rôle social qu’on lui avait dit qu’elle devait remplir, je me disais, ah non, moi, je ne veux pas avoir cette vie-là. Et ça a été un gros, comment dit-on, un sujet de dispute entre elle et moi parce que moi je lui disais que je ne voulais pas. Dans la peur de la façon dont j’allais être perçue dans la société, elle me disait qu’il fallait que je le fasse, pour être une bonne femme aux yeux de la société. Moi, je lui faisais comprendre que je ne voulais pas être une bonne femme aux yeux de la société, que je voulais être une personne entière. Une personne humaine entière et pas juste une femme de la façon dont la société voit les femmes. Et j’ai un peu lutté avec elle contre ces choses-là.

Comment as-tu lutté contre cela ?

J’ai pris un malin plaisir à apprendre à cuisiner les choses que j’aimais manger. Malheureusement, ça lui a causé beaucoup de soucis et de douleurs. Justement pour ça, parce que je lui disais que ça ne servait à rien que j’apprenne à cuisiner telle chose si je n’aime pas manger ça. Et elle me disait, « mais si ton mari aime ». Et je lui répondais qu’il le cuisine lui-même. J’ai vu mon père cuisiner plusieurs fois et ma mère, comme je l’ai dit, elle a des soucis de santé. Quand j’étais enfant et qu’à cause de ses soucis de santé, elle devait être à l’hôpital, mon père cuisinait pour nous. Du coup, pour moi, c’est normal que si tu aimes manger quelque chose, tu saches le cuisiner. Quand on cuisinait quelque chose, quand ma mère faisait une cuisine qui ne lui plaisait pas, il ne disait pas à ma mère, « va me faire telle chose, ça j’ai envie de manger.» Il allait à la cuisine et il se faisait ce qu’il avait envie de manger. Et ce sont ces petits exemples-là qui m’ont montré qu’il y avait d’autres modèles de couple qui pouvaient être possibles.

Autre chose, quand mon frère s’amusait et qu’elle me disait de venir forcément à la cuisine pour apprendre et que ça m’énervait, je lui disais, on est deux, pourquoi il n’y a que moi qui dois venir ? Et elle me répondait, « ben lui, il aura une femme et toi, tu auras un mari ». Ça m’énervait parce que je comprenais d’où elle venait. Elle ne voulait pas que je sois mal vue dans la société. Elle me parlait souvent de ce fameux test de la belle-mère, le test sur la cuisine, et elle me racontait avec fierté comment elle a passé son test à elle, qui lui a été fait par l’une des tantes de mon père. Et elle me racontait comment elle a passé son test avec brio et elle espérait que je passe le mien avec autant de succès. Et moi, je ne voulais pas apprendre à cuisiner juste pour passer un test de cuisine.

J’en entends parler, mais vraiment très vaguement. C’est quoi le test de cuisine ?

En fait, le test de cuisine, c’est souvent chez la belle-mère ou chez l’une des tantes du futur époux lors d’une visite, demande à la future belle-fille de cuisiner certaines choses. Et c’est un test dans le sens où ce n’est pas automatiquement au moment où tu vas rencontrer ta belle-famille qu’on va te demander de cuisiner. Ça vient à l’improviste. Tu vas arriver un jour, on va te dire, ah tiens, il y a telle chose dans la cuisine. Est-ce que tu peux faire la cuisine pour qu’on mange  ? Est-ce que tu peux me dépanner aujourd'hui  ? Mais c’est simplement un test et à la fin, quand tu finis de cuisiner, on va dire, ah tiens, tu as bien cuisiné, tu as bien tout rangé, tu es prête pour être l’épouse de notre fils. C’est quelque chose comme ça. Pourtant, il n’y a pas de test. Dans le sens inverse, tu vas entendre rarement que la famille de la fille a testé le futur beau-fils d’une façon ou d’une autre. C’est toujours un test pour la belle-fille.

C’est l’une des pratiques qui réduisent les femmes à la cuisine, aux tâches ménagères et perpétuent des stéréotypes sexistes. 

C’est incroyable et c’est aberrant pour moi. Cela dit, je suis heureuse de dire qu’aujourd’hui, ma mère est plus libre de ce regard-là. Et je suis heureuse d’avoir contribué à cela. On s’influence toutes les deux. Et avec le temps, mes prises de positions, mon féminisme, lui ont ouvert les yeux sur certaines choses. Quand, par exemple, au 8 mars dernier, elle m’a demandé de l’aider à écrire un texte qui parle de l’essence même du 8 mars, qu’elle a refusé d’acheter le pagne, qu’elle a fait de la vulgarisation féministe. J’étais fière d’elle. Je me suis dit, wow, ça, c'est ma mère. Quand elle va dans les assemblées pour discuter avec les élèves de sexualité et qu’elle parle de consentement, qu’elle parle de droit sexuel et reproductif, je suis contente parce que je me dis, en vrai, on discute beaucoup, mais elle écoute quand je lui parle aussi. Maintenant, quand elle voit la société, elle se rend compte que la société est en train d’évoluer et que, effectivement, je n’ai pas forcément besoin d’apprendre à cuisiner tel ou tel plat puisqu’il y a plein de services de traiteurs. Et je lui dis, au-delà des services traiteurs, si tu aimes manger quelque chose en tant qu’être humain, il faut que tu saches cuisiner ce que tu aimes manger.

Avec le temps, mes prises de positions, mon féminisme, lui ont ouvert les yeux sur certaines choses.

Bravo à toi ! Au début, tu t’es présentée comme peintresse, historienne, poétesse. Peux-tu m'en parler ?

Après mon bac, j’ai étudié d’abord la diplomatie et les relations internationales à l’université. Ce n’était pas un choix personnel. Je ne savais pas trop quoi faire quand j’ai eu le bac parce que ce qui me passionnait, moi, c’était l’art et la poésie, l’écriture, mais il n’y avait pas vraiment de formation artistique. Aujourd’hui, je sais qu’il y a une école sur le campus, mais avant, il n’y en avait pas. Il y avait aussi les préjugés sur le travail artistique chez nous parce qu’il y a tellement peu de sécurité dans ce métier que les parents n’encouragent pas forcément les enfants à poursuivre cette carrière-là.

On m’a parlé de la diplomatie, du fait que tu peux voyager quand tu es diplomate et tout ça. J’ai aussi vu cette formation comme une opportunité parce qu’avec les voyages, je peux parler d’art. Je me suis dit pourquoi pas. Et comme j’étais aussi passionnée par l’histoire, c’est quand même une filière où on parle beaucoup d’histoire, de géopolitique. Je ne vais pas dire que j’ai détesté ma formation. J’ai pris beaucoup de plaisir à étudier la diplomatie et les relations internationales. J’ai appris beaucoup de choses. 

Donc, tu t'es d’abord orientée vers la diplomatie et les relations internationales, mais tu avais toujours une passion pour l'art, la poésie et l'écriture. Comment as-tu vécu la transition entre tes études académiques et ta décision de revenir à tes passions artistiques ?

Deux ans après les études en diplomatie, je me suis inscrite à la fac de droit pour avoir la licence en droit. Je n’ai pas fini cela quand j’ai entendu parler de la chaire UNESCO et du master en droit de la personne humaine et de la démocratie. Et comme j’avais déjà commencé un peu à me documenter sur le féminisme, je me suis dit, tiens, en faisant un master sur la défense des droits de la personne humaine, je peux aussi déboucher sur quelque chose qui va me permettre de contribuer à la défense des droits des femmes. J’ai fait mon master.

Entre-temps, j’ai discuté avec mon père et il m’avait dit, t’as une licence maintenant. Je pense que c’est le moment que tu reviennes à tes passions, le dessin, l’art. C’est le moment que tu t’y consacres, parce que t’as déjà un diplôme, si tu dois trouver un travail avec un diplôme, c’est déjà fait. Il faut dire que j’avais commencé un peu à douter de ma capacité à être une artiste, même si je pense que, qu’on en vive ou pas, quand on est un artiste, on l’est. C’est après mon master que je me suis dit, bon, je ne peux pas continuer comme ça. C’est quelque chose que j’aime. C’est quelque chose qui est... Je ne peux pas expliquer mon lien avec l’art. Il faut que j’essaie. J’ai acheté du matériel et j’ai recommencé à dessiner.

Comment est née ta passion pour l’art ?

C’est quelque chose qui m’est venu naturellement parce qu’autour de moi, je ne connais personne qui dessine ou qui peint. Ça m’est venu naturellement. Je sais que le dessin faisait partie des cours que je préférais aux cours primaires. J’ai toujours été attirée par le fait de créer quelque chose qui n’est pas, quelque chose qui vient de moi. Quand j’étais enfant, j’avais l’habitude d’écraser de la craie. Comme ma mère était professeure de français et mon père aussi était professeur de français. Je prenais les bâtons de craie de couleur qu’ils amenaient à la maison et puis je les écrasais, je mélangeais avec de l’eau. Et sur des papiers A4, je faisais des petits dessins et tout ça. Pour la fête des Mères, par exemple, j’offrais des dessins à ma mère ou des petites peintures qui étaient toujours abstraites à l’époque. Ou soit je m’intéressais déjà au collage à l’époque. Le collage, c'est une technique que j’utilise beaucoup dans ma pratique artistique aujourd’hui. Je prenais des coquillages, je faisais des fleurs à base de coquillages que je collais sur du papier ou des vieux calendriers pour que ça tienne plus et je lui offrais ça pour la fête des Mères. Ça m’est venu, je vais dire naturellement.                 

Dans la troisième et dernière partie de la conversation avec Mafoya, nous parlons de l'artivisme, de son parcours personnel et artistique qui combine son art et ses convictions féministes. Cliquez ici pour lire la partie 3.

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« Ce qui semblait aussi légitime à mes yeux, l’égalité entre les genres, ne l’était pas aux yeux des autres. » - Mafoya Glélé Kakaï (Bénin) 1/3

Mafoya Glélé Kakaï est une jeune artiste féministe béninoise. Elle est poétesse, peintresse et sculpteuse introspective, engagée dans une exploration personnelle à travers sa pratique artistique. Elle utilise son art comme un moyen d'expression authentique, pour raconter son histoire, ses émotions et ses expériences vécues en tant que femme et celles des autres femmes depuis ses propres lentilles. Elle se revendique artiviste, car son art est militant et se met au service des luttes féministes de diverses manières. Mafoya est également une blogueuse, juriste spécialisée en droits de la personne humaine. Elle se focalise sur la défense des droits des femmes béninoises et africaines.

Dans cette conversation, Chanceline Mevowanou discute avec elle sur son parcours féministe et son engagement en tant qu'artiviste. Dans la première partie de la conversation, elle partage des moments significatifs de son enfance, notamment son lien fort avec ses grands-parents, son amour pour la lecture et l'écriture, ainsi que ces questionnements liés au traitement des femmes qu'elle a observé, notamment dans les traditions et les attitudes sociales. Dans la deuxième partie, elle parle de ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours artistique. Enfin, dans la troisième partie, la discussion porte sur le parcours personnel et artistique de Mafoya lié à l’art et à ses convictions féministes. 

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Bonjour Mafoya. Merci d’avoir accepté de discuter avec moi. Peux-tu te présenter, s’il te plaît ?

Je m’appelle Mafoya Glélé Kakaï. Je suis juriste, peintressse, et poétesse féministe. Je suis la coordonnatrice du programme Girl Talk au Bénin avec l'organisation Choose Yourself. Je suis aussi blogueuse. Mon blog, c’est Agoodojie. C’est un blog féministe qui veut briser les tabous sociaux en abordant des sujets comme les règles, la sexualité féminine, la santé physique et mentale des femmes et aussi des faits de société qui touchent les femmes. Je suis originaire d’Abomey, plus précisément de Sinwé-Lègo. J’ai grandi et je vis à Cotonou. Je ne sais pas si mon nom de famille te le donne. Je suis descendante d’une famille royale du Bénin.

Oui, lorsque j’ai entendu le nom, j’ai fait un peu le lien. Alors, comment grandit-on en tant que descendante d’une famille royale ?

J’ai grandi à Cotonou, comme je le disais. J’ai passé le début de mon enfance à Akpakpa avec mes parents. On ne vivait pas très loin de mes grands-parents maternels. J’ai passé beaucoup de temps de mon enfance avec mes grands-parents du côté de ma mère. On passait énormément de temps avec eux. Nos parents étaient à cette étape de la vie où tu te construis, où tu travailles beaucoup. Les grands-parents étaient là. Ça faisait qu’on avait des adultes de confiance qui pouvaient prendre soin de nous en journée quand les parents allaient travailler. Quand je dis nos parents, je parle de moi et mes cousins/cousines. J’ai eu une enfance plutôt calme, plutôt bien, si on peut dire. J’étais une enfant assez sensible et curieuse. Je posais beaucoup de questions.

Tes grands-parents ont marqué ton enfance on dirait. C’était comment avec eux ?

Je me sens très proche de mes grands-parents. Il y avait ce respect qu’on devait avoir envers les grands-parents, mais ils étaient quand même assez ouverts à nous, leurs petits-enfants. Ils s’impliquaient beaucoup dans notre vie, au-delà du respect qu’on doit aux aînés, ce qui fait qu’ils ont beaucoup marqué notre enfance. 

Des deux, j’étais plus proche de ma grand-mère. À cet âge-là, on va dire que c’était ma meilleure amie. J’avais beaucoup d’humeurs et une façon de penser bien tranchée, ce qui faisait que je n’étais pas forcément acceptée dans mon environnement immédiat. J’avais souvent des disputes avec mes cousins/cousines, des choses comme ça. Et ma grand-mère, elle était cette personne-là qui me comprenait. Aujourd’hui, je ne peux pas dire qu’elle me comprenait, mais elle m’acceptait pleinement et entièrement. Et à chaque fois qu’il y avait des petites difficultés, j’allais me réfugier auprès d’elle. Elle me mettait souvent sur ses cuisses pendant qu’elle cuisinait. Je ne me souviens pas vraiment qu’on discutait, mais il y avait ces petits instants-là où je pouvais avoir un refuge en elle et tout.

Quant à mon grand-père, il était vétérinaire. Je pense que c’est lui qui m’a donné mon amour des animaux. Avec ma cousine, qui a quelques mois de plus que moi, il la tenait par la main et on allait nourrir les animaux dans le poulailler.

Tu situes ces moments à quel âge ?

De ma naissance à mes 6 -7 ans.

En dehors de la relation avec tes grands-parents, il y a d’autres choses qui ont marqué ton enfance ?

Oui. Les livres. Il y a la première fois que j’ai été inscrite à l’Institut Français qui s’appelait le Centre Culturel Français (CCF)  à l’époque. Je crois que j’avais entre 7 et 8 ans. Ça m’a beaucoup marquée parce que j’ai toujours aimé les livres. Je dévore les livres depuis ma tendre enfance et je me souviens que la première fois qu'on m’a emmenée au CCF et que je suis entrée dans la bibliothèque, j’ai eu l’impression de me trouver au paradis. C’était ma mère qui m’avait emmenée là-bas. C’est quelque chose qu’on partage, cette passion pour les livres. Et ça a été une expérience positive pour moi.

Et quels sont les livres que tu aimais lire à l’époque ?

C'étaient surtout les livres de contes que je lisais. Dans mon enfance, j’ai été marquée par les contes d’Ahmadou Kourouma. J’ai aussi lu Pourquoi le bouc sent mauvais et autres contes du Bénin. C'étaient beaucoup les livres de contes qui me fascinaient quand j’étais enfant. Il y a la poésie que j’écrivais aussi. Mon père est un poète publié. Et j’ai grandi avec cet homme qui, quand il avait une inspiration, tout devait s’arrêter autour de lui pour qu’il écrive. Il nous réunissait les soirs dans le salon, mon frère, ma mère et moi, et il nous lisait ses poèmes.

Tu te rappelles la première fois que tu as écrit un poème ?

Oui. Il y avait un concours qui avait été organisé dans mon école quand j’étais au cours primaire, où on devait créer des objets qui seraient mis dans un coffre à trésor qui devait être ouvert en 2050 pour montrer aux enfants de 2050 comment nous, on vivait à l’époque. J’ai eu envie de participer, mais je ne savais pas quoi faire. Je dessinais déjà depuis ce moment-là, mais je n’ai pas eu envie d’utiliser le dessin comme médium. Le jour où on devait rendre nos idées, parce que d’abord, on devait rendre les idées, les meilleures idées seraient sélectionnées. Et quand ton idée est sélectionnée, tu vas au bout de l’idée. Je me souviens du jour où on devait rendre les idées, c’était à la rentrée après les congés de Noël. J’étais dans la salle de bain en train de me laver et je me suis souvenue de mon père qui écrivait. Je me suis dit, tiens, je vais m’essayer à la poésie. 

Mon idée a été sélectionnée, puis j’ai écrit le poème. Mes parents ont lu, ils ont corrigé les petites fautes qu’il y avait. Mon poème a été retenu et j’ai dû le clamer, le déclamer, lors de la cérémonie où on enfermait les œuvres dans le coffre. Pour une enfant hyper timide comme moi, c’est un événement qui m’a marqué, qui m’a donné envie d’écrire encore plus.

C’est super. Il y a des choses négatives qui ont marqué ton enfance ?

Oui. La mort de mes grands-parents pour commencer. Ils sont décédés l’un après l’autre en deux mois d’intervalle et puis on a déménagé. C’est là qu’on est venu vivre dans le quartier où je vis actuellement qui est Fifadji. Le décès de mes grands-parents m’a énormément affectée.

Oh, je suis désolée.

Ensuite, ce sont les moments d’inégalité que j’ai pu remarquer. Au cours primaire, souvent quand on voulait élire les responsables de classe, on faisait en sorte que ce soit toujours un garçon qui soit le premier responsable et que le second responsable soit une fille, comme si les filles ne pouvaient pas occuper le poste de responsabilité aussi bien que les garçons. Je n’avais pas, à ce moment-là, assez de force de caractère pour me proposer moi-même aux élections, mais à chaque fois qu’il y avait une fille qui se présentait, même quand le garçon qui se présentait, c’était un ami très proche de moi, je votais toujours pour la fille. J’ai l’impression d’être née un peu comme ça, avec cette préférence, cette envie de faire en sorte que les femmes soient rayonnantes. Ce qui faisait que j’étais toujours dans le camp des femmes, quoi qu’il arrive.

J’ai l’impression d’être née un peu comme ça, avec cette préférence, cette envie de faire en sorte que les femmes soient rayonnantes.

Quand en 2006, Marie-Élise GBEDO (première femme béninoise à se présenter aux élections présidentielles) s’est présentée aux élections et qu’à l’école, on me demandait, si toi tu pouvais voter, tu allais voter pour qui  ? Je disais toujours que je voterais pour la seule personne qui me ressemble parmi les candidat.e.s : Marie-Élise GBEDO. C’est la seule femme que je vois, donc c’est pour elle que j’allais voter. La première pièce de théâtre que j’ai écrite, et d’ailleurs la seule que j’ai écrite, c’était au CM2. On devait faire un spectacle de fin d’année, et j’ai écrit une pièce de théâtre qui montrait une femme qui allait essayer de convaincre les gens de son village de voter pour elle à une élection et qui finissait par réussir par gagner les voix des gens de son village. Cette pièce, elle m’a été clairement inspirée par Marie-Élise GBEDO parce qu’à l’époque de mon CM2, elle allait aux élections et les gens étaient généralement contre elle. Et je pense que ça aussi, c’est une prise de conscience féministe, même si à ce moment-là, je ne savais pas. J’ai longtemps cru que j’étais peut-être bizarre, que j’étais une alienne, parce que ce qui semblait aussi légitime à mes yeux, l’égalité, entre les genres, égalité de sexe, ne l’était pas aux yeux des autres et je ne comprenais pas.

Parlant de prise de conscience féministe, ou de tout ce qui s'en approche, y a-t-il d'autres moments qui te viennent à l'esprit ?

Il y a mes constats liés aux impositions de couleurs. Je n’étais pas contente qu’on essaie de m’imposer l’amour du rose, soi-disant parce que c’était une couleur féminine. Je n’aimais pas le fait qu’on genrait les couleurs. Pour moi, c'étaient juste des couleurs. Et pour quelqu’une qui a la fibre artistique depuis l’enfance, je n’ai jamais vraiment eu de couleur préférée. Je les aime toutes parce que pour moi, elles expriment des choses différentes à différents moments. Et le fait qu’on voulait m’imposer le rose, ça m’énervait. Quand il y avait tout plein d’objets qu’on doit distribuer, qu’on me disait « ah tiens, toi t’es une fille, il faut prendre le rose », ça me mettait hors de moi. C’est un moment de prise de conscience féministe, même si à l’époque j’ignorais pourquoi, je me suis juste mise à haïr le rose avec une profondeur que je ne comprenais pas. Même si maintenant je me suis réconciliée avec la couleur parce que le fait de ne pas genrer les couleurs, c’est accepter toutes les couleurs comme elles sont et ne pas rejeter les couleurs dites féminines.

Tu évoquais le fait que tu sois descendante d’une famille royale. Y a-t-il des choses que tu observais au sein de ta famille et qui ont également suscité des prises de conscience ?

Oui. Quand on allait par exemple à Abomey avec les parents, je voyais la façon dont on traitait mon frère, comparativement à moi. Quand les adultes s’adressaient à moi pour me demander d’après mon frère, ils avaient tendance à me demander « et ton grand frère ? » et je répondais « je n’ai pas de grand frère. C’est mon petit frère et il va bien ». Et on me répondait « ah, même s’il a un an et que tu en as sept ou six, c’est ton grand frère ici ». Et je disais « non, c’est moi l’aînée, c’est moi la grande sœur. »

Quand on doit saluer le roi ou les chefs de collectivité, les hommes, eux, ils se frottent, ils apposent juste leur front sur le sol. Je ne comprenais pas pourquoi les femmes devaient s’annihiler à ce point-là. Moi, j'ai rarement embrassé le sol. Je faisais à la manière des hommes. Je n’aimais pas non plus le fait qu’à chaque cérémonie, les hommes soient assis en train de rigoler, que ce soit les femmes qui se gênent à la cuisine. J’ai toujours pensé à ce moment-là que c’était une vie que je ne voulais pas pour moi. Ce sont des choses qui m’ont négativement marquée.

Dans la deuxième partie de la conversation avec Mafoya, nous explorons ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier en ce qui concerne les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours d’artiviste féministe. Cliquez ici pour lire la partie 2.

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« Il faut briser les barrières de l’égoïsme et du mépris » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 2/2

Nous échangeons avec Constance Yaï de la Côte d’Ivoire. Dans la première partie de notre conversation, nous avons parlé de la naissance de son engagement, la création de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ses actions. Dans cette seconde partie, nous continuons notre discussion avec un focus sur sa vision d’un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique.

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On va parler un peu de la collaboration intergénérationnelle. C’est vraiment un sujet au cœur du mouvement féministe. En votre temps est-ce que vous avez eu des féministes plus anciennes ou des femmes tout court qui vous ont soutenu ? 

Oui. Nous avons des femmes qui nous ont soutenu. Mais j’avoue qu’en 1990 l’expression faisait peur. Des femmes en privé disaient “on vous soutient”. 

Parlant des femmes qui soutenaient en privé, cela me rappelle qu’effectivement, il y a  toujours une peur apparente de s’exprimer, de se revendiquer féministe publiquement. L’une des raisons qui explique cela selon moi, c’est le fait qu’on dise aux féministes africaines qui expriment leur vision du féminisme qu’elles se trompent de combat, que le féminisme est une invention de l’occident pour détruire la culture africaine. C’est aussi une rhétorique que vous avez aussi entendue ?  

Rien n’a été importé. L’oppression des femmes n’est pas une invention. Elle existe dans nos sociétés. Et le féminisme est la réponse à l’oppression des femmes. Je suis née dans un contexte comme celui-là. Je n’ai pas inventé le patriarcat. Toutes les luttes sont nées là où il y a eu des problèmes. Aujourd’hui, beaucoup se rendent compte que les mouvements féministes prennent de l’ampleur. Les Africaines n’ont rien fait d’autre que d’intégrer un large mouvement international duquel nous étions absentes. Les femmes luttaient isolées dans leur coin, elles n’étaient pas connues.

Quand je pense à nos débuts, vous savez, ce n’est pas évident de se faire inviter sur un plateau de télévision. Nous étions jeunes, la trentaine ou en début de trentaine. Nous avions très peu de moyens et au niveau national nous n’avons bénéficié d’aucun soutien financier. Ceux qui vous invitent tentent de vous ridiculiser, de vous brimer, de vous décourager. Vous arrivez et on vous dit madame est-ce que vous êtes sûre que vous parlez de la Côte d’Ivoire ? Vous êtes sûre que les femmes de ce pays ont ce besoin ? Vous ne pensez pas que vous venez pour créer des problèmes dans les ménages ? Vous venez déstabiliser ce pays de paix ? On vous présente comme une rebelle qui vient mettre le désordre là où tout le monde est heureux, là où tout va bien.

Alors vous pensez bien qu’être isolée dans son pays, ce n’est sûrement pas la chose à faire. Je crois que les gens réagissent comme ça parce que les féministes africaines commencent à donner plus de la voix, à être connues et surtout commencent à se constituer en réseau.

En effet. 

Quand je prends la liste de lois que nous avons contestées, pour celles et ceux qui disent que le féminisme est un mouvement importé de l’étranger, on leur dit de regarder le code civil ivoirien, c’est photocopie du code napoléonien. C’est ça qui est importé pour réduire les droits des femmes africaines. Depuis que nos pays sont des colonies françaises, les droits des femmes ont régressé, en ce sens qu’elles participaient à la vie politique. 

Vous parliez plus haut du soutien des femmes plus âgées en privé. Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, les jeunes féministes ont besoin de soutien public de la part de leurs aînées ? 

Oui. On a besoin aujourd’hui d’exprimer ouvertement à nos filles et jeunes sœurs notre soutien. Parce que vous savez, le patriarcat est très malin, il a créé des espaces, des moyens d’opposer des personnes qui mènent le même combat. Donc ce que j’entends souvent dire en Côte d’Ivoire injustement aux jeunes féministes c’est « mais ah ouais, vous vous êtes juste larguées, vos mères ou vos aînées étaient plus souples… » Des foutaises quoi ! Que des mensonges pour dire qu’il y a les bonnes féministes, il y a les mauvaises féministes. Je leur apporte mon soutien d’abord parce qu’elles sont dans le vrai, et puis pour que la lutte aboutisse. Il faut bien qu’il y ait continuation. Si nous coupons ce cordon là, c’est fichu ! Il nous faut absolument les soutenir. Moi je n’ai aucun complexe et je leur apporte mon soutien total et publiquement.

Comment soutenez-vous donc aujourd’hui les jeunes féministes ?

Déjà par rapport à la visibilité. C’est vrai que les moyens qui existent aujourd’hui permettent d’amplifier la voix des jeunes féministes, je pense aux réseaux sociaux. Mais je crois qu’elles ont aussi un espace à prendre. Et nous devons participer à leur présence effective sur le terrain et se démarquer de tous ceux qui veulent banaliser leur combat en s'affichant clairement à leurs côtés. Aussi bien en Côte d’Ivoire que dans la sous-région. Elles ont besoin de notre soutien, elles ont besoin de notre présence. Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, je dis à mes jeunes féministes si vous avez besoin de mon nom, ne demandez même pas, utilisez-le. Les anciennes que nous sommes, soyons aussi un tremplin, soyons un lieu de passage pour la jeune génération.

Comment on peut aujourd’hui renforcer la collaboration intergénérationnelle au sein du mouvement féministe africain ?  

Le mot est là : collaboration. Pour dire on n’est pas obligées de mener les mêmes actions, mais il faut des connexions. Il faut qu’on se retrouve. Ce n’est pas parce que vous êtes jeunes ou vieilles que vous êtes plus ou moins efficaces. Il y en a qui ont du temps à donner. Il y en a qui n’ont pas de temps comme d’autres. Il y en a, ce sont des formations, des conseils, des programmations ou simplement la présence…Je veux dire que tout cela compte.

Il y a une femme qui était secrétaire générale adjointe d’un syndicat de travailleurs, le plus gros syndicat de travailleurs de Côte d’Ivoire, UGTCI - Union Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire. À cette femme, je ne lui demandais rien d’autre que d’être assise à nos côtés. Je lui ai dit : « Tantine, si tu veux tu prends la parole, si tu veux tu ne parles pas, mais ta présence me suffit largement ». Quand les débats commencent, elle ne peut plus se contenir et elle prend la parole. Si bien qu’elle est devenue des nôtres. Et c’est avec beaucoup de bonheur que nous avons travaillé avec elle. 

Nous parlons de la collaboration intergénérationnelle dans le mouvement. C’est sans oublier la gestion des conflits. Comment est-ce qu’on transcende les conflits ou les différences pour continuer à faire ce qui nous unit ?

J’estime que les conflits sont inhérents. Mais nous devons nous dire quelles sont les valeurs qui nous unissent ? Pourquoi nous sommes là ? Pourquoi nous sommes ensemble ? Et l’avoir souvent à l’esprit pour pouvoir transcender les conflits. La bienveillance pour moi est la base. Quand l’autre parle, c’est en fonction de la perception qu’elle a des choses en ce moment. Dans la mesure où la bienveillance est à la base de nos rapports, je t’écoute.

Les féministes ont beaucoup à apporter à l’humanité. Nous devons nous interdire d’être un obstacle. Je m’interdis d’être responsable du retard de ce combat. Bien au contraire, je dois être celle sur laquelle ma sœur s’appuie pour avancer. On n’a pas le choix. Il faut briser les barrières de l’égoïsme, les barrières du mépris. Nous sommes l’avenir du monde, nous sommes l’avenir de la politique, nous sommes ce qui va permettre au monde d’en finir avec les guerres, d’en finir avec les injustices, d’en finir avec les souffrances. Donc un mouvement comme celui-là, il a de l’avenir.

C’est une belle conception de ce qu’est la sororité.

Exactement. Sans employer le mot, c’est exactement ça que je dis. Grâce au féminisme aujourd’hui, c’est toujours avec bienveillance que je regarde les autres femmes. Le féminisme m’a appris justement à être solidaire des femmes en lutte. Je ne peux pas agresser d’autres femmes. Ma sororité me l’interdit. 

Vous avez été ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme. Beaucoup de jeunes féministes ont des ambitions politiques. Parlez-nous un peu de cette expérience dans la politique. 

Je pense que les féministes seront plus fortes si elles acceptent de briser les barrières qu’on appelle prétendument politiques. Chacun choisit le parti politique de son choix. Les féministes doivent transcender ces choix et se retrouver. Elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Je rêve dans nos pays d’un collectif des féministes des partis politiques. 

Pourquoi ?

À l’époque où j’étais dans le gouvernement, un gouvernement majoritairement d’un bord, je n’étais pas dans la majorité malheureusement. Mais quand j’arrivais en conseil des ministres, je prenais le temps de parler. Au début, nous n’étions que deux femmes dans ce gouvernement. Et l’autre dame, d’abord beaucoup plus âgée que moi, était très écoutée. Et c’est justement celle-là qui est devenue la première femme responsable d’institution en Côte d’Ivoire Henriette Diabaté. Et je lui disais, « Tantine, je vais présenter ceci ou cela  la semaine prochaine, il faut qu’on en discute, il faut... » J’avais besoin d’aide et c’était une stratégie que je mettais en œuvre.

Je me dis, nous sommes dans les sociétés gérontocratiques, donc les gens regardent beaucoup l’âge, on respecte les aînés. Donnons à nos aînés le respect auquel ils ont droit, sans être flagorneurs, sans être lèche machin, sans se mettre à plat ventre devant les gens, en gardant notre dignité, mais en les respectant. Et personnellement cela m’a aidée à faire avancer certaines décisions difficiles que j’avais besoin de pousser à cette époque-là.

Donc non on ne pourra rien faire si on ne crée pas, je vous l’ai dit tout à l’heure un peu plus haut, des connexions. Les féministes n’ont pas le choix, elles ne peuvent pas faire autrement, nous devons créer des connexions. Et elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Nous devons encourager nos femmes, nos filles, à entrer en politique, à être dans les syndicats. Nous devons être là, nous devons être présentes et surtout sans complexe.

Tout ceci pourrait par exemple être divulgué à plus de féministes via la production de connaissances. Comment est-ce qu’aussi on peut encourager cette production dans notre région ? Je rappelle que vous avez écrit un livre, « Traditions-Prétextes, le Statut de la Femme à l'épreuve du culturel ». 

C’est important. J’ai profité de mon séjour ici pour échanger avec quelques féministes. Je pense qu’il nous faut même trouver les moyens de créer une maison d’édition pour encourager les féministes à produire. Parce que des manuscrits, il y en a beaucoup. Je milite pour que des maisons d’éditions se créent, et celles qui existent s’ouvrent et s’intéressent aux productions littéraires féministes. 

Quel est votre espoir aujourd’hui pour les filles et femmes en Afrique ? 

Il faut que nos pays financent le féminisme. Et moi je pense que c’est mon prochain combat, des fonds nationaux pour les femmes, des fonds nationaux pour les droits des femmes. On a tendance à oublier que sans les moyens, les besoins ne sauraient être satisfaits. Il faut un soutien, aussi bien national qu’international. Tant que les soutiens seront internationaux, notre combat sera vécu comme un combat des autres. Il faut aussi trouver des fonds endogènes. Il n’est pas normal que des pays regardent leur jeunesse, leurs femmes pleurer alors que les moyens existent pour faire changer la donne.

C’est une grande question et très pertinente. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

C’est à vous !

Que vous inspire cette conversation avec Constance Yaï ? Dites-nous tout dans un commentaire ou sur Twitter et Facebook @EyalaBlog.

« Nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 1/2

Constance Yaï est une féministe ivoirienne, auteure, Professeure spécialisée dans la rééducation des troubles du langage. Elle est la Fondatrice de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ancienne ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme en Côte d’Ivoire.

Au cours d’un voyage au Sénégal, notre Chanceline Mevowanou a rencontré Constance Yaï qui participait à une session aux côtés de plusieurs jeunes féministes du Niger, de la Côte d’ivoire et du Bénin. Dans cette conversation, elle nous parle de la naissance de son engagement féministe et de sa vision pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique (Partie 2). 

**********

Merci Mme Constance Yaï d’avoir accepté d’échanger avec nous. Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis Constance Yaï. J’habite en Côte d’Ivoire, à 4-5 km d’Abidjan dans une zone qui se remet progressivement de la crise post-électorale de 2011. Je suis membre de l’AIDF où je coordonne aujourd’hui les activités avec les femmes en milieu rural. 

C’est quoi l’AIDF ? 

L’AIDF est l’Association Ivoirienne pour les Droits des Femmes. C’est l’une des premières organisations féministes de la Côte d’Ivoire. Elle existe depuis 1992. Elle est née à l’issue de quelque chose de dramatique auquel nous avons assisté. 

On reviendra plus en détails sur l’AIDF dans cet échange. Avant de commencer,  nous avons parlé de Eyala. J’expliquais que Eyala explore ce que signifie être féministe pour les femmes africaines y compris les personnes non binaires et de genres divers. Cela m’amène à vous poser cette question : pour vous, c’est quoi « être féministe » ? 

Être féministe pour moi, c’est d’abord prendre conscience de l’injustice qui est faite de façon récurrente et permanente aux femmes. Ensuite c’est donner de la voix, s’engager pour que cela change. Observer et se dire qu’il s’agit d’une injustice est une chose. S’organiser pour que cela change en est une autre. Utiliser sa voix, sa position pour faire changer le statut de la femme, c’est cela être féministe. Et ce à défaut même d’être dans une organisation féministe.

Avant de commencer votre engagement féministe de façon plus affirmée, y a-t-il un moment dans votre enfance qui vous a marqué et qui a été déterminant pour votre parcours féministe ? 

Je pense à la période où j’étais au collège, quelques années avant le bac. Ce qui m’a marqué, ce sont mes échanges avec mon père. Il était dur avec ma mère. Mais admiratif de ses filles. Je suis née d’une mère dont la mère était l’une des plus grandes exciseuses de la région. Mon père en épousant ma mère lui a dit qu’aucune de ses filles ne sera excisée. C’est la première condition qu’il a posée.

Ensuite il a dit qu’il faut que ses filles soient toutes alphabétisées, elles doivent avoir le même niveau que les garçons. Personne n’arrêtera les études sans avoir eu un Bac. Mon père disait souvent que le premier mari d’une femme, c’est son travail. Il disait « Aucune urgence pour vous marier. Je serai là pour vous protéger, je serai là pour subvenir à vos besoins. Ne vous laissez pas marcher sur les pieds, il n’y a pas de raison. Même vos frères n’ont pas le droit de vous piétiner  parce que vous êtes tous mes enfants, vous avez les mêmes droits. » 

Malheureusement, il n'a pas pensé qu'il partirait tôt. Dès la classe de première, je l’ai perdu. J’ai été fortement traumatisée par ce décès. Ma vie a pris un cours. Je me suis dit qu’il n’est plus là mais je ferai tout ce que je lui ai promis de son vivant. 

Les paroles de votre père vous ont certainement motivé et encouragé dans votre parcours féministe. Comment cet engagement a débuté ? 

J’ai commencé par observer les choses autour de moi. Ce n’est pas exagéré de dire que tout autour de moi est injustice quant à la question de la femme. Quand vous avez un papa qui a toujours raison sur votre maman ; quand vous avez à l’école des garçons qui prennent toute la place pendant la récréation et les filles qui se font toutes petites quand les garçons arrivent... Dans ma langue j’entendais les gens dire « Il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». On demande si quelqu’un est dans la maison et on répond « Non il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». Je parle d’une époque d’il y a 40-50 ans.

Et en même temps je voyais que quand on n’avait plus d’arguments pour expliquer les injustices faites aux femmes on courait à la tradition en disant ce sont les traditions, ce sont les coutumes. Toutes ces femmes qui ne veulent pas accepter le statut discriminatoire de la femme, elles sont contestataires. Et moi j’accourais. Je réagissais. J’ai commencé à être intéressée par la question culturelle du statut de la femme. En étant étudiante, j’ai beaucoup milité dans des syndicats d’étudiants, dans des mouvements de contestation.

À un moment donné, je me suis dit que ça ne suffisait plus. Il me faut rencontrer d’autres femmes qui pensent comme moi pour porter des projets, pour aller plus loin. Ma voix seule ne suffisait pas. Vous n’êtes pas obligés de militer dans une organisation pour être reconnue comme féministe. Mais en même temps il faut avoir aussi du respect pour celles qui sont engagées dans les organisations. Je pense que le féminisme est cette pensée, cette philosophie qui admet la liberté. Et justement nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté. 

Quand vous avez commencé, vous avez eu du soutien de la famille ? 

Ma mère était malheureuse de me voir engagée dans la lutte contre l’excision. Je me suis faite porte-parole de ces femmes qui sont en train de dénoncer, d’invectiver une pratique dont ma grand-mère était fière. Ma grand-mère n’a pas eu la joie d’exciser ses petites filles. Elle croyait bien faire. Elle me disait « je ne fais ça que pour le bien des femmes, parce que les hommes ne vous épouseront pas si vous n’êtes pas excisées ». Je lui disais mais quels hommes ? Nous n’épouserons pas des hommes de cette communauté. J’ai eu beaucoup de discussions avec ma grand-mère. Je la contestais, je l’aimais beaucoup, je l’écoutais et je crois que cette complicité m’a aidée. Elle m’a dit « si tu y crois vas-y. Si tu penses vraiment que ce sera bien pour les femmes, vas-y. Mais sache que tu vas en souffrir. » J’ai eu sa bénédiction et je me suis dit que plus rien ne m’arrêterait. 

Parlons maintenant de l’AIDF. Comment est-ce que l’AIDF est née ? 

Je disais plus haut que l'AIDF est née suite à des viols des filles sur le campus universitaire d’Abidjan en 1992. Des gens militaient contre le parti unique, contre les conditions des étudiant.e.s. Des étudiantes protestaient sur le campus universitaire après le viol d’un certain nombre de femmes. À l’avènement du multipartisme, les manifestations étaient malheureusement réprimées de façon systématique. La gendarmerie est montée, les corps habillés comme on les appelle chez nous. Ils sont montés sur le campus, ils ont frappé les étudiants et ils ont violé les filles.

Nous avons décidé que trop c’était trop. Il n’y a pas de raison. Nous avons dit qu’il n’était pas normal de réprimer des étudiant.e.s qui protestent. Il n’est pas normal qu’en plus d’être violées, qu’elles soient réprimées et frappées sur le campus. Pour exprimer notre ras-le-bol, nous avons créé cette association. Pour dire que les femmes ont des besoins spécifiques qui doivent être respectés même dans le cadre de conflits ou de crises.

Quelles étaient les actions de l’AIDF ?

Je vous parlais de ma relation avec l’exciseuse que fut ma grand-mère…Nous avons mené une campagne contre l’excision. Nous avons eu la joie de constater que le gouvernement ivoirien nous a donné raison et a estimé qu’il était temps qu’une loi soit votée et décrétée l’application pour éradiquer les mutilations génitales féminines. Nous organisions des tournées dans les commissariats de police, dans les postes de gendarmerie pour distribuer ce que disait la loi par rapport à la protection de la femme dans les familles. Nous étions en 1992. On ne parlait pas encore de violence conjugale, on ne parlait même pas de violence domestique. Nous avons fait le travail de sensibilisation des forces de sécurité jusqu’au point où aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, nous avons des bureaux VBG gérés par des femmes des corps habillés. Nous avions aussi fait des dénonciations. Il y a une jeune fille dont on a beaucoup parlé en Côte d’Ivoire. Là nous sommes en 1996. Elle s’appelait Fanta Keita. 

Oui, nous entendons beaucoup parler d’elle par les jeunes féministes actuelles.

Elle a été mariée contre son gré et lasse de supporter des viols répétitifs a égorgé le monsieur. Et elle a été mise aux arrêts. Nous avons organisé toute une panoplie d’activités liées au fait que les lois ivoiriennes ne permettaient pas de mettre aux arrêts une petite fille. Nous avons sorti tout un arsenal pour démontrer au gouvernement qu’il fallait trouver une solution pour cette petite fille. Nous avons bénéficié des médias internationaux qui avaient des bureaux à Abidjan pour occuper l’espace. Sur toutes les tribunes nous prenions le micro pour dire que si quelqu’un devait être en prison c’était l’État qui n’a rien fait pour protéger cette fille, puis dans une moindre mesure la communauté et la famille de la petite.

Et pendant ce temps qu’elle était en prison que tous les matins nous organisions des manifestations devant la maison d’arrêt. Elle a été libérée. Elle était en détention préventive, malheureusement la détention préventive a duré 11 mois. Le gouvernement était très embarrassé, la solution qu’il a trouvée c’était de sortir la petite de prison et de nous la donner et reconnaître que l’AIDF a fait ce qu’elle devait faire. De là vient la jurisprudence qui permet aujourd’hui à beaucoup d’organisations de mener ce genre de combat et d’utiliser ça pour défendre des jeunes filles qui sont dans la même situation. C’est la jurisprudence Fanta Keita.

Félicitations à vous !

Merci. Il y a aussi la hiérarchisation des rapports hommes-femmes dans le mariage. Une chose que nous avons demandé que la loi corrige depuis près de 15 ans et qui a été acceptée aujourd’hui.

En Côte d’Ivoire, la loi spécifie que l’homme et la femme sont tous les deux responsables de la famille, l’homme et la femme sont les chefs/cheffes de la famille. A l’époque c’était l’homme qui était le chef et il prenait tellement de décisions anachroniques. Des fois il n’exerçait pas une activité, c’est la femme qui rapportait l’argent dans le foyer, mais elle avait besoin de la permission de son mari pour ouvrir un compte, pour voyager. Nous sommes contentes de voir que notre pays a un peu évolué par rapport à ces questions.

Nous avons aussi mené le combat pour qu’il y ait des femmes à la tête de nos institutions. On l’a dénoncé. Au cours d’une de nos rencontres avec le chef de l’État, il nous a dit « vous avez dénoncé pendant près de 15 ans le fait qu’aucune institution de ce pays n’est dirigée par une femme et vous avez estimé que c’était une discrimination. Je vais vous faire une surprise, je nomme une femme…» Ainsi donc nous avons eu la première femme présidente d’institution. Je vous jure qu’il pensait avoir réparé une injustice en nommant une femme sur 10 hommes. Je trouve cela triste. 

Lorsque nous créions l’association, il n’y avait aucune organisation de femmes à commémorer le 8 mars. Le premier 8 mars associatif, nous l’avons fait et on nous a regardé avec beaucoup de curiosité. Le combat reste. Il y a encore des luttes à mener, des obstacles à surmonter. Nous avons fait des petits progrès. On pourrait en avoir plus. Et le temps aidant, moi je suis tellement optimiste parce que de plus en plus nos filles, nos sœurs, nos petites filles s’engagent. 

Dans la seconde partie, nous parlerons de la vision de Mme Constance Yaï pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique. Cliquez ici pour lire cette partie.

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« Je pense qu’il est primordial de se soutenir mutuellement avec grâce dans notre processus de guérison » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 5/5

Voici la cinquième et dernière partie de notre entretien avec Lorato Palesa Modongo, féministe et psychologue africaine du Botswana. 

Nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son jeun âge (partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (partie 2), ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains (partie 3), et ses observations sur les tensions qui entravent parfois la construction de mouvements féministes africains intergénérationnels, ainsi que les solutions possibles pour faire avancer la situation (partie 4). Dans cette dernière partie, nous discutons de la guérison personnelle et collective pour soutenir nos mouvements, du travail actuel de Lorato avec l'Union africaine et de son chemin vers l'auto-réconciliation pour découvrir sa vision personnelle de son identité. 

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Chaque fois que nous nous réunissons dans des espaces féministes et que la question de la construction d'un mouvement intergénérationnel est soulevée, c'est toujours le même cycle de blâme, et la conversation n'a pas vraiment évolué de ce point vers des solutions. À quoi ressemblerait cette étape d’après toi, personnellement, et sur la base des expériences que tu as vécues ? 

Je pense que pour moi, il s'agit d'abord d'essayer de comprendre. Si nous nous penchons sur le « pourquoi », nous comprendrons qu'il s'agit d'une question d'objectif, d'autodétermination et d'utilisation des ressources dont nous disposons à un moment précis. Si nous nous concentrons sur le « pourquoi », nous verrons que la conversation est plus complexe que le simple fait de penser délibérément que l'autre groupe est inefficace ou à blâmer. Nous découvrirons qu'il y a d'autres aspects interconnectés en arrière- plan. Après le démêlage, je pense qu'il est important, dans notre processus de guérison, de se soutenir mutuellement avec grâce. Beaucoup de grâce. J'ai vraiment de la chance d'avoir évolué dans des espaces où il y a beaucoup de grâce, où même si je fais une erreur, il y a de la grâce. 

Cette grâce nous permettra de réellement pardonner, car cesser de blâmer implique également de reconnaître et de pardonner. Parfois, même sans avoir reçu d’excuses, on pardonne, on fait grâce et on trace de nouvelles voies.

Après le démêlage, je pense qu’il est important, dans notre processus de guérison, de se soutenir mutuellement avec grâce. Beaucoup de grâce.

La conversation doit porter sur la question suivante : « Pourquoi ne nous laisse-t-on pas d'espace ? » La réponse est souvent : Elles ne nous laissent pas d'espace parce qu'elles ont été socialisées dans une société qui pense que lorsqu'on est jeune, on ne sait rien. C'est ainsi qu’elles ont grandi et influencé leurs processus. Personne ne les a écoutés lorsqu'elles étaient plus jeunes. Même inconsciemment, ce traumatisme subsiste, et cela affecte les espaces dans lesquels nous nous engageons. 

Nous pouvons donc nous émerveiller de leurs connaissances et de l'immense travail qu'elles ont accompli, tout en les considérant comme des personnes en train de démêler les complexités de leur vie. Et elles souhaitent simplement ce que nous voulons toutes : la liberté et l'émancipation. Je pense que c'est ce à quoi ce mouvement ressemble pour moi. 

Quelles opportunités vois-tu ou quelles opportunités pouvons-nous créer pour faciliter cette guérison, ce pardon, cette création d'un espace de grâce et aller de l'avant vers la libération ? 

L’accompagnement ! Je pense que le mentorat représente une grande opportunité. Je parle ici d'un mentorat délibéré qui nous permet d'écouter l'histoire de l'autre, même à un niveau personnel. Je pense qu'entendre l’histoire d’une personne l’humanise. Nous pouvons créer différentes plateformes pour être encadrées. Dans le mentorat, il n'y a pas que la personne plus âgée qui vous comble, vous la comblez aussi. C'est aussi vous qui la comblez. 

Deuxièmement, je pense qu'il y a tellement de possibilités de documentation. Nous devons tous nous documenter, effectuer un travail d'archivage, un travail de mémoire, retourner dans nos communautés et nous engager auprès de ces femmes âgées et écrire tout ce qu'elles nous donnent. Numérisons leurs histoires. Intégrons-les dans les espaces pour que les gens puissent s'y intéresser. Formons des partenariats avec les institutions de la mémoire dans nos différents pays, nos différentes communautés, pour voir comment amplifier le travail effectué par ces institutions de la mémoire. 

Il existe d’après moi, de nombreuses possibilités, mais aussi des possibilités de financement. Comment pouvons-nous créer des espaces de collaboration où nous recevons des fonds pour réaliser tous ces projets dont nous parlons ? Nous laissons toujours de côté la question du financement. Si vous n'avez pas accès au financement, peu de travail sera réalisé, notamment dans l'économie actuelle. C'est une conversation qui doit avoir lieu. Comment s'en assurer ? Comment rémunérer ces voix que nous disons vouloir légitimer ? Car je ne pense pas que les orateurs du Nord parlent gratuitement, si ? Ainsi, pourquoi ne pas rémunérer le travail de ma grand-mère, lorsqu'elle partage et m'enseigne des choses? Cela fait partie du travail de légitimation de la voix des gens, des systèmes de connaissance et de la production de connaissances. 

Parle-moi de ton travail actuel au Burkina Faso et de la manière dont il s'inscrit dans ton parcours féministe et dans tous les sujets que nous avons abordés. 

Je travaille actuellement pour le Centre de l'Union africaine pour l'éducation des filles et des femmes en Afrique, l'UA/CIEFFA, dont le siège se trouve ici, à Ouagadougou, au Burkina Faso. J'occupe actuellement le poste d'analyste de recherche sur le genre. En ce qui concerne le travail politique effectué ici, nous examinons les chiffres et les données qualitatives sur l'éducation des filles sur le continent. Quels sont les modèles et les tendances que nous observons afin de les intégrer dans les politiques lorsque nous élaborons des stratégies sur la nécessité pour les gouvernements d'investir dans l'éducation des filles en Afrique ? 

Nous connaissons également le problème des données en Afrique. Nous n'avons pas accès à des données fiables et cohérentes. Nous ne pouvons donc pas dresser un tableau réel et précis de la situation. Mais maintenant, nous considérons qu'en l'absence de statistiques, c'est le récit qualitatif qui compte. Quelles sont les voix des personnes sur le terrain ? Comment pouvons-nous amplifier ces voix pour inciter les gouvernements, les États membres à ramener les filles à l'école ? C'est mon travail actuel. 

Tu n'y es que depuis un an environ. Y as-tu trouvé un espace féministe ? 

Je ne parle pas français, et il est donc très difficile de nouer de véritables liens avec les gens d'ici, car c'est un pays francophone. La langue est un outil tellement puissant, non seulement pour la communication, mais aussi pour la communauté. Malheureusement, je n'ai pas encore réussi à créer de liens. 

Nous sommes sur le point de conclure notre conversation. Y a-t-il des sujets que tu souhaites partager et que nous n'avons pas abordés ? 

Oui, je pense que dans la discussion sur le féminisme intergénérationnel, une forte guérison collective doit se produire. Il y a un besoin de repos collectif, de joie collective et d'amour collectif également. Et à quoi ressemble cet amour ? Il s'agit de l'amour de la communauté et de l'amour de soi, car l'amour de soi inclut la discipline, l'intégrité, la responsabilité et le fait d'être guidé par des principes féministes éthiques. Je sais que nous définissons ces principes pour nous-mêmes, mais il est également nécessaire de définir collectivement les principes féministes qui nous guident. 

Je souhaite ce soft-landing pour nous toutes. Je pense que nous méritons de rayonner. Nous nous battons, mais nous rayonnons parce qu'il y a de la joie, de l'amour, de la paix et tellement de choses qui se passent. Nous méritons tous cela dans nos espaces individuels, mais aussi dans le collectif. Nous portons beaucoup de traumatismes générationnels. Les voix de nos arrière-arrière-grands-mères qui n'ont pas pu s'exprimer et leurs rêves qui n'ont pas pu se réaliser à cause de la façon dont le système les a étouffés sont traumatisants, d'un point de vue générationnel. 

Il est crucial que nous soyons la génération qui mettra fin au traumatisme, ou du moins qui allègera le fardeau. Je ne veux pas que mes enfants portent le même fardeau que moi. J’estime que la guérison est un mécanisme qui fonctionne – guérison du cerveau, de l'esprit, de l'âme, du cœur et du corps. Manger sainement, s'hydrater pendant que l'on fait ce travail, se reposer, se présenter apaisée autant que possible, non ? Je pense que c'est très, très important. 

Tu as parlé d'éclat et depuis le début de notre entretien, je voulais qu’on parle de ton rouge à lèvres rouge. C’est un style unique que tu arbores et il est sublime ! Je suis d'ailleurs surprise de te voir sans aujourd’hui. [rires]  Quelle est l'histoire derrière ce look ? 

Rien de particulier ou de symbolique. J’ai simplement flashé dessus rien de plus. J'ai juste aimé. J'aime bien la mode. C’est sympa. 

T’arrive-t-il de te sentir obligée de concilier ce joli look « je suis là, je suis à la mode » avec l'idée que les féministes ne sont pas belles ? 

En réalité, je suis devenue stylée en raison de ma conciliation. J'ai obtenu une bourse de la Fondation Mandela Rhodes (FMR), qui organise quatre ateliers de développement pour ses boursiers - sur le leadership, l'éducation, l'esprit d'entreprise et la conciliation. La question était de savoir ce que nous voulions réconcilier intérieurement. J’ai répondu : « Je veux être douce et mignonne ». Une fois de plus, je vais rendre hommage à mon amie Iris, car nous avons eu de nombreuses conversations à ce sujet. 

J'ai grandi comme un garçon manqué. À l'époque, je pensais que c'était un choix, mais ce n'était pas vraiment un choix. J'étais un garçon manqué parce que je voulais ressembler aux garçons. Je me suis rendu compte qu'ils ne me tourmentaient pas autant qu'ils tourmentaient les autres filles avec lesquelles nous jouions. J'essayais donc de me protéger en devenant un garçon manqué. C'était ma signature : les pantalons larges. Plus tard, en suivant le processus de la FRM, j'ai réalisé que j'aimais vraiment jouer avec la mode. Je veux des boucles d'oreilles originales. Je veux le rouge à lèvres rouge. Je veux les nuances. Je veux la jolie robe. La réconciliation m'a donc permis de savoir que je pouvais rester féminine tout en faisant ce travail, parce que c'est aussi une façon de faire face à la représentation erronée de ce qu'est le féminisme. 

Et pour terminer, dis-moi quelle est ta devise féministe pour la vie ? 

Je sais que c'est un cliché, mais c’est réellement « Le privé est politique ». Je m'en inspire beaucoup, car même lorsque je me dis qu'il ne s'agit que de mon expérience personnelle dans la maison, je me rends compte qu'elle est liée à la politique. 

Mais si j'ai de la place pour une autre chose, c'est le souvenir que le féminisme m'a donné des mots pour exprimer mes pensées. Et de fait, j'ai eu l'impression de respirer. Et quand on respire, on est vivant. C'est donc ma devise féministe : naviguer, démêler et donner du sens en permanence et, ce faisant, respirer. C'est ainsi que je peux avancer dans le monde. 

Je l'adore. Merci beaucoup, Lorato. Je suis vraiment ravie d'avoir pu avoir cette conversation avec toi. 

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« Nous ne devons à personne une version aseptisée du féminisme » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 4/5

Nous nous entretenons avec Lorato Palesa Modongo, féministe et psychologue africaine originaire du Botswana. 

Dans notre série de conversations sur la construction du mouvement féministe africain intergénérationnel, nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son jeune âge (partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (partie 2), ainsi que ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains (partie 3). Dans cette partie, nous entrons dans le vif du sujet de la construction d'un mouvement féministe intergénérationnel, Lorato partage ses observations sur les tensions qui entravent parfois le progrès, ainsi que les solutions possibles pour améliorer la situation. 

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Passons maintenant à la construction du mouvement féministe tel que tu l’as vécu au Botswana et en Afrique. Il y a de nombreux réseaux dans lesquels tu es engagée et dont le travail contribue à notre mouvement collectif. Que penses-tu de la construction du mouvement féministe sur le continent ? 

Je pense qu'il y a là un fort potentiel de changer les choses. Je pense qu'il y a un espace pour cette organisation collective, et un espace pour que nous puissions penser à différentes façons de la mettre en œuvre. Le fait qu'il s'agisse d'un mouvement collectif ne signifie pas qu'il y une seule façon de procéder. Cela signifie que nous apportons différentes manières d'organiser nos expériences, nos défis et nos meilleures pratiques, afin de donner un sens aux complexités que nous apportons, de faire face aux contradictions violentes auxquelles nous sommes confronté.e.s et de trouver des solutions. C'est un peu difficile, mais je pense que nous avons la possibilité de  nous améliorer, et c'est là que l'intersectionnalité entre en jeu. 

Nous ne pouvons pas construire le mouvement si nous ne remettons pas en question le classisme et nos privilèges. Je pense que le mouvement a la possibilité de se développer, mais il y a également la possibilité de réfléchir profondément à nos propres contradictions. Et de se demander : « À quoi ressemble le féminisme africain pour nous ? » Je sais qu'il existe la Charte du féminisme africain et je l'aime beaucoup. Lorsque j'ai vu le document pour la première fois, je me suis dit : « Oh, j'adore ça ». Mais il faut aussi redéfinir en permanence à quoi cela ressemble pour nous. Aujourd'hui, nous avons la génération Z, avec les réseaux sociaux et les espaces numériques utilisés pour l'organisation. Où allons-nous ? Que disons-nous ? Je pense que nous avons de nombreuses possibilités d'évoluer et de faire face à nos défis et à nos privilèges, et de reconnaître nos lacunes.

Le mouvement féministe Africaine a la possibilité de se développer, mais il y a également la possibilité de réfléchir profondément à nos propres contradictions.

Nous reviendrons sur la question de la confrontation avec les domaines dans lesquels nous ne sommes pas performants. Tu as parlé des générations. D'habitude, on parle beaucoup de cette tension persistante entre les générations. Quelles ont été tes observations dans ces espaces en tant que jeune féministe engagée avec des personnes qui ont probablement fait ce travail avant même ta naissance, mais aussi avec des personnes plus jeunes ? 

Je commencerai peut-être par mon lieu de travail. C'est grâce au travail féministe que les femmes ont dû assumer des rôles de décideurs. Cependant, les personnes opprimées, pour fonctionner dans un système oppressif, ont tendance à imiter les comportements de l'oppresseur comme mécanisme d'adaptation. Et il s'agit là des générations qui se sont succédé. Elles avaient fait le travail nécessaire pour accéder à ces espaces, mais maintenant elles y sont et pour fonctionner dans ce système patriarcal, elles doivent imiter les comportements patriarcaux pour être perçues, validées ou même légitimées en tant que leaders. Ainsi, les outils qu'elles utilisent pour diriger ne sont pas nécessairement des outils libérateurs. C'est parce que c'est ce dont elles disposaient pour survivre. Par exemple, le fait d'accepter d'être « douce » a pu être considéré comme une faiblesse pour elles en tant que « leaders féminines ».

Mais nous reconnaissons également les répercussions de la douceur. Et la douceur dont je parle est la gentillesse, la compassion et la vulnérabilité. Elle consiste à se fixer des limites et à s'honorer en tant que personne. Il s'agit de s'apprécier, de se voir et d’avoir une haute estime de soi tout en restant ferme. C'est ce que nous entendons par « adoucissement maitrisé ». Mais elles n'ont pas pu le faire. Parce que le monde aurait dit : « Vous voyez pourquoi nous n'amenons pas les femmes à diriger. Maintenant, elles viennent ici avec leurs émotions sensibles. Qu'est-ce que la compassion ? Vous ne pouvez pas faire preuve de compassion à l'égard de vos travailleurs. Vous devez être méchant pour prouver que vous êtes un.e patronne/patron/chef/cheffe ferme ». Ce n'est qu'un exemple de comportement sur le lieu de travail, mais c'est ainsi que ce système fonctionne. En tant que jeune génération, nous savons qu'il est possible de faire preuve de compassion à l'égard des gens tout en les obligeant à rendre des comptes. Plusieurs vérités et émotions peuvent exister en même temps. 

Et avec grâce, je dois le dire. 

Beaucoup de grâce. Et en me rappelant que je peux en faire autant pour moi- même. Je peux me demander des comptes et même me réprimander, avec grâce. Ce sont les nouvelles conversations autour de la vulnérabilité et de l'honneur que nous nous rendons à nous-mêmes. 

L'autre problème que je constate, c'est que la forte personnalité des jeunes féministes perturbe en quelque sorte les féministes plus âgées. Elles se disent : « Non, peut-être qu'il ne faut pas trop bousculer le système, parce qu'il faut être diplomate ». Et je comprends cela, mais pourquoi être diplomate et conciliante avec un système qui ne l'est pas avec vous ? Le patriarcat ne sera jamais gentil avec vous. Le jour où le patriarcat décide « toutes les femmes », ce sont toutes les femme effectivement subissent les conséquences. Il ne se soucie même pas de savoir si, en 1992, vous avez été gentille et diplomate. 

Il n'y a pas vraiment de distinction entre les « bonnes » femmes et celles qui sont considérées comme « mauvaises ». 

Il n’en fait aucune. Le patriarcat s’attaquera à la femme qui cuisine à la maison 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, de la même manière qu'il s’attaquera à celle qu'il qualifie de « pute ». Il n'y a pas de filtre. Et je pense que c'est ce que je vois... Les générations plus âgées pensent que nous devons nous rabaisser gentiment et faire preuve de diplomatie afin d'être acceptables. 

Il y a quelque temps, j'ai eu une conversation avec l'une des femmes les plus âgées. Elle m'a dit : « Je ne suis pas à l'aise avec ce mot, avec ce truc féministe. Il me met mal à l'aise parce qu'il fait fuir les partenaires en leur faisant croire que nous détestons les hommes. Et je pense qu'il est important pour nous d'articuler continuellement que nous avons besoin d'hommes dans ces plateformes. Nous avons besoin d'hommes parce que c'est ainsi que les gens s'identifieront davantage à notre travail ». Et je lui ai répondu ce que je vous ai dit maintenant, qu'il s'agit d'un travail féministe. Et les gens doivent voir le travail féministe comme étant exactement ce que nous faisons aujourd'hui. Nous ne devons à personne un féminisme aseptisé. 

Je pense que c'est un problème pour moi. La génération plus âgée... celles avec qui je me suis engagée, veulent le bon paquet. Ils veulent de la diplomatie, de l'aseptisation et des négociations à outrance. Mais on ne peut pas négocier avec son oppresseur. [rires] Négocier quoi ? Il ne négocie pas votre vie. Lorsque des lois et des règlements sont adoptés, les gens ne négocient pas votre vie. Lorsque les filles sont contraintes à des mariages précoces, à des mutilations génitales féminines, qu'elles sont forcées de quitter l'école, qu'elles sont violées, qu'elles n'ont pas le droit d'accéder à l'espace politique, personne ne négocie. Alors pourquoi devriez-vous négocier dans votre combat, votre résistance, votre organisation et votre contestation ? 

Qui plus est, comment négocier quand on n'est pas au même niveau et qu'on n'a pas le même pouvoir ? 

Tout à fait. Voilà donc quelques-unes des principales contradictions que j'ai observées dans le travail. Mais j'aime les leçons parce qu'elles nous transmettent « nous sommes passés par là nous aussi ». Et elles ont gagné. Je veux dire que la génération de Pékin et tant d'autres mouvements ont gagné de bien des façons. Même à l'époque précoloniale, elles ont gagné. Comment y sont-elles parvenu et que pouvons-nous apporter ? Peut-être ont-elles raison, et il y a certaines choses que nous devons faire. Mais il se peut aussi que nous ayons raison sur certains points. Je pense donc que nous pouvons nous inspirer mutuellement. 

Il y a donc des différences générationnelles liées à l'âge, mais au sein du mouvement, il y a aussi des différences générationnelles liées au début du parcours ou au moment où l'on a commencé à travailler. Qu'avez-vous observé à cet égard ? 

Ces éléments existent bel et bien. Tant que vous reconnaissez le sexisme, mais que vous ne reconnaissez pas l'âgisme, il y a un problème. Maintenant, vous voulez que je vous respecte et vous voulez avoir du pouvoir simplement parce que vous êtes plus âgée ou parce que vous êtes dans le mouvement depuis plus longtemps ? Il y a aussi la (dé)légitimation de la voix des personnes en fonction de leur ancienneté dans le mouvement. Mais nous savons que les gens peuvent être dans le mouvement plus tôt ou plus tard en fonction de leur agence. 

Je pense qu'il est important que nous nous souvenions que le fait d'être dans des espaces féministes ne signifie pas que ces questions de dynamique de pouvoir n’existent pas. Cela ne signifie pas que le problème de pouvoir est éliminé simplement parce que nous sommes féministes, parce que les dynamiques de pouvoir se déplacent dans des poches différentes. Nous pouvons être dans un espace féministe, mais qui est le/la plus riche ? Qui s'exprime le mieux ? Qui est dans le mouvement depuis longtemps ? Qui a étudié à Oxford ? Qui a fréquenté l'une des institutions anonymes du continent ? Ainsi, le démêlage du pouvoir sera toujours présent, même dans les mouvements féministes. Savoir que le pouvoir ne cesse pas d'exister simplement parce que nous sommes dans des espaces féministes si nous ne nous confrontons pas à d'autres espaces où se trouve le pouvoir. Il s'agit donc d'une question importante. La question de l'âgisme, du validisme, de la hiérarchie, du pouvoir, de la voix légitime en raison de l'âge, et maintenant de la longévité de vos expériences. 

Dans certains espaces, nous entendons des féministes plus âgées décrier la question de l'effacement et l'utiliser comme un moyen de s'accrocher au pouvoir qu'elles ont réussi à avoir parce qu'elles ont l'impression que les générations suivantes tentent d'effacer le travail qu'elles ont accompli. Comment créer un équilibre concret ? 

Je pense à deux choses. Chaque génération doit être autodéterminée. Quels sont vos problèmes actuels ? À quoi êtes-vous confrontés ? Quels sont les outils dont vous disposez aujourd'hui ? Que pouvez-vous faire pour affronter les problèmes qui se posent à vous ? 

Alors peut-être que dans le processus d'autodétermination, je reconnais que les autres générations ont oublié le travail, mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'un exercice délibéré pour les effacer. Je pense que c'est à cause de la représentation et de la documentation, et tout cela est lié à tant d'autres choses. Pourquoi ne lisons-nous pas nos douleurs féministes dans nos espaces ? C'est une raison politique, pour que vous pensiez que vous avez commencé les choses ; vous ne connaissez pas les outils qui existent ; vous ne savez pas le chemin que les gens ont parcouru ; vous n'avez pas l'énergie renouvelée et l'esprit neuf pour mener le combat, et pour honorer les personnes qui ont fait le travail avant vous. Vous êtes donc comparable à un hamster sur une roue. 

L'effacement des voix, des connaissances, des visages et même des noms des personnes doit être délibéré. Je ne pense pas que les jeunes féministes effacent dans le but d'effacer. Mais je pense que les jeunes générations utilisent désormais les outils dont elles disposent pour capturer, en temps réel, les voix des féministes, mais aussi pour creuser, rechercher et faire un travail de mémoire. Elles font également un travail d'archivage pour dire : de qui nous souvenons-nous ? Comment nous souvenons-nous d'elles ? Quand nous souvenons-nous d'elles ? Et quel est le but du souvenir et de la mémoire ? Et nous faisons tout notre possible pour les remettre dans le domaine public. 

Existe-t-il des exemples qui le démontrent clairement et qui pourraient servir d'inspiration pour aller de l'avant et dépasser cette tension ? 

Je me souviens que lorsque Winnie Mandela est décédée et que la nouvelle a été annoncée, les médias occidentaux ont annoncé que « la méchante n'était plus là ». Grâce aux réseaux sociaux et à d'autres plateformes numériques, le mouvement féministe du continent s’est levé et a dit « Non, pas cette fois ». J'ai vu la vague des médias occidentaux passer à la Winnie que nous avons appris à aimer et conserver les contradictions qu'elle représentait. J'ai vu l'émerveillement de son être et de son travail, ainsi que certains points que nous contestions à propos de ses prétendues actions. Le fait de la voir représentée et honorée de la sorte a été un moment très fort. 

C'est ainsi que l'on honore, que l'on se souvient des femmes qui nous ont précédé dans cette mission et qui sont propulsées dans le domaine public. Je pense que c'est ce que les jeunes générations font aujourd'hui avec les outils dont nous disposons. Je pense que nous essayons de faire le tri. C’est le cas pour moi. J'aime découvrir les travaux de nombreuses féministes plus anciennes, notamment au Botswana, les travaux intellectuels du Dr Godisang Mookodi, du Dr Sethunya Mosime et de bien d'autres. 

Dans la dernière partie de cette conversation, Lorato parle de la guérison personnelle et collective pour soutenir nos mouvements, de son travail actuel avec l'Union africaine et de son chemin vers l'auto-réconciliation. Cliquez ici pour lire. 

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« Penser aux progrès déjà réalisés grâce à mes prédécesseurs me donne du courage » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 3/5

C’est la troisième partie de notre entretien avec Lorato Palesa Modongo, une psychologue féministe africaine originaire du Botswana. 

Dans notre série de conversations sur la construction du mouvement féministe africain intergénérationnel, nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son plus jeunes âge (Partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (Partie 2). Nous allons maintenant explorer ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains. 

********** 

Nous avons parlé de la construction de l'avenir que nous méritons et de ce à quoi cela ressemble pour toi. Tu es activement impliquée dans différents espaces féministes dans le cadre de ton travail. Quelle a été ton expérience ? 

L'expérience est une myriade d'émotions. Je crois que le monde peut parvenir à un changement positif parce que nous l'avons vu. Qui aurait pu imaginer que deux femmes noires puissent être en train de discuter en ce moment même, deux femmes africaines échangeant des idées ? Nous pouvons partager publiquement nos pensées et affirmer nos ambitions sans craindre de réactions négatives. Nous allons à l'école, nous votons et nous nous présentons aux élections. Je sais donc que les êtres humains ont la possibilité et la capacité de changer le monde. Cela m'aide lorsque je me sens fatiguée et vidée. Même dans les moments où je me sens désabusée et où j'ai l'impression qu'il n'y a pas de progrès, penser aux progrès déjà réalisés par mes prédécesseurs me donne le courage de penser qu'un jour, dans cent ans, notre travail aura de l'importance. C'est donc utile. 

À quoi ressemble cette reconnaissance ? S'agit-il d’un travail interne sur soi ou également d'une reconnaissance externe qui va aux personnes qui ont tracé la voie ? 

Oui, cela va dans les deux sens. Elle est interne, je garde constamment à l’esprit le travail réalisé auparavant et je m'en imprègne. C'est aussi reconnaître les voix qui ne sont peut-être pas légitimées en tant que sources de connaissances. C'est observer les femmes dans les villages qui font ce travail et reconnaître que même si elles ne se disent pas féministes, même si elles ne qualifient pas leur travail de travail féministe, je suis capable de voir qu'il s'agit bien de cela. C'est la reconnaissance interne. 

La reconnaissance externe se traduit par quelque chose d'aussi simple que de rendre hommage à leur travail et de l'incorporer dans notre propre travail pour montrer aux gens que ce que je ressens et ce que je pense n'est pas nouveau. Je l'exprime peut-être différemment, mais ce n'est pas nouveau. D’autres ont ressenti et réfléchi à ces questions et ont réalisé des travaux que vous n'avez peut-être pas vus pour des raisons évidentes, notamment un manque de documentation, et c'est pourquoi je dis que des plateformes comme celle-ci sont très importantes. Personne ne pourra dire dans 50 ans qu'il n'y avait pas une seule femme qui documentait le travail en Gambie, alors qu'on peut le trouver sur Google et voir que Jama Jack faisait ce travail. C'est pourquoi nous sommes reconnaissant.e.s de bénéficier d’espace tel que celui-ci. La reconnaissance externe s’ajoute aussi à nos réseaux de pairs, qui se reconnaissent les uns les autres dans nos espaces. 

Tu dis que ton expérience a été un mélange d'émotions. Peux-tu m'en dire plus à ce sujet? 

Nous sommes humains. Nous sommes fatigué.e.s, mais cela fait partie de l'expérience humaine, en particulier lorsque l’on interagit beaucoup et que l’on est exposé au travail, car tout le monde ne se lance pas dans le travail avec de bonnes intentions. Nous devons reconnaître que chaque mouvement a ses propres victoires et ses propres défis. Je pense qu'il y a parfois une désillusion et une question qui se pose : « Est-ce que cela en vaut la peine ? Pourquoi ne puis-je pas simplement regarder ces choses et les ignorer comme tout le monde ? Malheureusement, je ne suis pas fait.e pour cela. Je ne peux pas voir la pauvreté et l'ignorer, surtout quand je sais qu'il y a assez de ressources pour nous tous. Il y a donc cette contestation, cette désillusion, cette colère parfois, cette perte d'espoir. Mais la beauté de la chose, c'est que grâce à la communauté que j'ai construite, nous partageons des idées et nous réfléchissons de manière authentique et ouverte les uns avec les autres. 

Selon toi, quel a été le principal enseignement de ces réflexions à titre individuel, mais aussi en tant que membre de la communauté qui t’entoure ? 

Une très bonne amie, Iris, m'a beaucoup aidée. Elle m'a appris à considérer le repos comme un acte de résistance féministe délibéré. Le capitalisme exige que vous soyez épuisée et que vous n'ayez plus la force de lutter contre quoi que ce soit. Vous êtes alors épuisée, vous ne pouvez plus rien donner et le mouvement s'éteint. C'est comme ça que le patriarcat progresse et prend de l'ampleur. Il est donc important de considérer le repos comme une forme de résistance. Prenez le temps de revenir à la source, à votre pourquoi, à la façon dont nous pouvons collectivement nous organiser de différentes manières, mais aussi de vous reposer et de ne penser à rien. 

Je me suis rendue compte que j'aimais les plans d'eau. Ils m'intimident, mais il y a aussi quelque chose qui me guérit. Alors parfois, mon repos consiste à aller à la plage, à prendre des vacances dans un pays où il y a une plage et à m'y reposer. Je suis minuscule, insignifiante face à tout cela. Mais je suis aussi important parce que je peux faire une petite différence. 

Et enfin, je pense que c'est simplement le fait de savoir que nous aurions essayé. L’activisme apporte donc tout cela. La colère, la désillusion, la confiance renouvelée, l'apprentissage, le courage, mais aussi la perte. C'est le chagrin parce que nous perdons certaines choses au cours de notre voyage, mais c'est aussi le chagrin collectif. 

Qu’as-tu déjà peut-être perdues et dont tu fais peut-être encore le deuil ou dont tu as fait le deuil lors de ton voyage ? 

Je pense qu'il s'agissait de certaines parties de moi-même. Si je rencontre de nouvelles parties de moi-même, cela signifie que les anciennes parties disparaissent ou sont reconstruites. Certaines parties devaient disparaître. J'ai perdu des amitiés où les gens se sentaient peut-être à l'aise pour plaisanter sur des sujets comme le viol. Je ne plaisante pas avec ça. Il y a donc eu une période douloureuse parce que j'avais l'impression de devoir constamment être une rabat-joie. C'était douloureux à l'époque, mais ça ne l'est plus aujourd'hui. Il fut un temps où je me cachais, où je diminuais. Et je pense que j'ai fait mon deuil de cette partie, parce que je me suis trompée moi-même. J'aurais pu saisir certaines occasions, mais je ne l'ai pas fait parce que j'étais timide. Et j'en suis désolée pour cette version de Lorato. 

Mais il y a aussi le chagrin collectif, car vous voyez que les femmes sont confrontées à la même situation. Vous lisez des articles sur les agressions sexuelles, sur les viols, sur leurs ambitions politiques, sur ceci, sur cela. Et vous voyez que c'est un peu la même chose, dans le chagrin collectif. Mais la joie collective aussi. Oui, la joie collective... 

Parlons-en ! Comment fais-tu de la place pour la joie, pour toi-même, mais aussi dans les espaces féministes dans lesquels tu te trouves et qui peuvent parfois devenir très sérieux, très techniques, mais aussi très enracinés dans la colère ? 

Tu sais, quand nous disons qu'il y a tant de pouvoir dans le fait de nommer les choses, je pense que cela nous libère et nous soulage, et il y a de la joie dans cela, parce que la tension liée au fait que nous ressentions ces émotions sans pouvoir les exprimer disparaît. Lorsque vous les exprimez par des mots, vous respirez, et c'est une source de joie. Il y a tant de joie à pouvoir s'exprimer. 

C'est aussi la capacité de supporter le mauvais et le bon en même temps, et de dire : à quoi ressemblent la justice, la liberté, la démocratie et la joie pour moi ? C'est être capable de rêver à des avenirs féministes et savoir que cette imagination est source de joie. C'est savoir que je peux partager cette imagination avec mes ami.e.s, et qu'il.elle.s peuvent partager leur imagination avec moi, et que c'est rempli de joie. Je pense donc que le simple fait de pouvoir partager aide beaucoup, mais aussi le simple fait de pouvoir lire les histoires de réussite. 

Je me souviens, au Botswana, de l'une des jeunes féministes que j'admire, Bogolo Kenewendo. Elle a été ministre du commerce et de l'investissement au Botswana. Elle a toujours beaucoup œuvré en faveur de la justice sociale et a été une source d'inspiration pour beaucoup d'entre nous. Elle était audacieuse, courageuse et sûre d'elle. Aussi, sa nomination en tant que ministre, n'a surpris personne. Elle a toujours fait ce qui devait être fait. Et en tant que ministre, elle remplissait sa mission, en articulant les questions de justice sociale, et il y avait tellement de joie dans cela ; dans le fait de voir une jeune femme à l’œuvre et les résultats de son travail. Ainsi, lorsque nous documentons et recueillons des voix, je pense qu'il y a beaucoup de joie à découvrir qu' un fil qui nous lie. Et nous disposons actuellement, et nous aurons les outils pour défier quelque peu le patriarcat. 

Dans la quatrième partie, Lorato partage ses observations sur les tensions qui entravent parfois le progrès, ainsi que des solutions possibles pour combler le fossé. A lire ici. 

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« La liberté pour moi, c’est de ne pas avoir à expliquer ses choix » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 2/5

Nous poursuivons notre entretien avec Lorato Palesa Modongo. Lorato est une féministe africaine originaire du Botswana. Elle est psychologue et s’intéresse à la psychologie sociale, le milieu universitaire, la recherche qualitative sur la violence sexiste, la décolonialité et les féminismes africains. Lorato est dotée de compétences et de connaissances dans ce domaine depuis plus de sept ans. 

Dans la première partie de cette conversation, Lorato a partagé avec Jama Jack son parcours féministe. Dans cette deuxième partie, nous explorons de manière plus approfondie sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale et le lien entre ces dernières et son travail et ses actions en qualité de féministe africaine. 

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Nous allons donc nous pencher sur ton parcours éducatif. Pourquoi t’es-tu orientée vers la psychologie ? 

J’ai quatre raisons principales ! Initialement, je voulais étudier le droit. J'ai grandi en résistant, en me battant, en disant non aux gens. Et le plus beau, c'est que j'ai bénéficié d’un espace pour m’exprimer à la maison. Même si les rôles des hommes et des femmes étaient bien établis, il y avait de la place pour la curiosité et pour le fait de dire non. J'ai donc postulé en droit et, malheureusement, je n'ai pas été admise à la faculté de droit. J'étais vraiment triste parce que j'avais centré mon existence sur le fait de devenir avocate. Je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir faire. Quel serait mon prochain choix. À l'époque, beaucoup de gens s’orientaient vers des études d'économie parce que le président du Botswana était économiste. Il s'en sortait très bien et il était toujours présent sur les tribunes internationales pour parler de développement. Alors tout le monde voulait en faire autant. Je me suis donc dit d'accord, je vais essayer et je me suis inscrite en économie et les calculs... hmmmm [Rires]

Tu t’es donc dit « Ça n’est pas pour moi » ?

Je me suis dit : « Je ne vais pas faire ça ». Tous.tes les étudiant.e.s en économie devaient donc suivre le cours "Introduction à la psychologie", et il y avait une jeune femme qui venait d'arriver des États-Unis. Le Dr Mpho Pheko. Elle était très brillante, énergique, confiante, expérimentée, élégante et s'exprimait bien. Et elle ne se laissait pas faire par les étudiants. Nos cours se déroulaient dans de grands auditoriums où il y avait environ 200 étudiant.e.s et cela ne l’intimidait pas. Je le mentionne parce qu'elle avait l'air très jeune, ce qui m'a semblé très intéressant. Nous avons échangé et elle m'a expliqué ce qu'était la psychologie. C'est le deuxième élément : la représentation. J’ai vu quelqu'un à qui je m'identifiais et qui m'inspirait.

Troisième aspect, plus j'avançais dans ce domaine, plus je réalisais qu'il affirmait la curiosité dont je parlais, la curiosité, la compréhension du comportement humain. Il s'agissait de donner un sens aux choses qui se produisaient et de donner un sens au monde.  Ce fut un moment très fort pour moi. 

Le quatrième aspect était en grande partie d'ordre spirituel. Je rêve beaucoup quand je dors. Mon grand-père est venu me voir en rêve et m'a dit : « Tu dois étudier la psychologie », et il m'a donné des raisons logiques de le faire. Étant donné que mon grand-père ne savait pas ce qu'était la psychologie à l'époque, il était intéressant que dans le rêve, il m'explique les raisons pour lesquelles je devais travailler dans ce secteur. Lorsque je lui en ai parlé des années plus tard, il m'a dit : « Tu sais que mon grand-père m’est aussi apparu en rêve pour me dire que j'allais faire ce que je fais maintenant ? »

Waouh ! Sérieusement ?

Oui ! C’est l’aspect spirituel des choses. Ce sont mes quatre raisons. J’ai été rejetée par ma première passion : le droit. J’ai vu une personne que j’admirais à l’œuvre, il y a donc une représentation. C’était également un espace disponible pour exprimer ma curiosité et comprendre le comportement humain. Et enfin, il y a l’aspect spirituel de tout ça. Je considère que j’ai été appelée à travailler dans ce domaine.

C'est incroyable. Et comment s'est déroulé le parcours qui t’a mené de tes études à ton activité professionnelle actuelle ?

Ça a été un parcours magnifique et gratifiant. Au quotidien, je n'ai pas l'impression de travailler, mais de découvrir de nouveaux aspects de ma personnalité, de nouveaux aspects du travail et de trouver des moyens pour m'améliorer, mais aussi d'améliorer la communauté, la société, à tous les niveaux, notamment à l’échelle mondiale. Je pense que le plus bel outil que ce parcours m’a donné c’est de trouver les mots pour articuler les contestations internes, parce que... Tu sais quand vous pouvez nommer les choses et le pouvoir qui vient avec le fait de pouvoir les nommer ? 

Je sais parfaitement ce que ce pouvoir fait ressentir et ce qu’il bouscule dans l’esprit.

C'est ce qui fait sa beauté. Il y a de nombreux aspects avec lesquels je suis en désaccord. Le regard colonial sur le domaine, ou l'occidentalisation si l'on veut s'exprimer ainsi. Par exemple, l’un des angles les plus élémentaires : l’usage dans la psychologie clinique de manuels de diagnostics pour identifier les problèmes de santé mentale dont sont atteints les patient.e.s. Bien sûr, c’est un aspect non-négligeable, mais qui laisse complètement de côté l'aspect spirituel et les connaissances indigènes des Africains. Elle ignore que les Africains sont aussi des êtres spirituels. Parfois, les gens ont des hallucinations, non pas parce qu'ils sont schizophrènes, mais parce qu'ils sont appelés à effectuer un travail ancestral, un travail de guérison ou tout autre type de travail. Ils entendent des voix, voient des choses. Tout ce dont ils ont besoin, c'est de faire ce qu'ils croient devoir faire, et alors tout va bien. Mais si la psychologie les diagnostique comme schizophrènes, cela signifie que nous utilisons un regard colonial et que nous essayons de mettre ces personnes dans des institutions psychiatriques dans une boîte selon les règles coloniales, et cela me pose problème. 

Je pense que la raison pour laquelle nous avons besoin davantage de psychologues africain.e.s est d'articuler ces contestations et de confronter l'industrie, mais aussi de trouver de nouvelles façons de penser et d'imaginer les questions sociétales. Je pense que c'est la beauté de la chose; même si je ne suis pas d'accord avec certains éléments de la discipline de la psychologie en tant que domaine en Afrique, je pense que c'est une opportunité pour nous de créer des connaissances, de réimaginer le comportement humain et de créer de nouvelles façons de donner un sens au monde.

La psychologie clinique laisse complètement de côté l’aspect spirituel et les connaissances indigènes des Africains. Elle ignore que les Africains sont aussi des êtres spirituels.

À quoi ressemblerait la création de connaissances dans ce sens ? Qui crée cette connaissance, et pour qui ?

Je dois préciser qu'il ne s'agit pas seulement de créer de la connaissance, car la connaissance existe. Il s'agit plutôt de savoir comment légitimer les différentes sources de connaissances. Qui est référencé et pourquoi ? Pourquoi vous référez-vous à un vieux psychologue du Nord, sans tenir compte des réflexions, des dictons et des connaissances de ma grand-mère sur le comportement humain ? On constate qu'il y a beaucoup de travail psychologique, même dans notre langue, dans des choses aussi simples que nos proverbes ou nos expressions idiomatiques.

Dans ma langue, lorsque l’on est épuisé.e, on dit "ke a go itheetsa". En anglais, cela signifie « je veux me reposer », mais la traduction littérale est « je veux m'écouter ». La méditation, c'est essentiellement cela ; c'est vous qui vous écoutez. Suivre une thérapie, c'est bénéficier de l'aide de quelqu'un pour s'écouter soi-même. Mais cette connaissance a toujours existé. 

Pour moi, créer de la connaissance signifie donc que nous avons la possibilité de légitimer les sources de connaissance de notre peuple, en créant de nouvelles façons de penser la connaissance, la psychologie, la condition humaine, l'être. Nous devons également comprendre que nous côtoyons aujourd'hui des personnes d'horizons différents, que le monde évolue et s'enrichit de nouvelles formes de pensée. Comment pouvons-nous emprunter ce que nous possédons déjà pour donner un sens à notre situation actuelle, afin d'envisager et d'imaginer des avenirs meilleurs, ou des avenirs plus apaisés ? 

Tu exerces donc principalement dans le domaine de la psychologie sociale et non dans celui de la psychologie clinique. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? S'agit-il de tout ce que tu viens de dire ? 

Oui, oui. La psychologie sociale n'a donc pas vocation à pathologiser ou à diagnostiquer. Elle veut simplement poser la question suivante : que se passe-t-il dans la société ? D'où cela vient-il ? Elle n'individualise pas les problèmes. La psychologie clinique individualise les problèmes et dit : « Lorato, vous êtes schizophrène ». La psychologie sociale dit : « Très bien, pourquoi observons-nous de nombreux cas de violence dans notre société ? Quels sont les schémas qui les provoquent ? »

Quel lien vois-tu entre ta pratique de la psychologie sociale et ton féminisme ? Comment relies-tu les deux ?  Comment intègres-tu ton féminisme intersectionnel africain dans ton activité professionnelle de psychologue sociale ? 

Oh, les deux sont indéniablement liés. Et je pense que lorsque je dis aux gens que je suis heureuse de mon choix de carrière, c'est parce que c'est comme une recette où les choses se mélangent et se complètent parfaitement dans une marmite. Comme je l'ai dit, c'est parce que le patriarcat est un système qui provoque ces frictions internes et externes. La psychologie sociale a alors dit : « Le patriarcat est à l'origine de cela parce que... » et a ensuite donné un sens et des réponses au questionnement. Et parce que j'ai un sens et des mots, quand j'arrive dans l'espace de l'activisme, je suis capable de mieux articuler, de mieux enseigner, de mieux apprendre. Mais je suis également en mesure d'utiliser ce que j'obtiens dans l'espace de l'activisme pour alimenter la production de connaissances dans mon métier. En quelque sorte, les deux s'aident mutuellement à donner un sens au monde et aux questions qui m'intéressent.

Tout à l'heure, tu as évoqué la question de la valorisation des savoirs traditionnels africains, de leur légitimation et de leur utilisation pour construire l'avenir que nous méritons. À quoi ressemble cet avenir pour toi ?

Il ressemble à la liberté, pour le dire très simplement. La liberté d'être, la liberté d'expression et la liberté de savoir que nous n'avons même pas besoin de valider les informations et les connaissances dont nous disposons. L'expression « savoir indigène » me dérange. Je ne l'aime pas parce que je ne comprends pas pourquoi elle est qualifiée d’« indigène » ? Le fait de l'appeler indigène signifie qu'il contient un aspect non indigène, et c'est ce savoir qui est propulsé dans le discours public. Je pense que nos connaissances africaines ne sont que cela : des connaissances. 

Tu estimes qu'il y a un savoir de premier choix, puis un second et ainsi de suite...

Exactement ! Et c'est pour cela qu'il fallait le nommer ainsi. S’il est considéré comme un simple savoir, alors il y a de la liberté en lui parce que je n'ai pas besoin de le légitimer. Pour moi, la liberté, c'est l'être. Et à quoi ressemble l'être ? Vous n'avez pas besoin d'expliquer vos choix. Vous êtes simplement l'expression la plus complète et la plus élevée de vous-même, dans la mesure où vous ne faites de mal à personne et que vous vivez votre vie dans cet écosystème interconnecté, avec d'autres personnes et avec l'environnement. Je pense que c'est à cela que ressemble l'avenir pour moi. La liberté d'être.

Lorato nous en dit plus à ce sujet dans la prochaine partie de notre conversation, où nous aborderons également ses expériences d'organisation au sein de mouvements et d'espaces féministes. Cliquez ici pour lire la troisième partie.

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« Le patriarcat en tant que système me déplaît profondément » - Lorato Palesa Modongo (Botswana) 1/5

Lorato Palesa Modongo est une féministe africaine originaire du Botswana. C’est une psychologue qui s’intéresse à la psychologie sociale, le milieu universitaire, la recherche qualitative sur la violence sexiste, la décolonialité et les féminismes africains, avec des compétences et des connaissances dans ce domaine depuis plus de sept ans. 

Dans notre série de conversations autour de la création d’un mouvement féministe africain intergénérationnel, Jama Jack s’est entretenue avec Lorato afin d’en savoir plus sur son parcours féministe depuis sa prise de conscience et sa résistance dès son plus jeune âge jusqu'à son implication et son engagement actuels dans des mouvements féministes à des échelles variées. Nous découvrons également son parcours éducatif et du lien de celui-ci avec son travail de féministe (partie 2) ; ses réflexions et ses expériences en tant que membre de mouvements et d'espaces féministes (partie 3) ; ses observations sur les tensions qui entravent parfois la construction de mouvements féministes africains intergénérationnels, ainsi que les solutions possibles pour combler le fossé existant (partie 4). Nous parlons enfin, de la guérison personnelle et collective nécessaire pour soutenir nos mouvements, du travail actuel de Lorato avec l'Union africaine et de son parcours vers la réconciliation avec soi-même pour découvrir sa vision d'elle-même (partie 5).

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Bonjour Lorato! Merci de te joindre à moi aujourd’hui. Nous sommes vraiment ravies de pouvoir discuter avec toi et d’en apprendre davantage sur toi, ton parcours, ton travail féministe et bien plus encore. Comment aimerais-tu te présenter ?

Je discutais avec un.e ami.e récemment, et je lui disais que ma façon de me présenter n’évolue pas mais change selon l’endroit où je me trouve. À l’époque, je me présentais comme une jeune Motswana. Puis j’ai déménagé en Afrique du Sud afin d’y poursuivre mes études supérieures et à cause de ce que à quoi j’étais confrontée, j’ai réalisé que ma manière de me présenter s’était transformée en : « Je suis une jeune femme noire ». Je savais que j’étais une femme ; je savais que j’étais africaine et je n’avais jusqu’alors pas ressenti le besoin de déclarer que j’étais Noire. Cependant, une fois en Afrique du Sud, j’ai eu besoin d’insister sur mon identité noire. 

Avec le temps, j’ai dû m’adapter et ne plus uniquement dire que j’étais une femme noire, mais que j’étais une féministe noire. Au fur et à mesure, j’ai également dû préciser la nature du féminisme, qui pour moi, est un féminisme africain intersectionnel. 

Donc aujourd’hui j’aime me présenter ainsi : Je m’appelle Lorato. Tout d’abord, je suis originaire du Botswana. Je suis une jeune femme noire africaine et je défends l'idéologie féministe intersectionnelle africaine. C’est l’un de mes points d'ancrage, parmi d'autres. Je suis également chercheuse en psychologie et me spécialise en psychologie sociale. Je travaille au développement et au renforcement communautaire dans les différentes communautés où je me trouve, aux échelles nationale, continentale et internationale.

Lorsque tu parles de ton ancrage dans le féminisme africain intersectionnel, qu’est-ce que cela signifie pour toi ? 

Cela veut dire que je reconnais que je suis africaine. Je suis née ici, mes racines sont en Afrique. La question de l’intersectionnalité signifie comprendre la manière dont les autres « -ismes » sont liés et multidimensionnels. Lorsque j’identifie les oppressions à mon encontre, je dois également reconnaître les situations dans lesquelles je suis privilégiée et la manière dont je peux utiliser ce privilège dans d’autres espaces. Je pense que c’est important. 

Dans la mesure où je comprends le sexisme ou le racisme, je comprends également que pour moi, le fait d’être titulaire de trois diplômes universitaires, de pouvoir m’exprimer en anglais après avoir obtenu ces diplômes provenant d’établissements coloniaux, a le pouvoir de me faire entrer dans certaines sphères auxquelles d’autres n’ont pas le privilège d’accéder.  Et cela sans que je sois nécessairement la meilleure. C’est un fait que j’identifie et reconnais.  Parallèlement, je suis consciente, que même si j’ai accès à ces espaces, j’y serai toujours perçue comme étant Noire, jeune, comme étant une femme africaine ou comme étant originaire du « Sud global ». L’aspect féministe demeure cependant au cœur de tout ça. Le patriarcat en tant que système me déplaît profondément. Je ne sais pas si nous parviendrons à totalement y mettre fin.

As-tu pu identifier l’origine de cette aversion au patriarcat ? T’est-il arrivé quelque chose en particulier ? Peut-être lorsque tu étais jeune ? 

Tout à fait. Je m’en souviens parfaitement. C’était dans mon village. J’avais 8 ans. J’ai grandi dans une famille recomposée. Mes grands-parents m’ont élevé. Mes oncles – les petits frères de mon père – avaient soit mon âge ou étaient à peine plus âgés. C’était eux et moi…trois enfants donc. Ma grand-mère faisait presque tout dans la maison. Elle cuisinait, faisait le ménage et s’occupait de nous. À cet âge, je croyais qu’elle faisait tout ça parce qu’elle était plus âgée. 

Une fois, ils nous ont laissé seuls à la maison pour le week-end. Nous avons donc fait ce que tout enfant aurait fait. Mes oncles ont cuisiné. Nous n’avions pas lavé la vaisselle et nous avions mis du désordre dans la maison. Lorsque mes grands-parents sont rentrés, la première des remarques était « Pourquoi est-ce que ma cuisine est si sale ? Pourquoi l’évier est plein de vaisselle sale alors qu’il y a une fille dans la maison ? » Je n’avais que huit ans. Je me suis arrêtée un instant et j’ai dit « Mais, ils sont plus âgés que moi. C’est à eux de nettoyer ». Pour moi, c’est comme ça que les choses fonctionnaient. Les adultes devaient s’occuper des choses d’adultes et j’étais une enfant. Je ne voyais pas mes oncles – je les appelais mes frères – comme des hommes. Je les voyais comme des personnes plus âgées que moi. J’ai donc dit non et j’ai commencé à protester… [rires].

Ma grand-mère faisait presque tout dans la maison. Je croyais qu’elle faisait tout ça parce qu’elle était plus âgée. 

Ça a commencé comme ça. C’est comme ça que j’ai réalisé que ma grand-mère ne s’occupait pas des tâches ménagères parce qu’elle était plus âgée mais parce que mon grand-père ne les faisait pas. Je m’en plaignais tellement à la maison qu’ils ont commencé à m’appeler Emang Basadi. Le mouvement féministe prenait de l’ampleur au Botswana et l’association de la société civile cheffe de file s’appelait Emang Basadi, ce qui signifie « Femmes, levez-vous ». 

Et lorsqu’ils te surnommaient ainsi, est-ce que tu te les approprié en te disant « Oui, c’est qui je suis. » Ou cela a-t-il créé un conflit ?

Dans ma tête c’était « Oui, les femmes doivent se mobiliser, qu’est-ce que c’est ? » J’ai même commencé à l’inculquer à mes cousin.e.s plus jeunes. Si je voyais l’une d’entre elles cuisiner, je laissais faire. Mais lorsque je la voyais laver la vaisselle après avoir cuisiné, alors que les garçons ne le faisaient pas, je lui demandais de s’arrêter.

Je sais que nombre d’entre nous ont commencé le militantisme féministe (feministing) bien avant la naissance du vocabulaire autour du féminisme que nous employons aujourd’hui, avec la conscience que nous avons. Te souviens-tu des premiers moments où tu t’es définie comme étant féministe ? 

Oui, je m’en souviens. C'était aux alentours de 20/10/11. J’éludais la question et marchais sur des œufs lorsque j'utilisais ce terme. C'était au Botswana. J'avais été recrutée pour un projet de recherche par l'un.e de mes professeur.e.s du département de sociologie. Il s'agissait d'un projet de recherche de l'Africa Gender Institute, situé à l'université du Cap, qui menait une recherche active pluri-institutionnelle sur le genre, la politique et la sexualité dans la vie des jeunes femmes âgées de 16 à 25 ans dans cinq universités de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC). L'université du Botswana avait été sélectionnée comme l'une d'entre elles, et je faisais partie de l'équipe qui menait cette recherche fondée sur l'action. J'étais encore étudiante. Nous partagions nos histoires, parlions de nos vies et nos projets jusqu'à ce que je tombe sur ce mot qui décrivait notre travail, mais dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Les réseaux sociaux n'étaient pas encore très répandus à l'époque.

Oui. C’étaient encore les prémices par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui, du moins en ce qui concerne l'utilisation de cet outil pour la construction de mouvements. 

Exactement ! Et puis internet n’était pas aussi omniprésent à l’époque. Je n’avais même pas d’ordinateur. Nous nous rendions à la bibliothèque universitaire pour utiliser les ordinateurs mis à disposition là-bas. J’ai effectué des recherches sur ce mot et je ne tombais que sur des résultats négatifs. S’approprier ce mot c’était…controversé. Pour être franche, c’était embarrassant de revendiquer ce mot, cela revenait à dire ouvertement que nous étions en colère. Pour vous aider à mieux comprendre : le Botswana est considéré comme l’un des pays les plus paisibles d’Afrique en raison de la paix qui y régnait et de la démocratie. L’activisme n’était pas aussi important. C’était alors comme si je cherchais à tout prix une raison de protester. Donc, je n’employais pas ce mot. J’étais consciente de son existence, mais je ne l’utilisais pas sciemment. 

Jusqu’à mon arrivée en Afrique du Sud…Parce que j’allais y poursuivre mes études supérieures en psychologie, et que je m’intéressais à la psychologie sociale, je devais approfondir ma réflexion autour de cette question. Ce terme revenait souvent. De nombreuses personnes l’employaient et effectuaient un travail que j’admirais. Je me suis alors dit, « Oh, ce n'est pas si grave que ça ». J’ai donc commencé à lire davantage sur le sujet, à employer le mot plus souvent, à gagner en confiance, à être plus indépendante et à m’affirmer davantage. Et cela non seulement auprès de mes semblables, mais également devant mon patron par exemple. Lorsqu’il me présentait, il disait : « Elle mène une excellente action féministe ». Et les gens répondaient, « Oh nous voulons que tu participes à ce projet ». Et je disais : « Je n’ai donc pas à avoir honte ? ». Je pense que la sphère sud-africaine a validé mon travail, mais j’ai commencé à me former sur le sujet au Botswana en 2010.

Tu as dit que lors de tes recherches, tu ne trouvais que des résultats négatifs. Qu’est-ce qui était si mauvais ? Comment cela se présentait ? 

C’était la représentation dans les médias. La manière dont les gens traitaient la question. Les subtilités autour desquelles c’était intégré dans les conversations quotidiennes. La question de la sexualité était également abordée. Et à l'époque, je n'étais pas prête à avoir des conversations sur la sexualité. Je pense que dans l’environnement dans lequel j’ai grandi ces conversations n’existaient pas. Parce que nous n'avions même pas les mots pour décrire la sexualité. Par exemple, lorsque les gens disaient « Oh, elles sont lesbiennes », c'était considéré comme une insulte à l'époque. C'était donc l'une des nombreuses contestations autour de ce sujet. Mais...Je crois qu’il y avait également le rejet immédiat du mot. Il n’existait même pas d'espace pour dire « non, ce que nous voulons dire, c'est que... ». Le terme a été immédiatement rejeté. 

Est-ce dû à la culture du Botswana ? Quelle était la véritable raison de ce rejet, alors qu'il n’existait même pas d'espace pour ce genre de conversation ? 

Oui, la culture avant tout. Mais je pense aussi que le conditionnement du féminisme et le manque d'information, comme je l'ai dit, en sont peut-être les causes. Le mouvement des droits des femmes a fortement gagné en visibilité avec l'avènement des réseaux sociaux. Nous devons reconnaître leur pouvoir. On peut voir en temps réel les conversations qui prennent place. Et avec un meilleur accès. Mais à l'époque, il fallait parfois attendre une publication dans la presse écrite ou dans les livres. L'énergie et la propension des gens à rechercher des connaissances ne sont pas nécessairement aussi immédiates qu'elles le sont aujourd'hui sur les réseaux sociaux. Il me suffit de passer du temps sur mon téléphone pour être informée. Je pense donc que le manque d'informations, de connaissances et de compréhension est à l'origine de la résistance. 

Dans la deuxième partie de notre conversation, Lorato nous parle du chemin qui l'a menée à la psychologie sociale et de la manière dont elle s'engage à l'intersection de ce domaine et de ses actions féministes. Cliquez ici pour lire la partie 2.

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« Il faut faire en sorte que ton propre bien-fondé prime sur l’avis des autres » - Salamatou Traoré (Niger) - 4/4

Dans cette quatrième et dernière partie de notre discussion avec Mme Salamatou Traoré, elle réfléchit au féminisme plusieurs années après sa participation à la Conférence de Beijing en 1995. Précédemment, nous avons parlé de sa vie (Partie 1), son travail dans la santé publique (Partie 2) et le travail qu’elle fait au Centre DIMOL (Partie 3).

Merci de nous avoir parlé de votre organisation, le Centre Dimol. Parlons maintenant de vous. Quand on parle de la femme nigérienne, on nous dit souvent qu'elle est soumise, silencieuse,  faible…Avec vous, c’est tout le contraire. Quand on vous rencontre, on voit d’abord que vous n'avez pas la langue dans votre poche.

Pas du tout! (Elle rit)

J’imagine cependant que ce n’est pas tous les jours facile de sortir autant du lot ? Comment est-ce que vous vivez cela?

Tout commence au niveau de ma famille. J’ai toujours eu un dialogue franc avec ma famille, dans l'éducation de mes enfants et même des petits enfants maintenant. Il faut être franc, il ne faut pas tergiverser. Aujourd'hui vous ne pouvez pas éduquer un enfant en lui cachant des choses. Je parle franchement des sujets tabous au sein de la famille. 

Vous pouvez me donner un exemple ?

Oui. J’ai un de mes fils, je ne me rappelle plus à quel âge, il était en train de manger. Il a posé une question à ma sœur. Il a dit : « Tantine, comment on fabrique une personne ? » Et ma sœur lui a dit : « On prend du sable, on met du sang et on tourne. » Mais moi, j’ai dit : « C‘est pas comme ça. Dis-lui la vérité. C'est le papa et la maman qui font le bébé. C'est comme ça qu’on fabrique un être humain. Tu vois je suis ta maman et lui c'est ton papa, donc c'est nous qui t’avons mis au monde. Plus tard je vais te dire la suite. » Il est devenu médecin maintenant et il a compris. (Rires)

Et comment ça se passe en dehors du cercle familial?

Même dans la famille ce n’est pas toujours si facile. Je vous donne un exemple. Mon fils s'est engagé en  politique et il ne voulait pas que je le sache pour que je ne dise pas mon point de vue. Donc ceci fait que, quand dans une famille, vous êtes quelqu'un qui voit clair, parfois les autres ne sont pas avec vous. « Ce qu'elle dit est vrai, mais c'est choquant. » « Faites attention, il fait la politique ». 

C'est comme ça qu'ils me gèrent. C’est ce qu'on me dit, que je ne suis pas diplomatique, je dis ce que je pense et parfois c'est choquant. Peut-être certaines choses, quand vous le dites ouvertement, alors qu'il faut les cacher ou bien il faut bien trouver des formules plus souples. Il y en a qui ruminent les phrases avant de les dire mais chez moi, c'est spontané. 

Est ce qu'il y a une femme dans votre vie qui vous a vraiment inspiré à vivre comme vous le faites ?

Ma maman. Elle est très dynamique. C’est une femme formidable. Elle a élevé et elle a défendu beaucoup d’enfants, même ceux qui n’étaient pas les siens. Elle n'allait pas à la cuisine. Non. Et quand elle dit quelque chose, le papa le fait. Et elle n’a jamais failli, même pour l’éducation des enfants. Chez nous, ma maman gérait tout, elle n'avait pas de problème. 

Il y en a qui ruminent les phrases avant de les dire mais chez moi, c'est spontané.

Quand vous y repensez, quelle est la chose que vous avez vraiment appris de votre maman qui vous permet aujourd'hui de porter ce combat-là ?

C'est sa patience. Elle l’a héritée de sa maman. Ma grand-mère, on l’appelle Aya, était purement du monde rural et elle a été surnommée “mouregn”, ça veut dire “négliger, il faut banaliser” en quelque sorte, c’est ce que ça veut dire dans notre langue. Quand par exemple vous venez vous confier à elle, elle vous dira toujours : « sois patiente. Il faut de la patience. » Elle répète toujours ça. Quand vous venez lui poser un problème de matériel ou de besoins, si même elle n'en a pas, elle me dit : vas-y, je vais t’envoyer ça. Un jour, mon papa a voulu la ramener à Niamey. Elle a dit : « Non. Les gens qui sont là-bas, ce sont mes enfants aussi, comment je vais les abandonner ? On va dire que j’ai privilégié ma propre famille au détriment des autres. » C’est quelque chose qu'elle a fait que que j'ai beaucoup admiré.

Donc elle était vraiment engagée pour la communauté. 

Houla lala, elle a fait plus que ça! Tous les enfants qui sont chez elle sont ses petits-enfants, ils lui appartiennent tous. Un beau jour, je suis venue, et c'est moi la financière, donc tous les trois ou quatre mois, il fallait aller chercher les vivres. Je suis allée la trouver et je lui dis : « Aya, est-ce que tu peux remettre à chacun son enfant ? Tu vois, mon budget est épuisé avec ces enfants et aucun des parents ne survient à leurs besoins. » Elle a souri et ne m'a rien dit. J'ai quand même continué à faire ce que je peux. 

Bien plus tard, quand j’ai eu mes propres petits-enfants, je suis retournée lui en parler. Je lui ai dit : « je viens m'excuser auprès de toi. Un jour je t’avais demandé de renvoyer tous ces enfants que chacun n’a qu’à prendre ses responsabilités. Je ne savais pas qu’un petit fils était aussi agréable que ça. » Elle a ri et a dit : « tu as compris maintenant. » (rires) Les vieilles, elles sont très dynamiques. 

En parlant d'inspiration, vous êtes de la génération de féministes qui a participé à la Conférence de Beijing [la Quatrième conférence mondiale sur les femmes en 1995]. C'était important pour vous? 

Oui j'ai fait Beijing. J’y tenais mais c'était difficile de trouver les financements pour y aller. J’avais décidé d’aller à la conférence, même si je devais payer de ma propre poche. Je suis allée d’abord de Niamey à Addis. J’étais aidé par une autre femme guinéenne qui m’a donné un ticket en trop de Addis à Beijing. Alors je suis allée à Beijing et j'ai reçu le remboursement après mon retour. Je tenais vraiment à y être.

Beijing c'était il y a 25 ans. A votre avis, comment la situation de la femme nigérienne a évolué en 25 ans ? 

Au niveau du monde rural, il y a eu un changement. On a des foyers, il y a des groupements, il y a des femmes qui ont des fermes, des jardins, et des potagers. Il y a également le leadership féminin au niveau du monde rural qui a progressé. Je sais que j'ai vu des cas de femmes qui se sont défendues pour pouvoir sauvegarder leur lopin de terre par rapport à l'héritage. Donc vraiment il y a eu une évolution sur le plan mental, il y a plus d’ouverture. Surtout par rapport au crédit au niveau des villages, les tontines, là aussi il y a eu une forte évolution. Les moulins à grains, l'Etat a pris en charge pour soulager la pénibilité de ces femmes. La scolarisation de la jeune fille également, vraiment il y a eu un changement. Maintenant en milieu urbain, les filles ont accès quand même à une éducation plus élevée.

On dit que le Niger c'est un pays où ce n'est pas facile d'être porteur de changement parce qu'il y a des pesanteurs et les questions sont tabous. Qu’est-ce qui a bien évolué et qu’est-ce qui n’a pas trop marché ?  

Malgré le fait qu'on dise que le Niger est le dernier pays...selon moi, non. Moi, je dirai que c'est en matière d'indice de pauvreté qu'on peut le dire mais si on va en profondeur, on va trouver quand même des indicateurs qui nous permettent de dire que le Niger a évolué. On a évolué. Même si on dit que le Niger est dernier sur le plan politique et le développement, il y a quand même des indices de développement qui nous mettent en situation d’aisance. Nous avons également, toujours en milieu urbain, des femmes qui sont en retrait parce qu'il y a des hommes qui mettent la pression sur elles. Même en milieu rural, des femmes n'ont pas accès à toute l'information ni le droit d'aller dans les formations sanitaires si elles ne sont pas autorisées. Et là c'est un blocage pour le développement.

Quand notre génération pense à Beijing, nous sommes très inspirées et reconnaissantes. Vous avez tracé une partie du chemin sur lequel nous marchons aujourd’hui. Mais parfois on se rend compte que nos aînées ne se voient pas comme féministes… Quel est votre rapport avec ce mot? Est ce que vous vous considérez comme féministe ? 

Oui et non parce que ce sont les autres qui doivent évaluer mon action et décider si je suis feministe ou pas. Pour moi être feministe, c’est défendre les droits des femmes, leur liberté, et tout ce qui est en faveur de leur promotion. De ce point de vue, je suis feministe.

Je pense que le féminisme, au-delà de notre engagement associatif, c’est aussi quelque chose qu’il faut  incarner dans sa vie quotidienne, notamment dans la façon dont on gère nos relations avec nos proches. Comment est-ce que vous vous y arrivez ? 

Comment l'incarner ? Il faut parfois faire fi de l'observation des autres. Il faut faire en sorte que ton propre bien-fondé prime sur l’avis des autres. 

On dirait que les gens refusent de comprendre. Ce n'est pas qu'ils ne comprennent pas : ils refusent d'accepter ce changement, c'est ça qui est choquant. Les hommes connaissent les droits des femmes mais parfois choisissent d’entraver la bonne jouissance de ces droits. Pourtant, s’ils acceptaient le changement, qui en bénéficierait? Pas juste la femme, ce serait un resultat positif pour le développement futur de leur progéniture.

Il faut donc faire fi de tout ce que les gens pensent. Si on doit continuer à lutter, à défendre, à réprimer, à guider, à conseiller et tout, alors qu’en face de vous, vous n'avez pas un interlocuteur de taille…c'est décourageant. 

Les hommes connaissent les droits des femmes mais parfois choisissent d’entraver la bonne jouissance de ces droits.

Quand vous, qui êtes de la génération Beijing, pensez aux féministes de la génération Beijing +25, quel conseil leur donneriez-vous? 

Penser plus au collectif et moins à l'individu. Moi je trouve que maintenant, cette génération montante ici au Niger, c'est une génération qui lutte pour des intérêts individuels. On sent que la lutte elle est individuelle, elle n'est pas collective. Dans une ONG, on voit souvent une personne dire “c’est moi qui ai fait” au lieu de “c’est l’organisation qui a fait”. Ça ce n’est pas bon. Il n'y a pas de collaboration.

Mais il y a des jeunes organisations montantes que j'apprécie beaucoup. La génération d'avant avait plus de facilité à travailler avec les partenaires techniques et financiers qu'aujourd'hui. Les financements se font rares, vous avez plus de difficultés, ce n’est pas la même chose. Néanmoins le peu de financement dont vous disposez, vous devrez coordonner avec ladite génération de Beijing. 

Ma dernière question, celle que je pose à toutes mes invitées : est-ce qu'il y a une phrase ou une citation, une devise féministe, que vous appliquez à votre vie ? 

Aucune femme ne doit donner sa vie en donnant de la vie. Ça c'est ma devise. Aujourd'hui il y a beaucoup de femmes au Niger qui donnent leur vie. Mais moi, je veux vraiment le bien-être des femmes et voir les femmes toujours souriantes.

Tout à fait. Merci beaucoup Mme Traoré, c'était vraiment une très belle conversation. 

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« Elles rentrent en tant que victimes et elles ressortent en tant que leaders » - Salamatou Traoré (Niger) - 3/4

Notre conversation avec Mme Salamatou Traoré continue et devient de plus en plus intéressante avec chaque nouvelle partie. Nous avons parlé de ce qui a inspiré son choix de construire une carrière dans la santé (Partie 1) et son expérience dans la santé publique (Partie 2).

Dans cette troisième partie de notre conversation, nous en apprenons davantage sur le centre DIMOL qu’elle a créé pour soutenir les femmes souffrant de la fistule.

Vous venez de me dire comment vous avez créé votre ONG. Pour commencer, « Dimol », qu’est que cela signifie ? 

« Dimol » veut dire « dignité » en peul. J’ai créé le Centre Dimol à cause du problème de la fistule qui était toujours présent.

Est-ce que vous pouvez me parler un peu du Centre Dimol et du travail que vous y faites avec les femmes atteintes de fistule obstétricale ?

Les femmes que nous accueillons accèdent au Centre dans des situations difficiles à cause de la fistule. D'abord leur pagne est toujours mouillé car plein d’urine. Elles sont vraiment stressées, elles sont mal à l'aise. Dès qu’elles arrivent, elles ont droit à deux culottes et à deux savons par semaine. Elles se font propres. Le lendemain, quand vous revoyez chaque femme, il n'y a ni l'odeur, ni le stress; On ne les voit plus toucher sans cesse leur pagne pour vérifier s'il est mouillé. 

Ensuite, la sage-femme du Centre fait une consultation, et elle identifie si une femme a un cas de fistule ou pas. La période de l’enregistrement est importante pour les données quantitatives. Si la patiente a en effet un cas de fistule, la sage-femme l’envoie en référence au centre où on opère pour faire la consultation aussi et suivre son cas si ça nécessite l'opération ou les bilans. 

Pendant que la femme est suivie et même pendant sa convalescence après l’opération, elle reste hébergée avec nous au Centre. Cette période d'attente est mise à profit pour aider la femme à comprendre les causes et conséquences de sa maladie. On lui enseigne l'hygiène du milieu, l'hygiène de l'environnement, l’importance de ne pas déféquer à l'air libre, l’importance d'aller à l'école, et à quoi ça sert les méthodes contraceptives. Tout ça c'est de la prévention, pour éviter de futures infections.

Surtout, on explique aux femmes les raisons qui les ont amenées là. Maintenant, à partir de ce moment, les patientes comprennent mieux que ce n'est pas une malédiction. 

Ah oui, il y en a qui pensent que c’est une malédiction ?

Oui, en effet, beaucoup pensent qu’on leur a lancé un sort. Au Centre Dimol, elles apprennent que la fistule est plutôt due à un retard dans la prise en charge de leur état de santé: le fait de ne pas aller en consultation prénatale, de ne pas aller accoucher dans les formations sanitaires. Alors une fois qu'elles comprennent, ça devient répétitif car chaque semaine c'est la même chose qu'on répète : hygiène de l'environnement, salubrité, scolarisation de la jeune fille, planification familiale et ainsi de suite. On passe tout notre temps à leur expliquer mais à partir du moment où elles arrivent à prendre conscience de ce qui s'est passé et qu'elles sont plus réceptives, on passe à l'action. 

Et la phase “action” consiste en quoi ?

En général, les femmes passent entre trois et six mois avec nous. Elles font la première intervention chirurgicale au bout de trois mois. Ensuite, après leur opération, on leur donne rendez-vous et elles font les va-et-vient entre le Centre Dimol et l'hôpital, jusqu'à leur guérison. Il y en a qui ont eu jusqu'à cinq interventions. 

Pendant ce temps, au Centre Dimol, elles apprennent un métier : la couture, les broderies, la vannerie, tricot, tissage…tout ce qu'elles peuvent apprendre. La patiente choisit, et elle apprend. Une fois qu’elle est guérie, on renforce la formation sur l'activité choisie par la patiente. Si c'est la couture qu'elle a choisie, on met l'accent dessus. Si on voit qu’elle ne maîtrise pas la coupe ou bien si elle ne maîtrise pas certains modèles, on accentue la formation. 

Au Centre Dimol, elles apprennent un métier : la couture, les broderies, la vannerie, tricot, tissage…tout ce qu'elles peuvent apprendre.

Et elle rentre chez elle avec la possibilité de mener une activité, c’est génial !

Une fois qu'elle est prête à rentrer au village, on lui donne pour mission d'enseigner à ses collègues femmes du village l’activité qu’elle a apprise au Centre Dimol. Elle va mener aussi des activités de sensibilisation à l'endroit de ses collègues, de guider les femmes vers les services de santé en cas de problèmes. Elle peut rechercher des cas de fistules dans le village, de bouche à oreille pour leur dire que la fistule est guérissable. 

On lui donne de l’argent pour lancer l'activité chez elle. Elle peut acheter le matériel dont elle a besoin pour son activité et aussi pour ses séances de sensibilisation sur la fistule: un banc, une table, tout ce dont elle a besoin. Ça aide les habitants à prendre au sérieux ce qu’elle est en train de faire. 

De bouche à oreille, les anciennes patientes sensibilisent, elles orientent ou accompagnent les femmes qui ont besoin d’accéder aux soins pour leur fistule. Elles deviennent des ambassadrices du Centre Dimol, et elles ramènent parfois de nouvelles patientes. Il y a même des anciennes patientes qui sont devenues des auxiliaires de santé. 

Et le cycle continue. C’est un cercle vertueux, en fait. Vous pouvez me parler d’une femme dont le parcours vous a marquée ? Je suis sûre qu’il y en a plusieurs.

Il y a Oumou, qui nous a déjà ramené 14 nouvelles patientes. Juste hier, elle a amené deux femmes. Oumou passe tout son temps lors des jours de marché à sensibiliser et à poser des questions : « avez-vous des cas de fistules chez vous ? Les femmes qui sentent les urines ? Si vous en avez, moi, j’ai quelqu'un qui traite gratuitement ». Et elle fait passer le message. 

Pendant son passage ici, Oumou avait choisi de faire de la couture. Elle a bénéficié des fonds de réintégration, d’une machine, et elle a appris à son mari à faire de la couture, puis le mari a appris à d’autres également. 

Ce qui est intéressant dans le modèle du Centre Dimol, c'est que la femme entre dans une position presque de victime et elle ressort en position d’actrice du changement. Elle est autonomisée personnellement, mais, elle change aussi la société. C’est très transformatif.

Les patientes entrent au Centre Dimol en tant que victimes et elles ressortent en tant que leaders. Il y en a qui ne les reconnaissent même plus, tellement elles ont changé. Quand une patiente retourne au village, elle est guérie, toute propre, bien habillée, avec des connaissances que les autres n’ont pas, et avec des fonds et du matériel ou du bétail que les autres n’ont pas. 

Elle accompagne des membres du Centre Dimol qui expliquent qu'elle est guérie et qu'ils doivent l'accepter et cesser de la stigmatiser. On explique devant tout le monde que l’argent et les matériels qu’elle a sont pour son activité, et pour financer de futures césariennes ou autres opérations, donc il ne faut pas les lui prendre. 

Et les femmes en général n'ont pas de difficultés quand elles rentrent, parce que vous faites un accompagnement. Vous avez dit que vous parlez avec la communauté, aux leaders et aux familles.

Oui, la sensibilisation c'est d'abord avec la famille. L’agent santé nous accompagne auprès des autorités pour leur dire que l'ONG va intervenir vers tel endroit, et voilà ce qui nous amène. Pour les patientes qui sont guéries de la fistule obstétricale, là, l'infirmier nous accompagne jusqu'au village. Parfois les infirmiers découvrent les localités qu’ils ont l'habitude d'écrire « banalement » alors qu'ils n’ont jamais été sur le terrain. Et quand ils se rendent compte de l'éloignement, des distances que parcourent ces femmes, alors ils prennent maintenant au sérieux les cas des femmes qui viennent de ces villages. Une fois arrivées dans le village, les femmes témoignent de leur vécu. Mais l’agent de santé a l’obligation aussi de parler. Il fait aussi son plaidoyer. Il dit ce qu'il attend les habitants de ces villages ou de cette communauté, qu'ils viennent vite pour les soins pour pouvoir guérir rapidement plutôt que d'être évacués car c’est coûteux. 

Au niveau de la famille, on fait aussi le plaidoyer auprès des hommes. On les met à témoin pour leur dire que la fistule n'est pas facilement guérissable, ça demande beaucoup de fonds, ça stigmatise, ça traumatise les filles. Alors, si vous évitez le mariage des enfants et les donner la chance d’aller à l’école, si vous évitez aux filles d'attendre avant d'aller aux soins, et vous leur permettez d'aller faire les consultations et les accouchements assistés à la place, vous n'aurez plus de cas de fistule. 

Et enfin, on responsabilise les chefs de village, en leur disant : si toutefois dans ce village, il y a un cas de fistule, c'est vous qui êtes responsables parce que vous êtes avertis. Vous l'aurez cherché, parce que, nous, on vous a prévenus. Et vraiment, ça marche: dès qu’un femme est malade, ils disent: faut aller vite au dispensaire et une autre femme doit vous accompagner. Alors ils ont toutes les informations sous la main et ils les respectent. 

Si vous évitez aux filles d'attendre avant d'aller aux soins, et vous leur permettez d'aller faire les consultations et les accouchements assistés à la place, vous n'aurez plus de cas de fistule. 

C’est super de voir la réussite de cette approche. J’imagine que vous rencontrez quand même quelques difficultés. Quelle est la plus grande d’entre elles ? 

La grande difficulté c'est l'incompréhension des autres vis-à-vis de la fistule. La fistule se trouve dans des zones reculées ou éloignées, dans des zones enclavées. Si vous n’y allez pas, on ne vous écoute pas, les gens ne prennent pas la lutte au sérieux. Pour lutter contre la fistule les gens ne parlent que de l'opération, encore et encore. Moi je dis, ce n’est pas l'opération qui va éradiquer la fistule. L'éradication de la fistule passe par la prévention. Premièrement, il faut bannir le mariage des enfants et il faut promouvoir l'accès aux services sociaux de base de proximité rapide. Deuxièmement, il faut amener les parents à comprendre les risques qu'il y a si on ne fait pas de consultations prénatales et d’accouchements assistés. 

Le Centre Dimol peut accueillir environ 50 femmes, mais la fistule atteint des milliers de femmes au Niger. De quoi auriez-vous besoin pour soutenir davantage de femmes ?

Il nous faut plus d’espace. Il faut pouvoir avoir la capacité d'héberger plus de femmes et mieux agencer la prise en charge des cas, et faire un meilleur suivi. Il faut aussi de l’espace pour les formations que nous faisons en couture, vannerie, tissage, tricotage, etc. Ces formations ne sont pas destinées seulement aux victimes de fistules. Nous avons les femmes des groupements féminins qui viennent acquérir des connaissances pour lutter contre la pauvreté. Nous, on se dit que le problème de la fistule est un problème aussi de pauvreté. Pour éviter les complications à ces femmes, si elles accèdent aux formations pour l'autonomisation économique, elles peuvent lutter aussi contre leurs problèmes de santé. Et ça marche parce que lorsqu’elles viennent pour l'autonomisation, ça leur permet d'écouter les causeries, et ça enrichit les femmes. On a besoin d’espace pour faire tout cela. 

Il faut mobiliser des ressources par rapport à la création d'un Centre où nous allons proposer des formations pour les femmes, les ONG ou les associations, les décideurs communautaires, et autres. On a beaucoup à partager…mais où le faire ? 

Nous souhaitons aussi faire plus de travail au-delà de la question de la fistule. On veut prendre en charge les femmes qui ont subi des violences basées sur le genre. On veut soutenir davantage l'autonomisation économique de la femme. Pour augmenter notre impact, il faut plus de place et plus de ressources. 

Malgré les défis, on voit que vous avez beaucoup de fierté et de joie. Quand nous sommes arrivées au Centre tout à l’heure, j’ai vu comment votre visage s'est illuminé. Qu’est-ce que vous ressentez  à chaque fois que vous entrez ici ? 

Oui, quand je rentre et que je vois surtout l'environnement qui est sain et propre, quand je vois les femmes toutes propres, quand je vois les dispositifs que moi j'ai organisés qui sont en place, ça me donne de la fierté. Ça me donne de la fierté d'autant plus que je me dis au moins il y en a qui écoutent ce qu'on leur dit. Elles sont présentes. C'est ce que nous avons voulu pour les femmes qui sont là et ont besoin de nous. 

C’est aussi une responsabilité. Tout ce que vous faites comme gestes, tout ce qu’elles entendent, elles prennent cela pour argent comptant. Et donc, on évite de dire des choses qui ne sont pas faisables.

Vous évitez de faire des promesses que vous ne pouvez pas tenir ?

Oui. Et quand on traduit les paroles des visiteurs, on traduit exactement ce que la personne a dit. Parce qu’elles mémorisent tout. Elles n'écrivent pas mais elles enregistrent tout ce qu’on dit. Elles nous rappellent après. Ça me réconforte. Pour moi, c'est vraiment un honneur de voir qu'il y a des femmes qui attendent de nous. 

Est-ce que la prévalence de la fistule a évolué au Niger au cours de votre carrière? Quelles évolutions avez-vous observées ?

Il y a moins de fisules, et les cas sont moins graves aujourd'hui. Avant, on avait des fistules multiples. Maintenant le type de fistule est moins grave, c'est la fistule vésicale. Avant, on avait beaucoup de fistule recto vaginale. Il y avait beaucoup de décès au Niger. On a les dernières statistiques qu'on ne maîtrise pas encore, mais on a quand même une réduction, les décès ont été réduits. Ça déjà, c'est un résultat de voir que même si la fistule est là, au moins, il y a une réduction de la mortalité maternelle et la mortalité en suite de couches. 

Une de nos grandes réussites est que, grâce au fort plaidoyer que Dimol a eu à faire, aujourd’hui, la fistule n'est plus un secret pour quiconque. D'abord, il y a un réseau qui est créé, le Réseau pour l'éradication de la fistule ou REF. Dans les centres mères-enfants partout au Niger on parle de la thématique de la fistule. C'est un résultat pour nous, la fistule a été identifiée comme un problème de santé publique, ça c'est un honneur pour nous. 

Et ce n’est pas qu’au Niger. Je me souviens en 1998 ou 1999, quand j'ai parlé de la fistule lors d'une conférence, il y a un des pays dont le représentant disait : chez moi la fistule n’existe pas. Il ne savait même pas ce que c'était que la fistule. Mais aujourd'hui ce pays reçoit des centaines de millions pour la fistule. Au Burkina tout près, ils ont pris l'exemple de tout ce que j'ai dit. C'est comme si c'était une consultation. Il y a même une dame qui a créé une fondation sur la fistule. Et quand elle m'a vu, elle m’a dit : Mme Traoré, je vous respecte parce que c'est grâce à vous que j'ai eu mes idées de création de la Fondation au Burkina. La fondation s'appelle la fondation RAMA. Ça me fait plaisir. D’ailleurs, on a fait notre atelier de lutte contre la fistule avec un professeur du Nigeria, et ils ont fait un Centre pour la fistule sur le modèle de Dimol. 

Dans la quatrième partie, nous parlerons des femmes qui l’ont inspirée et les changements qu’elle constate vis-à-vis des femmes en tant que participante à la conférence mondiale sur les femmes à Beijing en 1995 mais aussi en tant que défenseuse depuis une décennie contre le stigma attaché à la fistule.

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Pour en savoir plus sur le Centre Dimol, cliquez ici.

« Je sais qu’avec mes dix doigts et ma tête, je peux subvenir à mes propres besoins » - Salamatou Traoré (Niger) - 2/4

Nous sommes en conversation avec Mme Salamatou Traoré du Niger. Dans la première partie de notre conversation, nous avons parlé de ce qui a inspiré son choix de construire une carrière dans la santé. Dans cette seconde partie, nous continuons notre discussion avec un focus sur sa carrière dans la santé publique.

Vous m’avez expliqué comment vous avez décidé de commencer une carrière dans la santé publique. Parlez-moi de quelques moments importants de cette carrière.

En 1983, je travaillais dans une maternité publique de référence, d’abord en tant que surveillante. Il n'y avait pas assez d'espace pour toutes les patientes atteintes de fistule: seulement neuf lits alors que le nombre de cas dépassait largement 20 femmes. On allouait les lits pour les cas graves ou urgents, mais toutes les autres étaient obligées d'être dehors, sous les hangars. 

Quand j'ai été promue directrice d'une autre maternité du quartier Lamor Dieng, j'avais 32 lits presque vides, car ils étaient pour les accouchements et il y avait rarement plus d’un accouchement par jour. J’ai donc pris le soin de demander à mon patron qui était également mon professeur, un Français qui s'appelait Docteur Bianchi, si je pouvais faire venir les femmes de l’autre maternité. De 1983 à 1988, elles sont restées avec moi à Lamor Dieng. Là on s'occupait entièrement d'elles. Elles avaient la gratuité de l'alimentation et des produits d'entretien comme le savon, grâce aux dotations de la maternite et les dons qu’on recevait parfois. On corrigeait les infections, et on les préparait à l'opération, et avant leur retour, on leur faisait passer des examens physiques afin d’éviter qu’elles rentrent avec des infections sans même savoir.

C'était vraiment bien et c'est une école que j'ai faite avec ces patientes. Pendant leur séjour, on leur apprenait les règles d'hygiène, les causes et conséquences de ce qu'elles avaient vécu, et comment se préserver après leur retour à la maison. On a fait aussi leur bilan pré-opératoire.

C’est fantastique. 

Mais ça n'a pas duré. Lorsque j'ai été nommée Directrice à la maternité de référence cinq ans plus tard, elles ont été virées de cette maternité à Lamor Dieng et ont dû revenir à la Centrale, sous les hangars. 

Ça reste une grande réussite, malgré les difficultés ! Vous pouvez me parler d’une des décisions les plus difficiles que vous avez pu prendre dans votre carrière dans la santé publique ? 

En 1991, alors que je travaillais comme directrice à la maternité Issaka Gazobi, qu’on appelle aussi la Centrale, j'ai pris la décision de quitter l’administration. J'ai été déçue par mon personnel qui n'aimait pas travailler. Dans mon poste précédent à la maternité de Lamor Dieng, j’avais réussi à convaincre le personnel de l’importance de la salubrité. Dès que j’arrivais, je commençais par vérifier la propreté des toilettes, avant même d’aller dans mon bureau. L'hôpital était aussi propre qu’une clinique privée. 

Quand je suis arrivé à la Centrale, j'ai essayé au maximum d'entraîner le personnel du service public mais je n’y suis pas arrivée. Le vendredi, quand il fallait laver la maternité à grande eau, tout le monde fuyait en donnant des excuses : « Mon mari est malade »; « Je dois amener mon enfant en consultation »… Je me souviens d’un vendredi ou il n’y avait presque personne pour faire le ménage, alors j’ai sorti mon savon (que j’achetais parfois de ma poche) et j’ai fait le ménage moi-même avec trois agents. On a tout désinfecté. 

Je suis rentrée dans le bureau, avec mes vêtements tout mouillés. Je me suis assise et j'ai attrapé ma tête. Je me suis dit : « Au fait, ce que je suis en train de faire dans ce service, ce n'est pas le travail d’une sage-femme, ce n’est pas le travail de ma valeur. Je peux faire plus que  la méchante avec ces gens. » Alors, j'ai pris une feuille. J'ai fait une demande de départ volontaire et je suis allée trouver mon professeur, je lui ai dit : « Docteur Bianchi, je vais partir de la Centrale ». Il m’a écoutée et puis il a éclaté de rire. Il m’a dit : « Moi, je savais que tu perdais ton temps ». C’était un encouragement. 

Aviez-vous du tout les doutes sur votre décision ?

Quand vous êtes en train de chercher une solution, vous ne savez pas ce qui est juste ou ce qui ne l'est pas. A partir du moment où vous trouvez une solution, juste ou pas, vous vous sentez à l'aise. 

Les gens étaient choqués, que ce soit mes collègues ou le staff du Ministère, après réception de ma lettre. « Une directrice qui démissionne ? Comment ça? Pourquoi tu pars ? » Je leur ai dit: « Je n'ai rien de plus que tout le monde, je sais que je rends service à mon État mais chaque chose a ses limites ». La situation m’a dégoûtée parce que je devenais méchante avec tout le monde. Alors j’ai arrêté et je suis partie.

Vous n’aviez pas de craintes pour l’avenir?

J’ai dit : « Je vais créer une clinique privée et voir ce que je peux faire ». Si ça ne marchait pas, en tant que suis sage-femme, je pouvais encore travailler dans d’autres cliniques, c’est quelque chose que je faisais déjà de tenps en temps pour les appuyer pour les accouchements et tout ça. Je sais qu’avec mes dix doigts et ma tête, je peux subvenir à mes propres besoins. J'étais en paix. Je sais que j'ai déçu certains qui croyaient que je tenais à cette maternité en tant que maternité de référence. Mais ils se rendent compte que je suis venue et j'ai fait plus que ça. 

Est-ce qu’il y avait un moment où vous avez senti que d’autres personnes ont vraiment reconnu vos contributions ?

Avant dedémissionner, j’ai rencontré Mme Aïssata Moumouni, la première femme membre du gouvernement nigérien. Nous étions à la conférence sur la maternité sans risque qui se tenait au Niger et à cette époque elle était Secrétaire d’Etat à la santé publique et aux affaires sociales, chargée de la condition féminine. Elle savait qui j'étais grâce aux changements que j’avais fait à la maternité, par exemple pour réduire les risques d’accidents causés par la présence de vendeurs ambulants devant le portail. Elle savait qui j’étais aussi grâce  un article que j’avais écrit sur la santé de la femme dans le journal Femme Action et développement.

Elle a trouvé que j’étais une femme très dynamique, et a décidé de m’envoyer à une conférence régionale sur les mutilations génitales féminines, qui se déroulait au Mali en 1988. A l’époque, tous les pays de la region avaient mis en place un Comité sur les mutilations génitales féminines sauf le Niger. Elle a pensé que j’étais capable de le faire. 

C’est comme ça que le CONIPRAT [Comité Nigérien sur les Pratiques Traditionnelles ayant effet sur la Santé des Femmes et des Enfants] a été créé en 1989. Après la conférence au Mali, j’ai collecté beaucoup d'informations de gauche à droite. J'ai fait le montage et ça a marché. J’étais la Secrétaire Générale et une autre de mes anciennes monitrices était la Présidente. J’y ai travaillé jusqu'en 1996. 

En 1998, j'ai créé une clinique privée et personnelle, Dimol, et c’est parti.

Mme Traoré a fondé le centre DIMOL pour soutenir les femmes souffrant de la fistule obstétricale. Nous parlerons plus du centre dans la troisième partie de notre conversation.

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« Mon père m’a éduquée comme un garçon » - Salamatou Traoré (Niger) - 1/4

Au cours d’un voyage à Niamey en Août 2019, Françoise a pu rendre visite à Madame Salamatou Traoré et son ONG, Dimol. Dans cette conversation, Mme Traoré parle de sa vie et de sa carrière en santé publique (Partie 2), sa mission d’aider les femmes souffrant de la fistule obstétricale à transformer leurs communautés (Partie 3) et ses opinions sur le féminisme (Partie 4).

Bonjour Mme Traoré, et merci de vous prêter au jeu de l’interview Eyala. Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Je m’appelle Mme Salamatou Traoré. Je suis infirmière et sage-femme de formation. Je suis Nigérienne et très à cheval sur la défense des droits des femmes : voilà ce qui me caractérise. Je n’aime pas qu’on sous-estime une femme ou qu’on viole ses droits. Je souhaite vraiment le bien-être des femmes. 

Pourquoi avez-vous voulu devenir infirmière et sage-femme ? Quand est-ce que la santé a commencé à ’être une chose importante dans votre vie ? 

J'étais quelqu'un qui connaissait tous les problèmes de santé assez tôt. Mon papa était militaire et après il a été infirmier dans la vie civile. Il était dans toutes les régions. Il a servi au Niger et au Burkina. Je le voyais souvent aller en brousse, sur son cheval pour faire l'évacuation sanitaire avec son fusil sur l'épaule. S’il revenait avec du gibier, je savais que sa mission était une réussite, car il avait eu le temps de faire la chasse au retour. Si sa gibecière était vide, je comprenais que le malade était mort. 

Lorsque je lui ai fait cette remarque, il a constaté que j'étais très habile, et que je le connaissais parfaitement. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble. Mon père m’a éduquée comme un garçon. C’est moi qui l’aidais pour faire les travaux dans la cour ou pour faire la salubrité du quartier. Je poussais ma brouette et mes balais: je balayais et il ramassait. Je montais sur le toit pour faire des réparations. J'étais comme un petit garçon à côté de lui alors que les garçons de la maison étaient en train de dormir. Je portais ma culotte. J'étais vraiment libre, pas comme toutes les filles. C’est bien après que j’ai compris à quel point mon père était différent dans son rapport aux enfants. Mon père a protégé toute les filles de la famille de l’excision. Dans ma famille, toutes les filles ont réussi. 

Donc votre choix de devenir infirmière, c'était pour rendre hommage à votre père?

Oui. Au moment où j'avais découvert que j'étais admise au concours des infirmiers, il m'a dit : « Salamata, je veux te dire quelque chose. Si réellement c'est l’argent que tu cherches ne va pas à la santé, tu ne trouveras pas l’argent à la santé. Mais si tu veux la reconnaissance et les bénédictions des patients, là tu peux aller à la santé. » Je lui ai dit : « Je veux être comme toi, Papa. »

Mais il y a aussi une autre chose qui m’a convaincue de travailler dans la santé. Un jour, quand j'avais 13 ans, je suis allée à l'Hôpital National pour apporter quelque chose à manger à ma grande sœur qui était de garde au service maternité. Quand je suis arrivée, j’ai vu une fille dans le couloir qui marchait difficilement. Elle avait un tuyau à la main, et elle marchait en s’appuyant sur un bâton et sa maman était là pour l’aider. J’ai remarqué  qu’elle n'avançait pas vite, et qu’il y avait de l'eau qui suintait à son passage. Elle pleurait et tremblait, je sentais qu’elle avait très mal. Quand ma grande sœur est arrivée, et je lui ai demandé ce qu’elle avait, cette petite-là. Elle m’a expliqué: « Ce n'est pas une petite, mais une nouvelle mère. Elle vient d’accoucher mais maintenant elle a la fistule, donc elle n’arrive plus à retenir ses urines. En plus, son bébé est mort. » 

Ça m'a choquée de voir une petite fille toute maigre et plus jeune que moi, qui déjà mariée et avait accouché d'un enfant mort, et maintenant était malade. Moi, la fille de fonctionnaire, j’étais très forte et bien nourrie, mais elle, qui venait de la brousse, elle souffrait et ne pouvait pas retenir ses urines. Je me suis dit là, il y a un problème.

Alors, ça m'a guidée. Arrivée à la maison, j’en ai parlé à mon papa et je lui ai posé beaucoup de questions. J’ai appris que quand l'accouchement est difficile, l'enfant meurt et la femme meurt. Il m’a dit : « cette petite fille, c'est une rescapée de la mort ». J'ai gardé ça en tête, et j’ai dit, moi je vais faire la santé. Au total, j’ai travaillé dans le secteur de la santé pendant 25 ans: huit ans en tant qu’infirmière et sage-femme le reste du temps.

Dans la seconde partie, nous parlerons de la carrière de Mme Traoré dans la santé publique. Cliquez ici pour lire la conversation.

Lisez plus sur la fistule obstétricale ici: Fistule obstétricale | Fonds des Nations Unies pour la population (unfpa.org)

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« Nous devons canaliser toute notre colère afin de préserver les droits concernant l’avortement qui existent déjà » - Dr Satang Nabaneh (Gambie)

Par Jama Jack

Une récente fuite a révélé l’intention de la Cour suprême des États-Unis d’annuler l’arrêt historique Roe v. Wade qui garantissait des protections constitutionnelles fédérales pour le droit à l'avortement dans le pays. Une indignation légitime a résulté de cette fuite, avec des appels à la résistance pour s’assurer que le droit à l'avortement reste accessible à toutes les personnes qui accouchent, partout dans le monde.  

Si cet événement affecte directement les États-Unis, les répercussions sur le droit à l’avortement, et d’un point de vue plus large, sur les droits sexuels et reproductifs dans la communauté internationale sont évidentes. 

Nous avons discuté avec le Dr Satang Nabaneh, universitaire et militante féministe originaire de la Gambie à propos de la récente évolution de la situation. Satang a mené des recherches approfondies sur le droit à l'avortement en Afrique. Elle a également participé à la création de mouvements et au plaidoyer politique dans ce domaine. Dans cet entretien, nous parlons de ce que la décision de la Cour Suprême des Etats Unis signifierait pour les pays africains, et la manière dont les féministes Africaines peuvent se mobiliser. Voici notre bref entretien.

Bonjour Satang ! Merci d’avoir accepté notre invitation à parler de cette question importante. Peux-tu brièvement te présenter et expliquer ce que tu fais à notre communauté ?

Je m’appelle Satang Nabaneh, je suis originaire de la Gambie et je vis actuellement aux États-Unis. Je suis universitaire et militante féministe, et fière de l’être. Mon objectif est de lier la théorie et la pratique. Mon travail féministe, à travers l'activisme, la recherche orientée vers l'action et la production équitable de connaissances sur diverses questions dans le cadre d'efforts collectifs continus, est largement orienté vers la remise en cause des inégalités entre les sexes et d'autres inégalités croisées.

Parle moi un peu de ton travail autour du droit à l’avortement. Qu’est-ce qui t’as menée vers ce parcours et à quoi ressemble ton expérience jusqu’ici ?

Je suis née et ai grandi dans une société essentiellement musulmane en Gambie, où le droit à l’avortement est très restreint. Si la religion a une place primordiale dans ma vie, je me considère comme une féministe avec de très fortes convictions pro-choix, et ayant défendu toute ma vie l'autonomie corporelle, la santé et les droits sexuels et reproductifs, ainsi que l'égalité des sexes. C'est ce qui a suscité mon intérêt dans la cocréation du Sexual Reproductive Rights Network, organisé par Think Young Women, une organisation féministe dirigée par des jeunes femmes que j'ai cofondée en Gambie.

En raison de mon désir de longue date de contribuer à la promotion de la justice sociale et reproductive, j'ai plaidé et mené des recherches visant à découvrir comment les lois, les politiques, les facteurs socioculturels et institutionnels affectent la santé et les droits sexuels en Afrique. À l'université de Pretoria, j'ai mené des recherches féministes sociojuridiques pour ma thèse de doctorat, et j’ai un livre à paraître sur l'avortement et l'objection de conscience en Afrique du Sud. J'ai également dirigé plusieurs projets universitaires sur les droits de l'homme, le genre et la santé et les droits sexuels et reproductifs. J'ai été chargée de fournir un soutien technique au rapporteur spécial de l'Union africaine sur les droits de la femme en Afrique, d'entreprendre des actions de plaidoyer pour la mise en œuvre du protocole de Maputo et de former les gouvernements africains et la société civile aux systèmes africains des droits de l'homme.

Aux échelles internationale, régionale et nationale, mon activisme et mes recherches ont été clairement axés sur la remise en question et le développement d'idées sur les facteurs politiques et juridiques déterminants dans le cadre d'un discours plus large sur les droits sexuels et reproductifs liés à l’Afrique.

« Si la religion a une place primordiale dans ma vie, je me considère comme une féministe avec de très fortes convictions pro-choix.»

Il y a quelques jours, nous avons appris par la fuite d’un document de la Cour suprême, que cette dernière envisageait d’annuler l’arrêt Roe v. Wade. Quelles sont tes premières réactions face à ce rebondissement ? 

La fuite indique que la Cour suprême des États-Unis pourrait annuler l’arrêt Roe v. Wade de 1973. Lorsque (et non si) cela arrivera, cela constituera une violation manifeste des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés par le pays. Les personnes qui peuvent donner naissance ne devraient pas être forcées à mener des grossesses à terme. Cela représente un éloignement dangereux des normes internationales en matière de droits de l'homme et un geste politique fort signalant une position conservatrice à l'égard du droit à l'avortement. Cela exacerbera l'opposition internationale et nationale à l’accès aux services sexuels et reproductifs tels que l'avortement, le planning familial et l'éducation complète à la sexualité (ECS).

Cela se déroule actuellement au États-Unis, mais l’impact potentiel de cette décision sur le monde est alarmante. À quelles répercussions pouvons-nous nous attendre, et que signifieront celles-ci pour les personnes qui accouchent dans les pays africains ?

En raison du pouvoir et de l’influence des États-Unis, ce qui s’y passe actuellement pourrait sérieusement menacer le droit à l’avortement dans le reste du monde et l’Afrique ne fera pas exception. Malgré l'engagement à faire progresser l'accès à l'avortement, cela révèlera la position des États-Unis sur la question, surtout si les Républicains gagnent du pouvoir, cela affectera également le financement et les politiques dans le pays.

Nous avons vu les implications de la « règle du bâillon mondial », selon laquelle les organisations internationales (non américaines) qui reçoivent des fonds américains ne peuvent fournir un accès, donner des informations ou faciliter l’accès à l'avortement. Le président Joe Biden a mis fin à cette règle lorsqu’il est entré en exercice en 2021. 

Il est important de souligner que l'Afrique a connu des développements régionaux significatifs et des réformes nationales qui ont abouti à ce qu'au moins plus de la moitié des pays africains autorisent désormais l'avortement pour des raisons qui concernent la santé de la femme. Le Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique (protocole de Maputo) de 2003 est l'un des instruments les plus complets et les plus progressistes en matière de droits fondamentaux des femmes adoptés par l'Union africaine (UA) et a été ratifié par 42 États membres. Il existe des preuves montrant la progression des pays africains dans l'amélioration de la législation et des politiques grâce à une sensibilisation soutenue, notamment à propos de la libéralisation de la loi sur l'avortement, élargissant ainsi les motifs de viol, d'inceste et de danger pour la santé ou la vie du fœtus.

Et crois-tu que cela suffira à bloquer les retombées des événements aux États-Unis ?

Le renversement envisagé des progrès obtenus grâce à Roe v Wade pose un précédent négatif pour la communauté internationale. Nous avons vu la montée des activités et de la visibilité du mouvement anti-choix sur le continent lié à des acteurs ultra-conservateurs basés dans les pays du Nord. Ces organisations situées localement en Afrique sont financées et affiliées à des acteurs occidentaux en créant des bureaux satellites ou des branches régionales. Elles font des campagnes conjointes et autres stratégies collectives. 

Par exemple, les arguments avancés dans l'affaire de l'enterrement des restes de fœtus en Afrique du Sud, Voice of the Unborn Baby NPC et l'archidiocèse catholique de Durban contre le ministre de l'Intérieur et le ministre de la Santé sont similaires aux arguments avancés dans l'affaire Box v Planned Parenthood de 2019. Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a décidé de confirmer la constitutionnalité de la loi sur l'avortement de l'Indiana qui impose à tout clinicien ou établissement fournissant des services d'avortement d'enterrer ou d'incinérer les restes fœtaux plutôt que de les éliminer comme déchets médicaux.

J'ai récemment fait partie d'une équipe d'universitaires et de militant.e.s qui a réalisé une cartographie commandée entre 2020 et début 2021 de la mobilisation contre les droits sexuels et génésiques dans trois pays : le Ghana, le Kenya et l’Afrique du Sud. Nous avons cherché à comprendre la nature transnationale de ce lobbying, les discours principalement utilisés, et l'impact sur le débat public et les sphères juridiques, politiques et éducatives dans les trois pays. Nous avons découvert comment des ONG ultra-conservatrices ont non seulement coopté le discours sur les droits de l'homme, mais également l’existence de liens clairs entre les organisations nord-américaines, qui se décrivent comme « pro-famille », et les groupes locaux du continent africain qui partagent les mêmes idées.

Au fil des années, nous avons également constaté que les représentant.e.s des gouvernements africain.e.s aux Nations Unies étaient du côté conservateur de l’échiquier. Par exemple, les États membres du Groupe africain se sont opposés à plusieurs résolutions relatives aux questions d'éducation complète à la sexualité, d'orientation sexuelle et d'identité de genre. Cela n'est pas surprenant car les organisations conservatrices ont non seulement des liens étroits avec les acteurs de la lutte contre les droits de l'homme en Afrique, mais elles mènent également un plaidoyer ciblé sur les représentants de l'Afrique au sein des Nations Unies.

En substance, je vois une « menace politique » plus évidente pour de nombreux pays africains, notamment pour des pays tels que l'Afrique du Sud qui disposent d'une législation solide, et peut-être une menace juridique pour les pays africains qui veulent faire pression pour une législation plus conservatrice limitant l'accès à l'avortement.

Si cette situation a suscité une grande indignation (à juste titre !), des voix se sont également élevées pour exprimer l’espoir de la mise en place d’une résistance. Que pouvons-nous réellement faire ? Comment crois-tu que les féministes africaines pourront s’organiser et agir pour protéger le droit à l’avortement ? 

Nous devons canaliser toute notre colère pour agir afin de sauvegarder les droits concernant l’avortement qui existent déjà et empêcher tout retour en arrière. Les féministes africaines doivent continuer à se contre-mobiliser et à répondre aux réactions négatives et aux efforts continus pour réduire les droits durement acquis en Afrique. Bien qu'ils ne soient pas monolithiques, les réseaux pro-SRR ont besoin d'une action plus unifiée. Compte tenu de l'agilité et de la présence d'un fort mouvement anti-SRR, nous ne devons pas ignorer les tendances mondiales. À l'ère de la montée des politiques de restauration masculiniste, de la gouvernance autoritaire, de la montée du populisme et de la suprématie blanche, nous devons être stratégiques. Nous devons tirer parti de l'organisation intersectionnelle comme une stratégie qui construit la solidarité entre les enjeux, les organisations et les communautés. Le pouvoir se trouve dans l'action collective !

Absolument ! Nous ne pouvons pas conclure cet entretien sans te poser la question phare d’Eyala : quelle est ta devise féministe ? 

J’ai récemment adopté « Lever les yeux au ciel = pédagogie féministe » tirée du livre Living a Feminist Life (en français : Vivre une vie féministe) de Sara Ahmed. Sara nous rappelle que lever les yeux au ciel est une stratégie du féminisme dit rabat-joie ; un langage commun que nous partageons avec les autres féministes pour exprimer nos opinions en public.

Je suis totalement d’accord ! Nous levons tous.tes les yeux ciel face à cette décision de la Cour suprême. Nous avons apprécié d’avoir ton ressenti, Satang. Merci d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

Ressources supplémentaires

Satang Nabaneh, The Status of Women’s Reproductive Rights in Africa, Völkerrechtsblog, 09.03.2022, doi: 10.17176/20220309-120935-0.

Satang Nabaneh, ‘The Gambia’s Political Transition to Democracy: Is Abortion Reform Possible?’ (December 2019) 21(2) Health and Human Rights Journal 167-179.

Satang Nabaneh, ‘Abortion and ‘conscientious objection’ in South Africa: The need for regulation’ in E Durojaye, G Mirugi-Mukundi & C Ngwena (eds) Advancing Sexual and Reproductive Health and Rights in Africa: Constraints and Opportunities (Routledge, 2021) 16-34.

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Pour les actualités de Satang, c’est sur Twitter @DrSatangNabaneh

« Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) 3/3

Nous sommes à la dernière partie de mon entretien avec Aya Chebbi, et je dois avouer que son histoire me fascine. Nous avons parlé de son identité panafricaine et comment cela a influé sur son travail (Partie 1) ; ses expériences pendant la révolution tunisienne et son travail comme Envoyée de l’UA pour la jeunesse (Partie 2).

Dans cette dernière partie, on parle de féminisme, d’engagement communautaire féministe et de navigation des espaces patriarcaux.

Quand tu as parlé au W7 à Paris, la première chose que tu as faite a été de te présenter comme féministe. Ça veut dire quoi pour toi d’être féministe ?

Être panafricaniste signifie être féministe, je ne fais aucune distinction entre les deux. Je dis toujours qu’il n’y a pas de panafricanisme sans féminisme. Sans les femmes qui ont mené les mouvements de libération.

Si les femmes ne s’étaient pas sacrifiées, si elles n’avaient pas lutté dans  l’ombre pour la libération, il n'y aurait pas d'agenda panafricain. Dans mon esprit, les deux sont intrinsèquement liés, et pour moi, quand je dis panafricain, cela inclut la perspective féministe. Le féminisme, pour moi, c'est la libération de soi en tant que femme. Il ne s'agit pas d'une femme qui vient vous voir et vous dit : « Tu as le droit de faire ça, cette personne ne peut pas te battre à cause de ça. » Si vous n'êtes pas libérée et que vous ne pouvez pas être vous-même dans chaque espace, pour moi, vous ne pouvez pas venir me donner des leçons de féminisme.

Quel a été, d’après toi, le moment déterminant de ce parcours dans ta vie ? Il ne s'agit pas nécessairement du moment où vous tu t’es dit « C’est bon, je suis féministe », mais d'un moment que tu considères comme charnière dans ton parcours en tant que féministe jusqu'à présent. Il peut s’agir d’un moment de transformation, ou de réalisation.

Je pense qu'il y a de nombreux moments, mais lorsque j'ai commencé à voyager et à me concentrer sur les jeunes, faire partie de cercles de femmes ; ces choses m'ont ouvert les yeux, car j'étais aussi dans une bulle où les définitions du féminisme, de la sororité et de la féminité peuvent être restrictives. En entrant dans ces nouveaux espaces, j'ai réalisé qu'il y avait tellement plus que cela et j'ai eu le sentiment de faire partie d'un plus grand mouvement. Je fais partie – à l'époque, je n'en avais même pas conscience – de la sororité ou plutôt d'une communauté de femmes qui se battent pour leurs droits, qui y croient et qui vous font croire que nous pouvons y arriver. Je pense que de nombreuses conversations avec des femmes m'ont inspirée. Qui plus est, je suis fille unique et toute ma vie, j'ai grandi entourée d'hommes, pas de femmes. On m'avait toujours dit que les femmes sont jalouses les unes des autres et je me suis sentie par mes amies. La première fois que j'ai reçu le soutien d'une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi.

« La première fois que j’ai reçu le soutien d’une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi. »

Cela a complètement changé mon idée de ce qu’une communauté de femmes était. Que le soutien était là du fait que, je te soutiens parce que tu es une femme et je comprends ta douleur. C'est aussi à ce moment-là que j'ai réalisé que dans ma vie, j'avais besoin d'un système de soutien. J'ai besoin que des femmes fassent partie de ma vie. Je pense que cela définit aussi mon féminisme, parce que lorsque vous vous battez pour le féminisme, au bout du compte, vous êtes un peu une amatrice dans des espaces masculins sans vraiment vous battre avec d'autres femmes. Cela n'a aucun sens. Le mouvement féministe mondial avait du sens pour moi, parce que je ne me définissais pas, avant, comme faisant partie du féminisme mondial, de la quatrième vague de féministes, parce que je ne suis pas d'accord avec l’idéologie. Pour moi, tout prend son sens si une femme vient me serrer dans ses bras et dans ce moment sincère de sororité.

Je vois. Donc ton expérience féministe se manifeste dans les moments de partage, d’affection et de bienveillance plutôt que dans les grands discours ? 

Absolument. Le cercle Eyala qui s’est tenu à Vancouver a été très bénéfique pour moi. C'était si apaisant d'être dans un espace sûr, même sans rien dire. Je n'ai jamais appris à être vulnérable, et c'est si difficile. Il m’est encore très difficile de me trouver dans un espace sûr et de pouvoir être vulnérable et de partager ma propre expérience. Mais entendre d'autres personnes me donne du pouvoir, et il est possible de partager la douleur sans dire un mot. C'est tellement utile.

Il existe cependant des espaces, et tu évolues dans un certain nombre d’eux, où l'on ne te laisse pas être féministe. Quand je vivais en France et que je m'intéressais aux questions liées au fait d'être une femme noire en France, à tout le mouvement contre le racisme, et même au mouvement panafricaniste, il y avait ce refus d'intégrer les questions liées à nos défis particuliers en tant que femme africaine. Je ne peux qu'imaginer que c'est la même chose pour toi aujourd'hui encore. Est-ce un phénomène que auquel tu es confrontée ou pas du tout ? Comment cela se manifeste-t-il et comment t’en sors-tu ? Comment négocies-tu ?

Je pense que c'est pire parce que tu es jeune et que tu es une femme. C'est comme si tu avais commis un double crime. C'est un aspect sur lequel j’essaie encore d’avancer, parce qu’à chaque fois que j’y pense... le patriarcat est si créatif. Chaque fois que je me dis : « Je peux gérer ça, je me retrouve dans telle situation, je sais comment remettre les gens à leur place. » Et puis le patriarcat arrive d'une manière différente, se manifeste différemment.

J'ai aussi vécu une expérience horrible en France, lorsque j'ai prononcé un discours au Forum Génération Égalité à Paris, à l'été 2021. Je portais fièrement ma robe et mon châle africains, je faisais partie d’un panel avec Melinda French Gates, la Première ministre Sanna Marin et la ministre Elisabeth Moreno. Le discours a été publié par le média Brut et est devenu viral et j'ai reçu les commentaires et les messages directs les plus islamophobes et misogynes de ma vie. J'ai dû me déconnecter des réseaux sociaux pendant une semaine. 

En diplomatie et même dans les espaces où les personnes sont le plus éduquées, le pouvoir entre toujours en jeu, et cela complique les choses. Comment gérer cela ? Honnêtement, j’y travaille toujours. Je me sens bien dans ma peau quand je suis juste moi, libre, audacieuse, sans complexes et j’essaie de ressentir ces sentiments davantage et d'emmerder le patriarcat.

Comment arrives-tu à canaliser ce pouvoir, en tant que jeune femme, africaine, nord-africaine qui s’exprime au nom de l'Afrique ? Comment avances-tu et négocies-tu ces moments où le patriarcat s'installe, car il peut être si dévastateur pour certains petits détails ?

J'en parlais hier, dans un groupe avec des jeunes marocain.e.s. Nous parlions du harcèlement et des gens qui veulent me voir échouer. Un mécanisme qui fonctionne pour moi, que j'ai commencé il y a trois mois, consiste à écrire des journaux intimes et à traiter les gens comme des personnages. Que ce soit le patriarcat ou les personnes qui veulent m'utiliser, me manipuler, les personnes qui veulent m'instrumentaliser ou les personnes qui veulent me voir échouer, j'observe simplement leur comportement. 

Je me souviens que les trois premiers mois, je réagissais de manière virulente aux attaques et je me sentais frustrée. Cela ne fonctionne pas dans le monde de la politique et de la diplomatie et cela ne permet pas de se faire des ami.e.s. Et je pense qu'une fois que j'ai commencé à écrire, j'ai commencé à prendre mon temps pour absorber tout ce qui arrivait et y faire face. Et je pense que cela m'a aidé à gérer certaines situations difficiles. J'ai commencé à sourire davantage lorsque les autres sont mal à l'aise avec ma présence, mon opinion ou ma manière de diriger. 

 Selon toi, quel aspect de ta personnalité fait de toi une militante féministe accomplie ?

Je ne suis pas certaine d'être une féministe accomplie.  J’estime avoir réussi lorsque j'atteins mes objectifs. Je n'ai pas l'impression d'avoir accompli ma mission, donc je n'ai pas l'impression d'avoir réussi. Le succès pour moi n'est pas évident, donc je ne sais pas. Je dirai que je suis une source d'inspiration, oui, parce que je vois beaucoup de gens changer des choses après notre rencontre et cela me touche beaucoup. Je ne le vois pas cependant comme un succès.

Ce qui me pousse à aller dans certains espaces ou me donne ma plateforme, puise sa source dans mon enfance. Mon père et moi vivions comme des nomades. J'ai vécu de nombreuses expériences qui m'ont fait comprendre la diversité. Même lorsque j'ai commencé à voyager, à rencontrer des gens qui ne me ressemblent pas, qui sont différents à tous points de vue, en idéologie, en expériences, etc. J'y ai été préparée par 20 ans de déplacements en Tunisie et de compréhension de notre mosaïque. Je ne voyais pas cela comme quelque chose à gérer, mais comme quelque chose de naturel.

Lorsque j'ai commencé à voyager et à croire vraiment en la vision panafricaine, à la porter, à convaincre les gens et à recruter des gens, les gens ont cru en moi ou m'ont rejoint parce que je les accepte sous toutes leurs formes. Je ne savais pas que c'était là mon pouvoir, mais après une décennie, en voyant comment le mouvement s'est développé et comment les gens se le sont approprié et se sont auto organisés, je suis fière de dire que j'en ai fait partie en tant que Tunisienne, malgré tous les stéréotypes à mon sujet. Grandir avec les valeurs de l'intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit.

« Grandir avec les valeurs de l’intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit. »

Qu'est-ce qui te donne le plus grand sentiment de réussite en tant que femme, en tant que féministe ?

Honnêtement, il y a tant de choses. Certaines d'entre elles sont très personnelles. Il y a ce grand changement de politique auquel j'ai participé en Tunisie, où nous avons modifié la loi qui permettait aux violeurs d'épouser des survivantes, et où nous avons réussi à faire reculer une loi qui disait que les femmes étaient complémentaires des hommes. Nous avons eu d'énormes manifestations, et les hommes étaient en première ligne avec nous, et ces grands moments de victoire sont très agréables en tant que féministe. Cependant, au quotidien, c'est vraiment tout ce que vous pouvez faire pour emmerder le patriarcat. Les autres moments où, en tant que communauté et en tant que féministes, nous nous rassemblons et nous nous sentons habilitées, ça me comble aussi. Et c'est tellement beau.

L'une des choses que je constate depuis que j'ai lancé Eyala... Je me rends compte, au fur et à mesure que je parle avec les gens et qu’elles partagent leurs expériences, que prendre la décision de vivre sa vie d'une certaine manière ou de se libérer, comme tu l’as dit, c'est parfois une grande décision, et parfois une petite. Quelle est la plus grande décision que tu aies eu à prendre ? Quel conseil donnerais-tu à quelqu'un qui hésite et ne sait même pas comment s'y prendre ?

Je pense d'abord à revendiquer son droit de choisir, d'être. J'ai pris de nombreuses décisions qui me semblent libératrices en commençant par ma famille, même si les conséquences ont été difficiles, surtout pour mes parents. Ma famille élargie est très conservatrice, sur le plan religieux. Il y a des traditions, des cultures, des valeurs spécifiques, ils ne comprendraient pas pourquoi je vis de cette façon où pourquoi j’ai certaines croyances. Finalement, tout le monde est fier de ce que je représente. Ils me voient enfin. Je pense que la plus grande décision que j'ai prise a été de m'opposer aux aînés de la famille et de dire simplement : « Voilà qui je suis ». 

Laisse-moi te contextualiser ce que je veux dire. J'ai été adoptée par le frère de mon père. Mes parents biologiques avaient déjà quatre enfants à ma naissance, et mon père a décidé de me « donner » à son frère pour qu'il m'élève comme son enfant. Nous avons quitté le village quand j'avais quatre ans, mais nous y retournions à chaque vacance. Nous sommes très liés au village, et à ma grand-mère. Le père qui m'a élevée est féministe, même s'il refuse de l'admettre. Mais il a eu le pouvoir de l'être, le droit de se rebeller, et quels que soient nos désaccords, mon droit de choisir était garanti. 

L'année de mes 18 ans, les choses ont changé car j'avais désormais ma propre vie, et je prenais mes propres décisions. Toute cette année-là a été difficile pour moi. C'était une année scolaire déterminante à cause du baccalauréat, mais aussi une année où mon père est parti en République démocratique du Congo pour une mission de maintien de la paix de l'ONU. Je suis très attachée à mon père, mon féministe, j’étais seule avec ma mère qui a dû elle aussi faire face à tant de pression. D'abord, après que j'ai eu mes règles, les gens ont commencé à me considérer comme une femme et non plus comme une enfant et ont commencé à me dire de ne pas faire certaines choses. Mes parents biologiques se sont également sentis investis d'un droit. Ils ont commencé à dire : « Nous avons notre mot à dire dans ta vie. Tu ne peux pas te comporter comme ça, porter ça ou autre chose. »  Nous sommes allés au village pour le mariage de ma sœur, et j'ai eu un désaccord public avec mon père biologique devant toute la famille étendue conservatrice, le village, la communauté. Vous m'imaginez, moi, cette petite chose debout devant l'aîné, en désaccord public avec lui : « Tu sais quoi ? je refuse d’aller à ce mariage et je vais porter cette robe. » Et puis ma cousine a dit : « Si Aya n'y va pas, je n'y vais pas ». C'était un vrai bordel. Et même la mariée attendait que je prenne une décision. 

Alors, ça c’est tellement de pouvoir ! Et qu’est-ce qui s’est passé après ça ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

À ce moment-là, j'ai réalisé ce qui peut arriver lorsque l’on s’exprime ouvertement. À ce moment-là, vous êtes cette fille silencieuse, et vous vous dites : « Je suis face à l’oppression, que dois-je faire ? » Je n'aurais jamais rien fait dans ma famille si je ne savais pas que mon père était féministe parce qu'il me soutient et me protège. Il n'était même pas là, mais je me sentais habilitée à être moi-même. J'étais confiante. J’ai pensé : « J'ai mon père. » Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. Je dirais: Défendez vos droits et ne parlez que si vous avez une protection, un système de protection qui peut vous tirer d'affaire, que ce soit votre père, votre ami.e, votre camarade. Créez cet entourage pour vous soutenir, pour votre bien et soyez radical.e. 

Et parfois, nous devons créer ce système pour nous-mêmes. En tant que féministe, en tant que femme, mais plus généralement en tant qu'Aya, quel livre qui te viens à l’esprit et qui, selon toi, t’a grandement influencée ?

Il y en a beaucoup. Je voudrais commencer par Tahar Haddad. C'est un féministe tunisien qui a écrit un livre en arabe sur les femmes dans l'Islam et la société. Venant d'une société qui se dit libérale et progressiste depuis 1956, puis grandissant dans un environnement oppressif, il m'a confortée dans l'idée que tout commence par la communauté. Il parle beaucoup de politique et de droit, et de la nécessité de faire progresser les droits des femmes, car les femmes sont la moitié de l'humanité et de la société. On ne peut pas paralyser la moitié de la société. J'ai lu beaucoup de livres sur Elissa (également connue sous le nom de Didon), la fondatrice de la cité de Carthage. Les gens disent que son histoire est un mythe, mais je veux croire qu'elle a existé. Chaque fois que j'ai l'impression d'être jugée à cause de ma radicalité, je me replonge dans cette histoire et je me dis : « Si elle l'a fait, je peux y arriver. »

Et quelle est ta devise féministe ?

Dure à cuire, je le dis trop souvent. Je le dis aussi dans les espaces politiques, et la dernière fois que je l'ai dit, c'était au Sud-Soudan, devant la Première Dame et le Vice-président. Et le coordinateur m’a dit : « C’est pas vrai, Aya, tu l'as dit devant la Première Dame. » Cela définit tout simplement, pour moi, ce qu'est une femme à part entière. Je me dis : « Je suis moi-même, une dure à cuire ». Ça me fait me sentir tellement bien.

Et quelle belle manière de terminer notre entretien. Sur du lourd ! J'ai vraiment apprécié notre conversation, Aya. Merci beaucoup d'avoir pris le temps de partager tout ça avec moi.

Note d’Eyala : Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

Vous voulez en savoir plus sur Aya?

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« Je suis une diplomate qui a un esprit militant. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) - 2/3

Je suis en conversation avec Aya Chebbi, organisatrice féministe panafricaine et la première Envoyée de l'UA pour la jeunesse. Dans la première partie de notre entretien, Aya nous a parlé de son identité africaine et de son enracinement dans le panafricanisme. 

Dans cette deuxième partie, nous creusons un peu plus pour découvrir sa vision d’une Afrique unie et unifiée et nous explorons son expérience quant à son rôle en tant que Envoyée de l'UA pour la jeunesse. 

Je voudrais parler de ton style, parce que tu es toujours bien mise. J’ai le sentiment que ça n’est pas uniquement une question de style, mais que tu désires faire passer un message à travers les vêtements que tu portes. Est-ce que c’est le cas ?

Tout à fait. J’estime qu’il s’agit d’une question d’identité et de libération personnelle. Tu sais, nous grandissons en mettant ce que l’on nous dit de mettre et il y a des standards de beauté particuliers, surtout en tant que femme. Mon expérience capillaire m’a fait réaliser que la manière dont je suis perçue reflète qui je suis. J’ai été harcelée à cause de mes cheveux naturels et donc j’ai pris l’habitude de les couper très courts, mais ensuite j’ai été obligée d’avoir les cheveux lisses. Ma mère les enroulait dans de longs collants tous les soirs pour qu’ils soient disciplinés le matin. Dès que je prenais une douche, je devais aller au salon de coiffure. C’était normal dans ma famille. 

Lorsque je suis allée à l’université, je n’avais plus le temps ni l’argent pour faire ça et je me souviens avoir été choquée de découvrir que j’avais les cheveux bouclés. J’adorais être au naturel, prendre simplement une douche et sortir en laissant mes cheveux tels quels. Dans ma famille les 2-3 premières années, on me disait « Va t’arranger, tu ne ressembles à rien. C’est quoi cette coiffure ? C’est n’importe quoi ». Les cheveux lisses étaient la norme. Je me suis rendue compte que mes cheveux étaient politiques et je les ai utilisés pour montrer qui je suis et que j’aime les porter au naturel. Cela demande du courage également de porter certaines de mes tenues et d’entrer dans une pièce. Je ne porte ni de tailleur ni de jupe cintrée ou une tenue que la société estime qu’une jeune femme ou ce qu’une diplomate doit porter, même dans les couloirs de l’Union africaine. 

« Je me suis rendue compte que mes cheveux étaient politiques et je les ai utilisés pour montrer qui je suis et aimer cela. »

Mon identité panafricaine m’a permis d’avoir le courage d’affirmer : « C’est ainsi que je souhaite être perçue. J’aime mes boucles d’oreilles africaines. Je ne peux pas les retirer. Elles représentent qui je suis ». C’est pour cela que je m’habille tel que je le fais, parce que c’est une démarche panafricaine pour moi.  Toutes les pièces que je porte proviennent d’une partie de l’Afrique, c’est comme si je disais « Je suis toute l’Afrique en mouvement ». Surtout en Tunisie, j’adore le fait que lorsque les gens me voient, ils commencent à poser des questions du genre : « Oh mon Dieu, d’où est-ce que ça vient ? » et que ça lance une conversation. J’aime beaucoup ça ; j’aime provoquer cette réaction. Cela me permet de lancer des discussions sur l’Afrique en Afrique du Nord, ce qui n’est pas évident à faire. J’ai également remarqué que lorsque je voyage, je blogue sur la nourriture, les vêtements et nombre des personnes qui me suivent veulent aller visiter les pays africains où je me rends. Cela leur fait apprécier la culture ou bien ça éveille leur curiosité à ce propos et j’adore ça. Ça change l’image de l’Afrique.

À quoi ressemble une Afrique unie aujourd’hui ? Si nous pouvions faire vivre le panafricanisme tel que tu l’entends, à quoi ressemblerait-il ? Quelle vision as-tu de cette utopie ? 

Bien que les années 60 m’inspirent beaucoup, je pense que nous avons une vision différente. Les dirigeants ont créé des frontières et se sont battus pour avoir des États-nations. Je pense que c’est l’opposé de ce que recherche ma génération actuellement. Nous voyons une Afrique sans frontières qui n’est pas dirigée en fonction des intérêts personnels ou des frontières coloniales. Les gens pourraient se déplacer partout. Ils connaîtraient l’histoire de la Tunisie, ce que les Tunisien.nes ont fait en 2011. Un enfant Zambien, par exemple, saurait ce que les Tunisien.nes ont changé et cela pourrait l’inspirer à agir. Nous serions puissants sur le plan économique, sans nous soucier de l’impérialisme colonial, nous siègerions aux Nations Unies en ayant un pouvoir décisionnaire. Ma vision de l’unité consiste en une population dont la conscience est africaine. Une définition commune de l’africanité et de l’appartenance à cet espace. C’est également une question de leadership. Sans un leadership panafricaniste, il est facile de vendre nos ressources et nos idées. Nous avons besoin de dirigeant.e.s qui pensent : « Je ne vais pas agir ainsi parce que ça pourrait porter préjudice au Ghana, mon voisin, ou à l’Algérie. Je ne procéderais pas de telle manière car cela pourrait porter préjudice au Kenya. » Une mentalité altruiste, qui pense aux autres pays, au peuple en tant qu’Africain, d’un point de vue idéologique… C’est ce que devrait faire un.e dirigeant.e panafricaniste à mes yeux. 

Tout à fait, un.e dirigeant.e seul.e ne peut pas penser au panafricanisme; une action de groupe est nécessaire. Est-ce ce que tu avais à l’esprit lorsque tu as fondé Afrika Youth Movement ? 

Oui. J’ai appris de la révolution tunisienne, un mouvement sans figure de proue. Je ne crois pas en Ghandi, Mandela, Martin Luther King ou en l’idée d’une personne seule qui lance un mouvement et mobilise les autres. Cette théorie a en réalité effacé de nombreuses femmes de l’histoire. Je crois qu’il existe des dirigeant.e.s et des personnes qui ont une influence ou un impact sur la vie des gens, mais je crois que si ces gens n’en ont rien à faire, il ne se passerait jamais rien. L’idée initiale avec la création d’Afrika Youth Movement était de réunir des jeunes qui, comme moi en 2011, n’avaient aucune idée de qui ils/elles étaient, les rassembler dans un espace et leur dire : « Peut-être que ce que tu es, c’est ça, cette identité ». Je suis très extrémiste dans mon panafricanisme, c’est pour ça que je dis que je « radicalise » la jeunesse, parce que je pose des questions critiques en ayant une idée derrière la tête. Je ne m’adresse pas à elle en disant « Tu es peut-être ceci ou cela ». Je mène mon mouvement en déclarant « Tu es avant tout Africain.e ». J’enrôle autant de jeunes que possible avec cette idéologie d’être africain.e d’abord et de placer les intérêts de notre communauté en premier.

A quoi cela ressemble-t-il? J’imagine que ça doit être une tâche très difficile vu la diversité présente, et ce, même au sein d’une seule nation.

La construction de ce mouvement a pris sept ans, avant mon départ et maintenant, en regardant d'autres mouvements comme Black Lives Matter, que nous considérons comme des mouvements importants et massifs, j’estime qu'il faudrait plus que ce que nous faisons actuellement. Chaque fois que je voyage, je réalise que celles et ceux que je recrute font plutôt partie de l'élite. Et beaucoup de ces jeunes occuperont des postes à haute responsabilité, mais cela ne mobilisera pas la base. Et si mon cousin qui vit actuellement dans le nord-ouest de la Tunisie, à la frontière algérienne, au milieu de nulle part, ne croit pas en cela, alors nous ne ferons rien. Si une révolution éclate demain, ces personnes vivant dans ces endroits ne le sauront pas. Elles ne savent même pas que la révolution a eu lieu. Elles ne savent pas qui est le président. Donc, si nous ne mobilisons pas ces personnes-là, nous n’arriverons à rien.

Est-ce à cela que tu souhaites te consacrer à l’avenir ? Quelle est ta vision pour ce projet ? 

Mon rêve serait que les 300 millions de jeunes en Afrique soient toutes et tous panafricanistes. Si j’avais les ressources nécessaires dans quatre ans, c’est mon objectif. Entre 2012 et 2015, lorsque nous avons créé le groupe Facebook et lancé le mouvement, je suis allée dans 35 pays africains, que j’ai sélectionnés en connaissance de cause, et j’ai profité de la moindre occasion pour rester plus longtemps et organiser des rencontres.  Je me rendais à des conférences mondiales, et j'organisais des réunions sur l’Afrique avec des jeunes africain.e.s en parallèle. Tout était réalisé consciemment. J'avais une stratégie. Je me rendais également très souvent dans les universités, ces grands espaces où je pouvais rencontrer de nombreux jeunes en même temps. 

Avant d'être nommée Envoyée de l'UA pour la jeunesse, j'allais réaliser une vidéo et j'avais commencé une tournée afin de voyager et donner des conférences à propos de la décolonisation dans toute l’Afrique. Mon rêve était de toucher 3 millions de jeunes en un an. En m'inspirant de la révolution tunisienne, je voulais aussi les connecter au mouvement... c'est-à-dire à l'infrastructure. Je recrutais ces personnes et leurs partisan.nes, en rassemblant tous ces mouvements. 300 millions de personnes, c'est énorme, mais je pense que si nous ciblons les bonnes personnes, celles qui disposent d’un public important et du pouvoir de mobilisation, nous pouvons y arriver. Ce n'est pas impossible, nous pouvons le faire.  

Tu as évoqué avoir été inspirée par ce que tu as appris lors de la révolution. En y repensant, comment cette expérience a-t-elle façonné la femme Africaine et Tunisienne que tu es aujourd’hui ?

La révolution m’a changé la vie. Tout d’abord parce qu’à mon avis elle est arrivée au bon moment - l'année de la fin de mes études. Elle est survenue à une période où je me rebellais dans ma famille, je remettais en cause des membres de ma famille qui tentaient de m’opprimer parce que je suis une femme. J’étais assez radicale dans ma famille, mais je n’étais pas politique. J’avais peur d’être une militante ou de parler de politique parce que mon père est dans l’armée et ne peut pas prendre part à la vie politique. Ma mère était harcelée elle aussi parce qu’elle porte le voile. J’ai mis mon énergie dans le bénévolat en faisant de la photographie et des ateliers de lecture dans les hôpitaux pour enfants.

Lorsque la révolution est survenue, je n'avais pas peur et j'étais prête grâce à mon expérience de bénévole. Je suis allée au camp de réfugiés. J'ai rejoint la Croix-Rouge et d'autres organisations. Je vois mon intrépidité comme la conséquence de se trouver à un stade où l’on n’est pas seule et où l’on peut dire : « J'en ai rien à foutre que vous me tuiez parce que je vais gagner et si je meurs, nous aurons un héritage parce que toutes ces personnes vont se lever. » Les gens ont essayé de me frustrer en prenant mon appareil photo, parce que je tenais un blog à l'époque. Je me souviens avoir eu peur de la police toute ma vie, mais la révolution a brisé ma peur du système, de l'institution, de l'establishment. Je ne m'étais jamais sentie aussi puissante de ma vie. Le mot « liberté » avait à nouveau un sens. 

Tu as parlé du blogging et je sais que ton blog, Proudly Tunisian (Fière d’être tunisienne en français, NDLR) est très suivi, même en dehors de la Tunisie. Parle m’en plus en relation avec la révolution. 

La deuxième chose que j'ai apprise pendant la révolution est liée au blogging, car j'avais le devoir de dire au monde ce qui se passait. J'étais vraiment frustrée, et la technologie m'a donné du pouvoir. Lorsque mes articles ont commencé à être repris par des médias internationaux, j'ai vu à quel point ma voix était puissante. J'avais l'habitude d’interpeller le New York Times sur Twitter et de leur dire : « Non, cette manifestation avait tel nombre de personnes, pas tel autre. » Et les journalistes changeaient l’information ! J'ai compris la manière dont je pouvais me faire entendre et de quelle manière je pouvais façonner les conversations. J'ai compris que si je ne m'exprimais pas, je ne changerais jamais les choses.

J’ai aussi appris l’engagement communautaire, car tout était organique et magnifiquement chaotique. J’ai rencontré nombre de mes ami.e.s. actuel.le.s dans la rue. Nous nous organisions toutes et tous sur internet. Nous ne nous connaissions pas et, d'une manière ou d'une autre, nous étions coordonné.e.s. Lorsque Ben Ali est parti, nous avons dû nous organiser pour empêcher d'autres personnes de s'emparer de l'espace politique. J'ai appris que l’engagement communautaire demande du temps et des efforts, qu'elle rassemble beaucoup de gens et qu'elle exige l'inclusion. Les concepts de création de coalitions, d'organisation, de rassemblement des gens, d'écoute des gens, de retour d'information, ont pris tout leur sens au final. Au cours des deux premières années, il y a également eu beaucoup de trahisons et de détournements de notre mouvement. J'ai donc également appris que l’engagement communautaire consiste à observer et à écouter, à ne pas porter de jugements hâtifs, à prendre du recul et à faire participer les gens, car vous aurez besoin de tout le monde. 

« J’ai appris que l’engagement communautaire demande du temps et des efforts, qu’elle rassemble beaucoup de gens et qu’elle exige l’inclusion. »

C'est ainsi que j'ai réussi à créer l’engagement, car l'organisation de la jeunesse est mouvementée, mais celle de la jeunesse africaine, qui est si diverse dans un même pays, avec des ethnies, des clans, des langues différentes, etc. l’est particulièrement. Même les personnes originaires d'un même pays ne peuvent pas s'asseoir et dialoguer. Sans la force de croyance dans le panafricanisme, j'aurais plus d’une fois tout abandonné. C'est ce que j'ai appris plus tard dans le mouvement des jeunes : il ne s'agit pas seulement de gagner le combat, mais aussi de construire en son sein. J'ai appris tant de choses ; il faudrait qu’un jour j’écrive un livre sur une révolution. 

Tu devrais ! Je travaille dans les secteurs des ONG et dans le développement international, et tout ce mouvement d’engagement significatif des jeunes… Je ne sais même pas ce que cela veut dire à ce stade. Lorsque tu as été nommée en tant qu’Envoyée de l’UA pour la Jeunesse, qu’en as-tu pensé ?

C'était une surprise, et je ne m'attendais pas à être sélectionnée, car deux ans avant ma nomination, j’avais organisé un boycott à l’UA en quittant la même salle dans laquelle j'ai prononcé mon discours d’investiture. Un dialogue intergénérationnel avait été organisé et je n’ai pas aimé la façon dont le dialogue avait été organisé. Cela ne ressemblait pas à un dialogue, et ne semblait pas démocratique, j’ai donc quitté la salle avec 20 autres jeunes. 

J’ai tout de même posé ma candidature parce que j’estimais mériter ce poste et parce qu’il s’agissait de la prochaine étape que je désirais franchir dans le système. J'ai également postulé pour le poste d’Envoyée des Nations unies pour la jeunesse, et j'ai fait partie des finalistes. C'était une surprise totale, et j'ai apprécié la façon dont j'ai été sélectionnée. C'était un processus rigoureux et transparent qui a pris plusieurs semaines. J'aime raconter cette histoire pour inspirer les jeunes et leur montrer qu'elles et ils peuvent occuper les postes haut placés qu'elles méritent. Vous n'avez pas besoin de connaître quelqu'un ou de travailler pour votre gouvernement ou parce que vous connaissez ou êtes apprécié à l'UA. Et beaucoup de gens croient encore que mon gouvernement m'a nommée ou que j’ai été pistonnée, mais j'ai passé toute ma vie dans la société civile. Je leur montre aussi que l’activisme peut ouvrir les portes de la diplomatie, de la politique, ou de tout ce que vous voulez. Ce n'est pas le poste qui compte, mais ce que vous voulez accomplir. Les titres ne sont que des vecteurs de changement. Je suis très fière de ce rôle. Je l'adore. J'aime servir la circonscription des jeunes. J'espère lui avoir rendu justice. Je pense que l'UA est très pertinente pour l’unité. 

Et pendant les 2 années que tu as passées à ce poste, quels ont été à tes yeux tes succès ?

J'espère avoir rendu justice à ce rôle et avoir posé des fondations solides pour les jeunes au sein de l'institution. J'ai tout rassemblé dans un rapport consacré à l’héritage dans le but d’amplifier l'impact des jeunes et de montrer ce que les jeunes peuvent faire lorsque davantage d’espaces d’innovation sont disponibles.

J'ai grandi entre la révolution et aujourd'hui, je suis passée de la résistance au système à la volonté d’en faire partie pour changer les choses de l'intérieur. C'était effrayant pour moi. Je ne voulais pas faire de compromis sur mon identité – ma personnalité radicale et bruyante – ni sur mes valeurs. Je suis une diplomate qui a un esprit militant, et ce que je veux être, c'est être un pont entre les générations, entre des systèmes déconnectés. Le problème est qu'en tant que jeunes, nous sommes ces personnes là qui sont radicales et nous dénonçons le système. Mais ensuite, nous ne trouvons pas de terrain d'entente. Parallèlement, il est très frustrant pour moi de m'asseoir dans des salles avec des vieux monsieurs qui n'ont rien à faire de la jeunesse de leur pays. Et ce, au niveau le plus élémentaire. Je ne parle même pas de politique ou de mise en œuvre de mesures particulières. Je parle de convaincre l’autre de la raison pour laquelle elle devrait s’en soucier. 

Parle moi de cette expérience de naviguer ces espaces en tant que jeune, surtout jeune dans une position de leadership. Comment t’es-tu sentie?

Actuellement, je suis épuisée d'avoir tant blâmé le système et je pense que nous devrions trouver un moyen de dialoguer avec les institutions. Cela ne marche pas pour nous de nous organiser simplement en dehors des couloirs du pouvoir. C'est ce qui m'a incité à organiser le co-leadership intergénérationnel, pour dialoguer et trouver des solutions ensemble. Ces espaces existent parce que nous les acceptons, et nous acceptons d'être là, de nous y asseoir pour que nos idées soient mises à profit. Là je pars dans un espace où je vais m’occuper de l’engagement. J’inviterai ces personnes à se rallier à ma cause et à s’engager. Je me sens plus confiante, plus puissante, plus motivée, et personne ne se sert de ma jeunesse. 

Je souhaiterais, après ces deux années, que ce concept soit ancré, que ce soit une normalité, et que chaque espace soit intergénérationnel et dirigé conjointement. Le processus de leadership, de gouvernance, les conversations, tous les sujets de haut niveau dont nous parlons devraient comporter ce co-leadership intergénérationnel. Je vois aussi une différence dans les espaces réservés aux femmes. Je pense que dans ces derniers, les personnes se sentent inspirées par les autres générations et sont plus à l'aise pour parler à une aînée que dans les espaces avec des hommes âgés.   

Je suis d’accord avec toi à propos de cette différence dans les espaces féminins, ou le co-leadership est un modèle que la plupart de ces espaces adoptent. Je sais que tu as parlé de ton expérience en tant que jeune dans cet espace souvent dominé par des vieux monsieurs. Quelle a été ton approche en tant que femme ?

Je suis allée dans ce rôle en tant que femme dirigeante. Mon idée du leadership féminin est collaborative. C'est l'intelligence émotionnelle ; d'unir les gens autour du panafricanisme, autour de l'agenda africain. Les deux sont d'abord liés parce que j'ai le sentiment que nous n’avons aucune idée de toutes ces femmes qui ont contribué à la libération. Je sais au fond de moi qu'il y avait un mouvement massif de femmes derrière tout cela. Aussi, les hommes qui m'inspirent, comme Thomas Sankara, sont féministes. Je ne peux pas considérer que Thomas Sankara était féministe sans être panafricaniste, car il s'est battu pour que l'Afrique soit indépendante et a déclaré que cela ne pouvait se faire sans la participation et l'émancipation des femmes. 

On ne peut pas unir notre continent ou parvenir à quoi que ce soit sans être féministe, sans croire à l'égalité et sans croire que les femmes font fondamentalement partie de la révolution africaine.

Dans la prochaine partie de cet entretien, on parlera de comment Aya est devenue féministe et ses efforts d’organisation de l’engagement des jeunes africain.e.s sur le continent. C’est ici pour cette dernière partie.

Note d’Eyala: Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

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Pour les actualités de Aya, c’est sur Twitter @aya_chebbi

« Je ne me considère pas comme originaire d’une seule partie de l’Afrique. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) - 1/3

Une des choses à propos d’Aya Chebbi est qu’elle ne passe pas inaperçue! Elle se démarque à tous égards, que ce soit par les vêtements et les bijoux qu'elle porte, par son langage ou par son approche féministe radicale. 

Lorsqu'Aya a participé à notre tout premier Cercle Eyala, qui s'est tenu à Vancouver en 2018, j'ai remarqué que c'était le plus calme que je l'ai jamais vue. Elle ne disait presque rien, et j'étais curieuse de voir comment elle pouvait être vocale dans des espaces qui exigent que nous le soyons, et combien dans un espace de communauté partagée et de vulnérabilité, elle était très silencieuse, réfléchie et repliée sur elle-même. 

Chaque fois que je vois une personne qui est si extravertie et audacieuse, je suis toujours intéressée à l'entendre, à connaître son histoire. Lorsqu'une personne a une forte personnalité publique, les gens oublient souvent qu'elle a des nuances et des complexités. Lorsque j'ai eu l'occasion de parler avec Aya, je lui ai demandé si elle voulait bien partager son histoire avec moi, et elle a accepté. Je voulais vraiment en savoir plus, et j'espère que notre conversation fera ressortir ces complexités. 

Nous parlons de son identité africaine et de la manière dont le panafricanisme constitue la base de son travail (première partie ci-dessous). Nous avons également parlé de son travail et des leçons qu’elle en a tiré en tant qu'organisatrice pendant la révolution tunisienne et de son expérience en tant que première Envoyée de l'UA pour la jeunesse (partie 2). Nous avons terminé notre conversation par une discussion sur son parcours en tant que militante féministe et sur sa façon de naviguer dans les espaces patriarcaux (partie 3).

C'est parti ! 

Bonjour Aya, merci d’avoir accepté mon invitation. Et quel plaisir de pouvoir discuter en vrai, ici au Maroc ! Je cherchais une manière brève de te présenter tout en rendant justice à tous tes accomplissements… ce n’est pas si facile ! Comment aimerais-tu te présenter ?

La première chose que je dis toujours c’est que je suis panafricaine. Lorsque je fais de nouvelles rencontres, on me demande toujours « D’où viens-tu ? » et quand je réponds que je suis Africaine, on essaie de limiter cette réponse au pays dans lequel j’ai grandi : la Tunisie. Mais je ne me considère pas comme originaire d’une seule partie de l’Afrique.

Je ne suis pas uniquement africaine. Je suis panafricaine. Ce sont deux choses distinctes. Être panafricaine c’est à la fois mon identité et mon idéologie. En me présentant comme telle, je ne dis pas seulement que je suis originaire d’Afrique mais aussi que je veux l’unifier. Comme l’a dit Kwame Nkrumah, « Je suis africain, non pas parce que je suis né en Afrique, mais parce que l'Afrique est née en moi ».

Commençons avec la question de l’identité.

Je viens d’Afrique du Nord ; j’ai une identité méditerranéenne, une identité amazighe, une identité maghrébine, mais également une identité africaine. Et aucune de ces identités n’efface l’autre, tu vois ce que je veux dire ?

Je vis en Afrique du Nord depuis un moment maintenant, et dire que tout le monde ne se sent pas aussi africain.e que toi, serait un euphémisme… 

C’est vrai et je le déplore. C’est parce que nous avons été privés de notre identité africaine. Les choses ont changé après l’indépendance : tout s’est arabisé et islamisé. On ne nous enseigne rien sur l’histoire africaine à l’école, et il y a la barrière de la langue qui rend difficile la lecture d’auteur.e.s originaires du reste du continent.

Dis-moi alors comment est né ton sentiment d’africanité ?

Je pense qu’il résulte de deux expériences que j’ai vécues très tôt dans mon parcours. J’ai rejoint mon père qui travaillait pour l’armée tunisienne dans le camp de réfugiés de Choucha à Ras Jedir. Il l’avait installé à la frontière tuniso-libyenne et il s’en occupait, à la suite du conflit entre les autorités pro Kadhafi et les rebelles libyens. Environ 1 million de réfugié.e.s, essentiellement des migrant.e.s africain.e.s, ont fui vers la Tunisie en passant par la frontière. C’était comme si j’étais dans un livre d’histoire sur l’Afrique. Je m’asseyais et je discutais pendant des heures avec des personnes venant de la « Sénégambie », du Bénin, de la Sierra-Leone et d’autres pays. Un pan de l’histoire dont je n’avais jamais entendu parler. Et pourtant, je me retrouvais dans certains de leurs récits. 

Ensuite, l’expérience de traverser les frontières coloniales et de visiter d’autres pays a été très importante. Mes premières destinations ont été le Kenya et le Sénégal. Je me suis sentie comme chez moi en partageant des repas, en rompant le jeûne et en ayant des conversations à propos de l’islamisation, en apprenant les liens entre le swahili et l’arabe ou en me promenant le long de l’avenue Habib Bourguiba à Dakar. Cette familiarité a été révélatrice, surtout parce que je viens d’un pays où les gens ont de nombreux stéréotypes sur le reste de l’Afrique. 

Et tu as été confrontée à des stéréotypes sur ta propre identité de la part d’autres Africain.e.s?

Lors de mon séjour au Kenya en 2012, j’ai réalisé que la plupart des personnes qui me voyaient ne me considéraient pas comme une africaine. Elles croyaient que je venais d’Espagne ou du Brésil et me surnommaient Mzungu (en swahili : la blanche). Cela a piqué ma curiosité, je voulais savoir pourquoi les gens ne me percevaient pas comme africaine et je leur ai donc demandé. Je leur expliquais presque tous les jours : « Je viens de Tunisie. C’est en Afrique du Nord, je suis africaine. » C’est comme ça que j’ai commencé à revendiquer mon identité. 

Plus je voyageais à travers l’Afrique, plus l’idée du panafricanisme me fascinait. J’ai commencé des lectures détaillant la relation de l’Afrique du Nord au reste du continent ainsi que sur le mouvement africain de libération. J’ai été fascinée par la manière dont les pays sont devenus indépendants les uns à la suite des autres grâce à la solidarité, à l’idéologie de se rassembler en tant qu’Africains pour se libérer. C’est de cette manière qu’est née mon identité actuelle, qu’elle s’est renforcée et qu’elle est devenue politique. Je crois sincèrement que nous sommes bien organisés.

Mon entretien avec Aya a bien commencé en effet. Dans la deuxième partie, nous explorons plus ses réflexions sur le panafricanisme, et on en apprend plus sur ces expériences en tant que première Envoyée de l'UA pour la jeunesse. Cliquez ici pour lire la partie 2.

Note d’Eyala: Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

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Pour les actualités de Aya, c’est sur Twitter @aya_chebbi

« Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 1/4

Dr Tlaleng Mofokeng, (ou Dr T. comme tout le monde l’appelle) vit plusieurs vies à la fois, les unes toutes aussi fascinantes que les autres. Médecin sud-africaine, Dr T. dirige DISA, une clinique basée à Johannesburg qui se spécialise sur la santé des femmes. Elle est également à la tête du cabinet de conseil Nalane, qu’elle a fondé pour promouvoir la justice reproductive en Afrique du Sud et dans le monde. Le tout en plus de son travail comme Vice-présidente de la Coalition pour la justice sexuelle et reproductive d’Afrique du Sud et comme Co-présidente de l’antenne sud-africaine de Global Doctors for Choice. Et c’est sans compter les émissions télé, les chroniques radio, et surtout son travail d’autrice où elle milite pour la santé et la justice reproductive et sexuelle des femmes et des enfants. Cette femme est une icône!

Je nourrissais donc de grandes attentes pour notre causerie, et laissez-moi vous dire, c’était beaucoup plus inspirant que ce à quoi je m’attendais. Dr T. m’a parlé du parcours qui l’a amenée à choisir l’activisme au lieu de se contenter du confort d’une carrière privilégiée mais silencieuse (1ère partie, ci-dessous). Nous avons parlé de sa voix, et pourquoi il est important qu’elle se présente sans ambages en tant qu’une sud-africaine noire (2ème partie). Puis nous avons décortiqué plusieurs des déclarations choc qu’elle fait dans son livre - Dr T: A Guide to Sexual Health and Pleasure  (3ème partie – à ne rater sous aucun prétexte !). Je ne pouvais laisser Dr T. partir sans parler de féminisme -  rendez-vous dans la partie 4 pour lire sur sa vision et pratique féministe.

Attachez vos ceintures!

Bonjour Dr T., et merci d'avoir accepté mon invitation. Je suis ravie d’avoir cette occasion de parler de ton livre, que j’ai adoré, mais aussi de ton parcours et tes combats. On va commencer par une question simple : comment aimes-tu te présenter lorsque tu rencontres quelqu’un pour la première fois ? 

Je dis : "Bonjour, je m'appelle Tlaleng. Je suis une travailleuse du sexe" (Rires).

Je ne l'ai pas vue venir, celle-là ! Sérieux, tu te présentes vraiment comme ça ?

Ça m’arrive, oui. Je trouve toujours cela comme une question assez bizarre parce que d'habitude, quand les gens demandent « Que faites-vous dans la vie ? », la question qui est vraiment posée c’est : « Quel niveau de respect dois-je vous accorder ? » C’est pour ça que je ne donne pas toujours mon nom complet ni mon titre. Je me contente de dire « Bonjour, je suis Tlaleng » et me fondre dans la masse. En général, après un moment il y a toujours quelqu'un qui vient me demander : « Attendez, vous ne seriez pas Dr T. ? » Et là je réponds : « Oui, c'est bien moi. »

Je trouve très intéressant de voir comment les gens vous traitent quand ils ne savent pas que vous êtes Dr T. et quand ils le savent. Dès qu’ils savent qui vous êtes, le changement est immédiat. Tout d’un coup, telle personne veut une consultation, ou veut parler des douleurs qu’elle a dans le dos depuis dix ans. 

Ça n’a pas l’air drôle. En même temps, quand on est une personnalité publique en Afrique du Sud et dans le monde entier, il faut s'y attendre… Non ? 

Oui, j’imagine que se mettre en scène fait partie du jeu. Mais ce que j'aime, c’est rencontrer les gens, et observer leurs interactions. Je pense d’ailleurs que c'est ce qui fait de moi un bon médecin.  Je n'ai pas besoin d'être constamment au centre de l’attention ; je préfère être un peu à la marge et juste observer.

A cause de cette hypervisibilité, ce n’est pas toujours possible d’être moi-même et de me détendre lorsque je suis en société. Trop de personnes veulent simplement utiliser votre capital social et la proximité qu’elles ont avec vous. La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail. Je ne me suis pas lancée dans l’activiste en me disant : « Je veux être une activiste pour être connue ».

La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail.

Pourquoi as-tu choisi l'activisme ? Les médecins que je connais se contentent de traiter leurs patient.e.s…

Depuis toujours, ma mère m'a encouragée à exprimer ce que je pensais. Elle ne m'a jamais punie pour avoir posé des questions ou donné mon avis. Du coup, une fois en faculté de médecine, je me retrouvais à dire des choses du type : « Je sais que vous êtes le professeur, mais je vois bien que dans vos cours sur les IST (infections sexuellement transmissibles) vous n’utilisez que des images des organes génitaux de personnese Noires, alors que pour parler de santé et de bien-être, vous utilisez toujours un homme Européen de 70 kg comme référence. ».

Pendant longtemps, j'ai pensé que c'était normal de m’exprimer ainsi. Mais en faculté de médecine, je me suis rendue compte que mes camarades internes et même les médecins craignaient d’être réprimandé.e.s pour avoir dit ce qu'ils/elles pensaient, pour avoir été en désaccord avec le professeur, ou simplement pour avoir voulu pousser la discussion un peu plus loin. Je leur demandais toujours : « Attendez, vous avez vu ce truc ? » Et tout le monde répondait « oui ». Et j’essayais de comprendre : « Alors pourquoi tout le monde se tait ? Sommes-nous en train de dire que ce qui se passe là est bon ? Pourquoi suis-je la seule à réagir ? »

As-tu trouvé la réponse à cette dernière question ? Pourquoi toi tu prends la parole alors les autres se taisent ?

C'est comme ça que je suis, tout simplement. Tout comme je ne peux pas dissocier Tlaleng du Dr. T, je ne peux pas dissocier mon travail de médecin du fait de m’exprimer haut et fort. Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable. Accepter les choses telles qu'elles juste parce qu'elles ont toujours été ainsi, c’est inimaginable. Ce sont des sentiments qui me sont complètement étrangers. 

Je pense que devenir médecin m'a donné l'expertise dont j'avais besoin pour confirmer ce que je revendiquais depuis longtemps. Je ne me contentais pas de dire « Je n’aime pas telle ou telle autre chose parce que ça me met mal à l’aise », mais j’avais des preuves scientifiques pour appuyer mes propos. Ça m’a permis d’argumenter avec plus de pertinence, avec plus de clarté, avec plus d'obstination et aussi avec l'arrogance dont j’avais besoin pour répondre aux gens qui me disaient « Tu te prends pour qui ? ». Eh bien maintenant je peux leur répondre : « Alors, je suis médecin et ça fait 12 ans que j’exerce ce métier et c’est exactement ce que je suis. »

Ceci dit, le fait qu’on exige toujours des femmes noires – et des personnes noires en général – qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple. Ce que je dis depuis que je suis médecin, et ce que j’ai écrit dans le livre, c’est ce que je dis depuis cinq, six, huit, dix ans. Mais maintenant, les gens se disent, « maintenant c’est bon! On peut la considérer comme une experte. » Pendant ce temps, tu as ces hommes et femmes Blanc.he.s médiocres qui se proclament expert.e.s des pays du Sud.

Le fait qu’on exige toujours des femmes noires - et des personnes noires en général - qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple.

C’est clair. Ceci dit, se faire entendre est une chose et être activiste en est une autre. Pourquoi as-tu choisi de franchir ce cap plutôt risqué.

Je savais que me faire entendre et m'exprimer était tout aussi important pour moi-même que pour la communauté et les personnes autour de moi qui ne pouvaient pas le faire, pour quelque raison que ce soit. En tant que médecin, je suis confrontée quotidiennement aux visages des gens, à leurs émotions et à leur vie privée. Ça n'a rien d'académique. Ce sont des hommes et des femmes de la vraie vie : des personnes en crise, des personnes suicidaires, des personnes violées, des femmes qui ont besoin d'un refuge pour leurs enfants, leurs biens et elles-mêmes.

Les gens tweetent souvent sur la façon dont ils se sentent accablés et bouleversés par les titres de l'actualité. Imaginez donc être ce médecin qui va recoudre un enfant de trois ans souffrant de blessures dues à un viol. Pour moi, ce sont des gens de la vraie vie. Et donc, le sentiment d'urgence et l'entêtement que j'apporte au monde viennent du fait que je vois ces personnes tous les jours.

Par ailleurs, je n'ai pas tellement le choix. Je me souviens avec émotion d'avoir prêté le serment d'Hippocrate, et je sais qu'il va au-delà de la prévention des maladies et du traitement des personnes. Le serment d'Hippocrate parle aussi de défendre les droits de vos patients, et c'est un aspect que je prends au sérieux. Je pense que beaucoup de praticien.nes ont oublié que la défense des droits des patient.e.s fait aussi partie de leur pratique médicale. Récemment, j'ai vu des questions sur Twitter et dans les médias demandant si les universités devraient former des médecins qui se battent aussi pour la justice sociale. Cela me fait rire. Je me demande: que faisiez-vous depuis le début?!

Selon moi, être militante fait partie de ma pratique médicale, de mon rôle de médecin, de guérisseuse. Il s'agit d'améliorer le cadre de vie des gens. Partout dans le monde, les médecins sont très réputés dans la société. Il est important que j'utilise ce titre pour faire quelque chose qui ait un sens pour la société.

Quelle belle manière d’entamer cette conversation. Dans la 2e partie, j’ai demandé à Dr. T. de m’en dire plus sur l’intention derrière la façon dont elle se présente - cheveux afro, rouge à lèvres vif et tout! Sa réponse est un appel retentissant pour toutes les femmes noires dans chaque espace, et chaque jour. Cliquez ici et soyez inspirée!

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« Le peuple est le véritable protecteur de la nation » – Faten Aggad (Algérie) – 4/4

Quelques mois après avoir discuté avec Faten de sujets tels que l’identité, le féminisme et le droit des femmes, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues algériennes. Cela a conduit le président Bouteflika à rendre sa démission après vingt années passées au pouvoir. Je ne voulais pas publier l’entretien de Faten sans y inclure ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays, et elle a généreusement accepté de répondre à davantage de questions.

Dans les mois qui ont suivi notre discussion, le peuple d’Algérie, ton pays, est descendu dans les rues pour exiger un changement de régime. Et il y est parvenu ! Je sais que le combat est loin d’être terminé et que les Algérien.ne.s font pression pour sécuriser un gouvernement civil, mais je voulais te demander ce que cela représentait pour toi. Quelle a été ta première réaction lorsque tu as appris qu’il y avait des manifestations ? 

Pendant la semaine qui a conduit au 22 février – le jour où la première grande manifestation a eu lieu – j’étais inquiète. Je ne savais pas quelle serait la réaction à un mouvement de masse. Je crois que tous les Algérien.ne.s attendaient de voir ce qui allait arriver. 

Il n’y a eu aucun incident majeur, mais j’étais toujours inquiète. Je me suis dit, c’est le calme avant la tempête. Puis le deuxième vendredi de manifestations est arrivé, puis le suivant. Regarder tout cela se dérouler en étant en dehors du pays était émouvant. Je ne pourrai pas te dire le nombre de fois où j’ai regardé les vidéos et pleuré.

En tant qu’Algérienne vivant à l’étranger, as-tu pris part d’une manière ou d’une autre à ce processus ? Comment penses-tu participer personnellement à ce nouveau chapitre de l’histoire de ton pays ?

En mars, j’ai réservé un billet d’avion pour passer le week-end en Algérie juste pour la manifestation. C’est ce que je fais depuis : je participe aux manifestations en Algérie le week-end et je passe la semaine aux Pays-Bas pour vaquer à mes occupations habituelles. 

C’est un moment de l’histoire du pays que je ne pouvais pas manquer. Mais comme tu dis, ce n’est pas fini. Le combat continue. La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle a été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

Qu’espères-tu que les livres d’histoire retiendront de cette période de l’histoire nationale ?

J’espère qu’ils écriront sur le moment où, lors des premières semaines de manifestation dans la ville de Khanchela, dans l’est du pays, les manifestants criaient sur une personne qui avait réussi à grimper sur le toit de la mairie. Elle voulait enlever un grand poster à l’effigie de Bouteflika, qui était affiché à côté d’un énorme drapeau. Les manifestants ont crié : « enlève le poster de Bouteflika, mais laisse le drapeau ». Pour moi, cela a été un moment symbolique qui m’a émue aux larmes parce qu’en gros ils disaient : « nous pouvons te renverser mais nous ne toucherons pas à l’intégrité de notre pays ». Le peuple est le véritable protecteur d’une nation. 

Les Algériennes ont été déterminantes dans le mouvement en cours. Quel a été leur rôle et pourquoi penses-tu qu’elles ont été si actives ?

Je suis contente que tu ne m’aies pas demandé « quel rôle ont-elles joué ? » –  une question que l’on me pose souvent… Les femmes ont évidemment joué un rôle déterminant de plusieurs manières, certaines plus grandes que d’autres. Il était clair depuis le début qu’il était important que les femmes manifestent pour garder le « silmiya » : le caractère pacifique du mouvement. Beaucoup de testostérone aurait été un moyen plus facile de justifier la violence, mais pas lorsque des femmes et des enfants se trouvent parmi les manifestant.e.s. Les gens en étaient conscients dès le départ.

Les femmes sont également au cœur des débats politiques en cours. L'une des questions clés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui est la suivante : quelle est notre vision de la société dans une Algérie démocratique ? Le rôle des femmes est essentiel, et les organisations de défense des droits des femmes ainsi que certaines personnalités publiques ont pu mettre la question sur la table. En fait, une soi-disant réunion d’une société civile s'est soldée par un échec, notamment en raison de son refus de reconnaître l'égalité des sexes comme un fondement de toute transition démocratique.

Quel est le plus grand changement que tu espères que ce moment apportera aux femmes algériennes ?

Je pense que le mouvement actuel a brisé de nombreux tabous concernant le rôle des femmes dans la société. Il a également permis de mettre en avant les questions liées au genre. La réforme du Code de la famille est considérée comme un indicateur de progrès. À mon avis, il devrait être révisé.

Mais ce n’est pas tout. Un changement politique doit s’accompagner d'une modification fondamentale de la perception du rôle des femmes par la société. Pour moi, cela commence par l’acceptation du fait que toutes les femmes ne suivront pas toutes la même voie. Par exemple, depuis quelques années, il y a cette idée qui prend le terrain, et c’est que la décence de la femme n’est assurée que si elle porte le hijab. Mais je suis optimiste. Il existe un débat solide jamais vu auparavant. Et maintenant que les politiques sont hors de scène, je peux voir davantage de tolérance envers la diversité.


Merci Faten d’avoir partagé ce message puissant. Nous te soutenons toi et tous nos frères et sœurs Algérien.ne.s. Les ami.e.s, j’ai hâte de savoir ce que vous en pensez. Commentez ci-dessous, ou rejoignez la discussion sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Vous voulez en savoir plus sur Faten ?

Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter @FatenAggad. (Au fait, ses tweets regorgent d'excellentes observations sur la transition politique en Algérie...#jedisçajedisrien)