« Nous devons canaliser toute notre colère afin de préserver les droits concernant l’avortement qui existent déjà » - Dr Satang Nabaneh (Gambie)

Par Jama Jack

Une récente fuite a révélé l’intention de la Cour suprême des États-Unis d’annuler l’arrêt historique Roe v. Wade qui garantissait des protections constitutionnelles fédérales pour le droit à l'avortement dans le pays. Une indignation légitime a résulté de cette fuite, avec des appels à la résistance pour s’assurer que le droit à l'avortement reste accessible à toutes les personnes qui accouchent, partout dans le monde.  

Si cet événement affecte directement les États-Unis, les répercussions sur le droit à l’avortement, et d’un point de vue plus large, sur les droits sexuels et reproductifs dans la communauté internationale sont évidentes. 

Nous avons discuté avec le Dr Satang Nabaneh, universitaire et militante féministe originaire de la Gambie à propos de la récente évolution de la situation. Satang a mené des recherches approfondies sur le droit à l'avortement en Afrique. Elle a également participé à la création de mouvements et au plaidoyer politique dans ce domaine. Dans cet entretien, nous parlons de ce que la décision de la Cour Suprême des Etats Unis signifierait pour les pays africains, et la manière dont les féministes Africaines peuvent se mobiliser. Voici notre bref entretien.

Bonjour Satang ! Merci d’avoir accepté notre invitation à parler de cette question importante. Peux-tu brièvement te présenter et expliquer ce que tu fais à notre communauté ?

Je m’appelle Satang Nabaneh, je suis originaire de la Gambie et je vis actuellement aux États-Unis. Je suis universitaire et militante féministe, et fière de l’être. Mon objectif est de lier la théorie et la pratique. Mon travail féministe, à travers l'activisme, la recherche orientée vers l'action et la production équitable de connaissances sur diverses questions dans le cadre d'efforts collectifs continus, est largement orienté vers la remise en cause des inégalités entre les sexes et d'autres inégalités croisées.

Parle moi un peu de ton travail autour du droit à l’avortement. Qu’est-ce qui t’as menée vers ce parcours et à quoi ressemble ton expérience jusqu’ici ?

Je suis née et ai grandi dans une société essentiellement musulmane en Gambie, où le droit à l’avortement est très restreint. Si la religion a une place primordiale dans ma vie, je me considère comme une féministe avec de très fortes convictions pro-choix, et ayant défendu toute ma vie l'autonomie corporelle, la santé et les droits sexuels et reproductifs, ainsi que l'égalité des sexes. C'est ce qui a suscité mon intérêt dans la cocréation du Sexual Reproductive Rights Network, organisé par Think Young Women, une organisation féministe dirigée par des jeunes femmes que j'ai cofondée en Gambie.

En raison de mon désir de longue date de contribuer à la promotion de la justice sociale et reproductive, j'ai plaidé et mené des recherches visant à découvrir comment les lois, les politiques, les facteurs socioculturels et institutionnels affectent la santé et les droits sexuels en Afrique. À l'université de Pretoria, j'ai mené des recherches féministes sociojuridiques pour ma thèse de doctorat, et j’ai un livre à paraître sur l'avortement et l'objection de conscience en Afrique du Sud. J'ai également dirigé plusieurs projets universitaires sur les droits de l'homme, le genre et la santé et les droits sexuels et reproductifs. J'ai été chargée de fournir un soutien technique au rapporteur spécial de l'Union africaine sur les droits de la femme en Afrique, d'entreprendre des actions de plaidoyer pour la mise en œuvre du protocole de Maputo et de former les gouvernements africains et la société civile aux systèmes africains des droits de l'homme.

Aux échelles internationale, régionale et nationale, mon activisme et mes recherches ont été clairement axés sur la remise en question et le développement d'idées sur les facteurs politiques et juridiques déterminants dans le cadre d'un discours plus large sur les droits sexuels et reproductifs liés à l’Afrique.

« Si la religion a une place primordiale dans ma vie, je me considère comme une féministe avec de très fortes convictions pro-choix.»

Il y a quelques jours, nous avons appris par la fuite d’un document de la Cour suprême, que cette dernière envisageait d’annuler l’arrêt Roe v. Wade. Quelles sont tes premières réactions face à ce rebondissement ? 

La fuite indique que la Cour suprême des États-Unis pourrait annuler l’arrêt Roe v. Wade de 1973. Lorsque (et non si) cela arrivera, cela constituera une violation manifeste des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés par le pays. Les personnes qui peuvent donner naissance ne devraient pas être forcées à mener des grossesses à terme. Cela représente un éloignement dangereux des normes internationales en matière de droits de l'homme et un geste politique fort signalant une position conservatrice à l'égard du droit à l'avortement. Cela exacerbera l'opposition internationale et nationale à l’accès aux services sexuels et reproductifs tels que l'avortement, le planning familial et l'éducation complète à la sexualité (ECS).

Cela se déroule actuellement au États-Unis, mais l’impact potentiel de cette décision sur le monde est alarmante. À quelles répercussions pouvons-nous nous attendre, et que signifieront celles-ci pour les personnes qui accouchent dans les pays africains ?

En raison du pouvoir et de l’influence des États-Unis, ce qui s’y passe actuellement pourrait sérieusement menacer le droit à l’avortement dans le reste du monde et l’Afrique ne fera pas exception. Malgré l'engagement à faire progresser l'accès à l'avortement, cela révèlera la position des États-Unis sur la question, surtout si les Républicains gagnent du pouvoir, cela affectera également le financement et les politiques dans le pays.

Nous avons vu les implications de la « règle du bâillon mondial », selon laquelle les organisations internationales (non américaines) qui reçoivent des fonds américains ne peuvent fournir un accès, donner des informations ou faciliter l’accès à l'avortement. Le président Joe Biden a mis fin à cette règle lorsqu’il est entré en exercice en 2021. 

Il est important de souligner que l'Afrique a connu des développements régionaux significatifs et des réformes nationales qui ont abouti à ce qu'au moins plus de la moitié des pays africains autorisent désormais l'avortement pour des raisons qui concernent la santé de la femme. Le Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique (protocole de Maputo) de 2003 est l'un des instruments les plus complets et les plus progressistes en matière de droits fondamentaux des femmes adoptés par l'Union africaine (UA) et a été ratifié par 42 États membres. Il existe des preuves montrant la progression des pays africains dans l'amélioration de la législation et des politiques grâce à une sensibilisation soutenue, notamment à propos de la libéralisation de la loi sur l'avortement, élargissant ainsi les motifs de viol, d'inceste et de danger pour la santé ou la vie du fœtus.

Et crois-tu que cela suffira à bloquer les retombées des événements aux États-Unis ?

Le renversement envisagé des progrès obtenus grâce à Roe v Wade pose un précédent négatif pour la communauté internationale. Nous avons vu la montée des activités et de la visibilité du mouvement anti-choix sur le continent lié à des acteurs ultra-conservateurs basés dans les pays du Nord. Ces organisations situées localement en Afrique sont financées et affiliées à des acteurs occidentaux en créant des bureaux satellites ou des branches régionales. Elles font des campagnes conjointes et autres stratégies collectives. 

Par exemple, les arguments avancés dans l'affaire de l'enterrement des restes de fœtus en Afrique du Sud, Voice of the Unborn Baby NPC et l'archidiocèse catholique de Durban contre le ministre de l'Intérieur et le ministre de la Santé sont similaires aux arguments avancés dans l'affaire Box v Planned Parenthood de 2019. Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a décidé de confirmer la constitutionnalité de la loi sur l'avortement de l'Indiana qui impose à tout clinicien ou établissement fournissant des services d'avortement d'enterrer ou d'incinérer les restes fœtaux plutôt que de les éliminer comme déchets médicaux.

J'ai récemment fait partie d'une équipe d'universitaires et de militant.e.s qui a réalisé une cartographie commandée entre 2020 et début 2021 de la mobilisation contre les droits sexuels et génésiques dans trois pays : le Ghana, le Kenya et l’Afrique du Sud. Nous avons cherché à comprendre la nature transnationale de ce lobbying, les discours principalement utilisés, et l'impact sur le débat public et les sphères juridiques, politiques et éducatives dans les trois pays. Nous avons découvert comment des ONG ultra-conservatrices ont non seulement coopté le discours sur les droits de l'homme, mais également l’existence de liens clairs entre les organisations nord-américaines, qui se décrivent comme « pro-famille », et les groupes locaux du continent africain qui partagent les mêmes idées.

Au fil des années, nous avons également constaté que les représentant.e.s des gouvernements africain.e.s aux Nations Unies étaient du côté conservateur de l’échiquier. Par exemple, les États membres du Groupe africain se sont opposés à plusieurs résolutions relatives aux questions d'éducation complète à la sexualité, d'orientation sexuelle et d'identité de genre. Cela n'est pas surprenant car les organisations conservatrices ont non seulement des liens étroits avec les acteurs de la lutte contre les droits de l'homme en Afrique, mais elles mènent également un plaidoyer ciblé sur les représentants de l'Afrique au sein des Nations Unies.

En substance, je vois une « menace politique » plus évidente pour de nombreux pays africains, notamment pour des pays tels que l'Afrique du Sud qui disposent d'une législation solide, et peut-être une menace juridique pour les pays africains qui veulent faire pression pour une législation plus conservatrice limitant l'accès à l'avortement.

Si cette situation a suscité une grande indignation (à juste titre !), des voix se sont également élevées pour exprimer l’espoir de la mise en place d’une résistance. Que pouvons-nous réellement faire ? Comment crois-tu que les féministes africaines pourront s’organiser et agir pour protéger le droit à l’avortement ? 

Nous devons canaliser toute notre colère pour agir afin de sauvegarder les droits concernant l’avortement qui existent déjà et empêcher tout retour en arrière. Les féministes africaines doivent continuer à se contre-mobiliser et à répondre aux réactions négatives et aux efforts continus pour réduire les droits durement acquis en Afrique. Bien qu'ils ne soient pas monolithiques, les réseaux pro-SRR ont besoin d'une action plus unifiée. Compte tenu de l'agilité et de la présence d'un fort mouvement anti-SRR, nous ne devons pas ignorer les tendances mondiales. À l'ère de la montée des politiques de restauration masculiniste, de la gouvernance autoritaire, de la montée du populisme et de la suprématie blanche, nous devons être stratégiques. Nous devons tirer parti de l'organisation intersectionnelle comme une stratégie qui construit la solidarité entre les enjeux, les organisations et les communautés. Le pouvoir se trouve dans l'action collective !

Absolument ! Nous ne pouvons pas conclure cet entretien sans te poser la question phare d’Eyala : quelle est ta devise féministe ? 

J’ai récemment adopté « Lever les yeux au ciel = pédagogie féministe » tirée du livre Living a Feminist Life (en français : Vivre une vie féministe) de Sara Ahmed. Sara nous rappelle que lever les yeux au ciel est une stratégie du féminisme dit rabat-joie ; un langage commun que nous partageons avec les autres féministes pour exprimer nos opinions en public.

Je suis totalement d’accord ! Nous levons tous.tes les yeux ciel face à cette décision de la Cour suprême. Nous avons apprécié d’avoir ton ressenti, Satang. Merci d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

Ressources supplémentaires

Satang Nabaneh, The Status of Women’s Reproductive Rights in Africa, Völkerrechtsblog, 09.03.2022, doi: 10.17176/20220309-120935-0.

Satang Nabaneh, ‘The Gambia’s Political Transition to Democracy: Is Abortion Reform Possible?’ (December 2019) 21(2) Health and Human Rights Journal 167-179.

Satang Nabaneh, ‘Abortion and ‘conscientious objection’ in South Africa: The need for regulation’ in E Durojaye, G Mirugi-Mukundi & C Ngwena (eds) Advancing Sexual and Reproductive Health and Rights in Africa: Constraints and Opportunities (Routledge, 2021) 16-34.

Faites partie de la conversation

Nous avons hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Satang, c’est sur Twitter @DrSatangNabaneh

« Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) 3/3

Nous sommes à la dernière partie de mon entretien avec Aya Chebbi, et je dois avouer que son histoire me fascine. Nous avons parlé de son identité panafricaine et comment cela a influé sur son travail (Partie 1) ; ses expériences pendant la révolution tunisienne et son travail comme Envoyée de l’UA pour la jeunesse (Partie 2).

Dans cette dernière partie, on parle de féminisme, d’engagement communautaire féministe et de navigation des espaces patriarcaux.

Quand tu as parlé au W7 à Paris, la première chose que tu as faite a été de te présenter comme féministe. Ça veut dire quoi pour toi d’être féministe ?

Être panafricaniste signifie être féministe, je ne fais aucune distinction entre les deux. Je dis toujours qu’il n’y a pas de panafricanisme sans féminisme. Sans les femmes qui ont mené les mouvements de libération.

Si les femmes ne s’étaient pas sacrifiées, si elles n’avaient pas lutté dans  l’ombre pour la libération, il n'y aurait pas d'agenda panafricain. Dans mon esprit, les deux sont intrinsèquement liés, et pour moi, quand je dis panafricain, cela inclut la perspective féministe. Le féminisme, pour moi, c'est la libération de soi en tant que femme. Il ne s'agit pas d'une femme qui vient vous voir et vous dit : « Tu as le droit de faire ça, cette personne ne peut pas te battre à cause de ça. » Si vous n'êtes pas libérée et que vous ne pouvez pas être vous-même dans chaque espace, pour moi, vous ne pouvez pas venir me donner des leçons de féminisme.

Quel a été, d’après toi, le moment déterminant de ce parcours dans ta vie ? Il ne s'agit pas nécessairement du moment où vous tu t’es dit « C’est bon, je suis féministe », mais d'un moment que tu considères comme charnière dans ton parcours en tant que féministe jusqu'à présent. Il peut s’agir d’un moment de transformation, ou de réalisation.

Je pense qu'il y a de nombreux moments, mais lorsque j'ai commencé à voyager et à me concentrer sur les jeunes, faire partie de cercles de femmes ; ces choses m'ont ouvert les yeux, car j'étais aussi dans une bulle où les définitions du féminisme, de la sororité et de la féminité peuvent être restrictives. En entrant dans ces nouveaux espaces, j'ai réalisé qu'il y avait tellement plus que cela et j'ai eu le sentiment de faire partie d'un plus grand mouvement. Je fais partie – à l'époque, je n'en avais même pas conscience – de la sororité ou plutôt d'une communauté de femmes qui se battent pour leurs droits, qui y croient et qui vous font croire que nous pouvons y arriver. Je pense que de nombreuses conversations avec des femmes m'ont inspirée. Qui plus est, je suis fille unique et toute ma vie, j'ai grandi entourée d'hommes, pas de femmes. On m'avait toujours dit que les femmes sont jalouses les unes des autres et je me suis sentie par mes amies. La première fois que j'ai reçu le soutien d'une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi.

« La première fois que j’ai reçu le soutien d’une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi. »

Cela a complètement changé mon idée de ce qu’une communauté de femmes était. Que le soutien était là du fait que, je te soutiens parce que tu es une femme et je comprends ta douleur. C'est aussi à ce moment-là que j'ai réalisé que dans ma vie, j'avais besoin d'un système de soutien. J'ai besoin que des femmes fassent partie de ma vie. Je pense que cela définit aussi mon féminisme, parce que lorsque vous vous battez pour le féminisme, au bout du compte, vous êtes un peu une amatrice dans des espaces masculins sans vraiment vous battre avec d'autres femmes. Cela n'a aucun sens. Le mouvement féministe mondial avait du sens pour moi, parce que je ne me définissais pas, avant, comme faisant partie du féminisme mondial, de la quatrième vague de féministes, parce que je ne suis pas d'accord avec l’idéologie. Pour moi, tout prend son sens si une femme vient me serrer dans ses bras et dans ce moment sincère de sororité.

Je vois. Donc ton expérience féministe se manifeste dans les moments de partage, d’affection et de bienveillance plutôt que dans les grands discours ? 

Absolument. Le cercle Eyala qui s’est tenu à Vancouver a été très bénéfique pour moi. C'était si apaisant d'être dans un espace sûr, même sans rien dire. Je n'ai jamais appris à être vulnérable, et c'est si difficile. Il m’est encore très difficile de me trouver dans un espace sûr et de pouvoir être vulnérable et de partager ma propre expérience. Mais entendre d'autres personnes me donne du pouvoir, et il est possible de partager la douleur sans dire un mot. C'est tellement utile.

Il existe cependant des espaces, et tu évolues dans un certain nombre d’eux, où l'on ne te laisse pas être féministe. Quand je vivais en France et que je m'intéressais aux questions liées au fait d'être une femme noire en France, à tout le mouvement contre le racisme, et même au mouvement panafricaniste, il y avait ce refus d'intégrer les questions liées à nos défis particuliers en tant que femme africaine. Je ne peux qu'imaginer que c'est la même chose pour toi aujourd'hui encore. Est-ce un phénomène que auquel tu es confrontée ou pas du tout ? Comment cela se manifeste-t-il et comment t’en sors-tu ? Comment négocies-tu ?

Je pense que c'est pire parce que tu es jeune et que tu es une femme. C'est comme si tu avais commis un double crime. C'est un aspect sur lequel j’essaie encore d’avancer, parce qu’à chaque fois que j’y pense... le patriarcat est si créatif. Chaque fois que je me dis : « Je peux gérer ça, je me retrouve dans telle situation, je sais comment remettre les gens à leur place. » Et puis le patriarcat arrive d'une manière différente, se manifeste différemment.

J'ai aussi vécu une expérience horrible en France, lorsque j'ai prononcé un discours au Forum Génération Égalité à Paris, à l'été 2021. Je portais fièrement ma robe et mon châle africains, je faisais partie d’un panel avec Melinda French Gates, la Première ministre Sanna Marin et la ministre Elisabeth Moreno. Le discours a été publié par le média Brut et est devenu viral et j'ai reçu les commentaires et les messages directs les plus islamophobes et misogynes de ma vie. J'ai dû me déconnecter des réseaux sociaux pendant une semaine. 

En diplomatie et même dans les espaces où les personnes sont le plus éduquées, le pouvoir entre toujours en jeu, et cela complique les choses. Comment gérer cela ? Honnêtement, j’y travaille toujours. Je me sens bien dans ma peau quand je suis juste moi, libre, audacieuse, sans complexes et j’essaie de ressentir ces sentiments davantage et d'emmerder le patriarcat.

Comment arrives-tu à canaliser ce pouvoir, en tant que jeune femme, africaine, nord-africaine qui s’exprime au nom de l'Afrique ? Comment avances-tu et négocies-tu ces moments où le patriarcat s'installe, car il peut être si dévastateur pour certains petits détails ?

J'en parlais hier, dans un groupe avec des jeunes marocain.e.s. Nous parlions du harcèlement et des gens qui veulent me voir échouer. Un mécanisme qui fonctionne pour moi, que j'ai commencé il y a trois mois, consiste à écrire des journaux intimes et à traiter les gens comme des personnages. Que ce soit le patriarcat ou les personnes qui veulent m'utiliser, me manipuler, les personnes qui veulent m'instrumentaliser ou les personnes qui veulent me voir échouer, j'observe simplement leur comportement. 

Je me souviens que les trois premiers mois, je réagissais de manière virulente aux attaques et je me sentais frustrée. Cela ne fonctionne pas dans le monde de la politique et de la diplomatie et cela ne permet pas de se faire des ami.e.s. Et je pense qu'une fois que j'ai commencé à écrire, j'ai commencé à prendre mon temps pour absorber tout ce qui arrivait et y faire face. Et je pense que cela m'a aidé à gérer certaines situations difficiles. J'ai commencé à sourire davantage lorsque les autres sont mal à l'aise avec ma présence, mon opinion ou ma manière de diriger. 

 Selon toi, quel aspect de ta personnalité fait de toi une militante féministe accomplie ?

Je ne suis pas certaine d'être une féministe accomplie.  J’estime avoir réussi lorsque j'atteins mes objectifs. Je n'ai pas l'impression d'avoir accompli ma mission, donc je n'ai pas l'impression d'avoir réussi. Le succès pour moi n'est pas évident, donc je ne sais pas. Je dirai que je suis une source d'inspiration, oui, parce que je vois beaucoup de gens changer des choses après notre rencontre et cela me touche beaucoup. Je ne le vois pas cependant comme un succès.

Ce qui me pousse à aller dans certains espaces ou me donne ma plateforme, puise sa source dans mon enfance. Mon père et moi vivions comme des nomades. J'ai vécu de nombreuses expériences qui m'ont fait comprendre la diversité. Même lorsque j'ai commencé à voyager, à rencontrer des gens qui ne me ressemblent pas, qui sont différents à tous points de vue, en idéologie, en expériences, etc. J'y ai été préparée par 20 ans de déplacements en Tunisie et de compréhension de notre mosaïque. Je ne voyais pas cela comme quelque chose à gérer, mais comme quelque chose de naturel.

Lorsque j'ai commencé à voyager et à croire vraiment en la vision panafricaine, à la porter, à convaincre les gens et à recruter des gens, les gens ont cru en moi ou m'ont rejoint parce que je les accepte sous toutes leurs formes. Je ne savais pas que c'était là mon pouvoir, mais après une décennie, en voyant comment le mouvement s'est développé et comment les gens se le sont approprié et se sont auto organisés, je suis fière de dire que j'en ai fait partie en tant que Tunisienne, malgré tous les stéréotypes à mon sujet. Grandir avec les valeurs de l'intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit.

« Grandir avec les valeurs de l’intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit. »

Qu'est-ce qui te donne le plus grand sentiment de réussite en tant que femme, en tant que féministe ?

Honnêtement, il y a tant de choses. Certaines d'entre elles sont très personnelles. Il y a ce grand changement de politique auquel j'ai participé en Tunisie, où nous avons modifié la loi qui permettait aux violeurs d'épouser des survivantes, et où nous avons réussi à faire reculer une loi qui disait que les femmes étaient complémentaires des hommes. Nous avons eu d'énormes manifestations, et les hommes étaient en première ligne avec nous, et ces grands moments de victoire sont très agréables en tant que féministe. Cependant, au quotidien, c'est vraiment tout ce que vous pouvez faire pour emmerder le patriarcat. Les autres moments où, en tant que communauté et en tant que féministes, nous nous rassemblons et nous nous sentons habilitées, ça me comble aussi. Et c'est tellement beau.

L'une des choses que je constate depuis que j'ai lancé Eyala... Je me rends compte, au fur et à mesure que je parle avec les gens et qu’elles partagent leurs expériences, que prendre la décision de vivre sa vie d'une certaine manière ou de se libérer, comme tu l’as dit, c'est parfois une grande décision, et parfois une petite. Quelle est la plus grande décision que tu aies eu à prendre ? Quel conseil donnerais-tu à quelqu'un qui hésite et ne sait même pas comment s'y prendre ?

Je pense d'abord à revendiquer son droit de choisir, d'être. J'ai pris de nombreuses décisions qui me semblent libératrices en commençant par ma famille, même si les conséquences ont été difficiles, surtout pour mes parents. Ma famille élargie est très conservatrice, sur le plan religieux. Il y a des traditions, des cultures, des valeurs spécifiques, ils ne comprendraient pas pourquoi je vis de cette façon où pourquoi j’ai certaines croyances. Finalement, tout le monde est fier de ce que je représente. Ils me voient enfin. Je pense que la plus grande décision que j'ai prise a été de m'opposer aux aînés de la famille et de dire simplement : « Voilà qui je suis ». 

Laisse-moi te contextualiser ce que je veux dire. J'ai été adoptée par le frère de mon père. Mes parents biologiques avaient déjà quatre enfants à ma naissance, et mon père a décidé de me « donner » à son frère pour qu'il m'élève comme son enfant. Nous avons quitté le village quand j'avais quatre ans, mais nous y retournions à chaque vacance. Nous sommes très liés au village, et à ma grand-mère. Le père qui m'a élevée est féministe, même s'il refuse de l'admettre. Mais il a eu le pouvoir de l'être, le droit de se rebeller, et quels que soient nos désaccords, mon droit de choisir était garanti. 

L'année de mes 18 ans, les choses ont changé car j'avais désormais ma propre vie, et je prenais mes propres décisions. Toute cette année-là a été difficile pour moi. C'était une année scolaire déterminante à cause du baccalauréat, mais aussi une année où mon père est parti en République démocratique du Congo pour une mission de maintien de la paix de l'ONU. Je suis très attachée à mon père, mon féministe, j’étais seule avec ma mère qui a dû elle aussi faire face à tant de pression. D'abord, après que j'ai eu mes règles, les gens ont commencé à me considérer comme une femme et non plus comme une enfant et ont commencé à me dire de ne pas faire certaines choses. Mes parents biologiques se sont également sentis investis d'un droit. Ils ont commencé à dire : « Nous avons notre mot à dire dans ta vie. Tu ne peux pas te comporter comme ça, porter ça ou autre chose. »  Nous sommes allés au village pour le mariage de ma sœur, et j'ai eu un désaccord public avec mon père biologique devant toute la famille étendue conservatrice, le village, la communauté. Vous m'imaginez, moi, cette petite chose debout devant l'aîné, en désaccord public avec lui : « Tu sais quoi ? je refuse d’aller à ce mariage et je vais porter cette robe. » Et puis ma cousine a dit : « Si Aya n'y va pas, je n'y vais pas ». C'était un vrai bordel. Et même la mariée attendait que je prenne une décision. 

Alors, ça c’est tellement de pouvoir ! Et qu’est-ce qui s’est passé après ça ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

À ce moment-là, j'ai réalisé ce qui peut arriver lorsque l’on s’exprime ouvertement. À ce moment-là, vous êtes cette fille silencieuse, et vous vous dites : « Je suis face à l’oppression, que dois-je faire ? » Je n'aurais jamais rien fait dans ma famille si je ne savais pas que mon père était féministe parce qu'il me soutient et me protège. Il n'était même pas là, mais je me sentais habilitée à être moi-même. J'étais confiante. J’ai pensé : « J'ai mon père. » Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. Je dirais: Défendez vos droits et ne parlez que si vous avez une protection, un système de protection qui peut vous tirer d'affaire, que ce soit votre père, votre ami.e, votre camarade. Créez cet entourage pour vous soutenir, pour votre bien et soyez radical.e. 

Et parfois, nous devons créer ce système pour nous-mêmes. En tant que féministe, en tant que femme, mais plus généralement en tant qu'Aya, quel livre qui te viens à l’esprit et qui, selon toi, t’a grandement influencée ?

Il y en a beaucoup. Je voudrais commencer par Tahar Haddad. C'est un féministe tunisien qui a écrit un livre en arabe sur les femmes dans l'Islam et la société. Venant d'une société qui se dit libérale et progressiste depuis 1956, puis grandissant dans un environnement oppressif, il m'a confortée dans l'idée que tout commence par la communauté. Il parle beaucoup de politique et de droit, et de la nécessité de faire progresser les droits des femmes, car les femmes sont la moitié de l'humanité et de la société. On ne peut pas paralyser la moitié de la société. J'ai lu beaucoup de livres sur Elissa (également connue sous le nom de Didon), la fondatrice de la cité de Carthage. Les gens disent que son histoire est un mythe, mais je veux croire qu'elle a existé. Chaque fois que j'ai l'impression d'être jugée à cause de ma radicalité, je me replonge dans cette histoire et je me dis : « Si elle l'a fait, je peux y arriver. »

Et quelle est ta devise féministe ?

Dure à cuire, je le dis trop souvent. Je le dis aussi dans les espaces politiques, et la dernière fois que je l'ai dit, c'était au Sud-Soudan, devant la Première Dame et le Vice-président. Et le coordinateur m’a dit : « C’est pas vrai, Aya, tu l'as dit devant la Première Dame. » Cela définit tout simplement, pour moi, ce qu'est une femme à part entière. Je me dis : « Je suis moi-même, une dure à cuire ». Ça me fait me sentir tellement bien.

Et quelle belle manière de terminer notre entretien. Sur du lourd ! J'ai vraiment apprécié notre conversation, Aya. Merci beaucoup d'avoir pris le temps de partager tout ça avec moi.

Note d’Eyala : Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

Vous voulez en savoir plus sur Aya?

Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter @aya_chebbi

Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

« Je suis une diplomate qui a un esprit militant. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) - 2/3

Je suis en conversation avec Aya Chebbi, organisatrice féministe panafricaine et la première Envoyée de l'UA pour la jeunesse. Dans la première partie de notre entretien, Aya nous a parlé de son identité africaine et de son enracinement dans le panafricanisme. 

Dans cette deuxième partie, nous creusons un peu plus pour découvrir sa vision d’une Afrique unie et unifiée et nous explorons son expérience quant à son rôle en tant que Envoyée de l'UA pour la jeunesse. 

Je voudrais parler de ton style, parce que tu es toujours bien mise. J’ai le sentiment que ça n’est pas uniquement une question de style, mais que tu désires faire passer un message à travers les vêtements que tu portes. Est-ce que c’est le cas ?

Tout à fait. J’estime qu’il s’agit d’une question d’identité et de libération personnelle. Tu sais, nous grandissons en mettant ce que l’on nous dit de mettre et il y a des standards de beauté particuliers, surtout en tant que femme. Mon expérience capillaire m’a fait réaliser que la manière dont je suis perçue reflète qui je suis. J’ai été harcelée à cause de mes cheveux naturels et donc j’ai pris l’habitude de les couper très courts, mais ensuite j’ai été obligée d’avoir les cheveux lisses. Ma mère les enroulait dans de longs collants tous les soirs pour qu’ils soient disciplinés le matin. Dès que je prenais une douche, je devais aller au salon de coiffure. C’était normal dans ma famille. 

Lorsque je suis allée à l’université, je n’avais plus le temps ni l’argent pour faire ça et je me souviens avoir été choquée de découvrir que j’avais les cheveux bouclés. J’adorais être au naturel, prendre simplement une douche et sortir en laissant mes cheveux tels quels. Dans ma famille les 2-3 premières années, on me disait « Va t’arranger, tu ne ressembles à rien. C’est quoi cette coiffure ? C’est n’importe quoi ». Les cheveux lisses étaient la norme. Je me suis rendue compte que mes cheveux étaient politiques et je les ai utilisés pour montrer qui je suis et que j’aime les porter au naturel. Cela demande du courage également de porter certaines de mes tenues et d’entrer dans une pièce. Je ne porte ni de tailleur ni de jupe cintrée ou une tenue que la société estime qu’une jeune femme ou ce qu’une diplomate doit porter, même dans les couloirs de l’Union africaine. 

« Je me suis rendue compte que mes cheveux étaient politiques et je les ai utilisés pour montrer qui je suis et aimer cela. »

Mon identité panafricaine m’a permis d’avoir le courage d’affirmer : « C’est ainsi que je souhaite être perçue. J’aime mes boucles d’oreilles africaines. Je ne peux pas les retirer. Elles représentent qui je suis ». C’est pour cela que je m’habille tel que je le fais, parce que c’est une démarche panafricaine pour moi.  Toutes les pièces que je porte proviennent d’une partie de l’Afrique, c’est comme si je disais « Je suis toute l’Afrique en mouvement ». Surtout en Tunisie, j’adore le fait que lorsque les gens me voient, ils commencent à poser des questions du genre : « Oh mon Dieu, d’où est-ce que ça vient ? » et que ça lance une conversation. J’aime beaucoup ça ; j’aime provoquer cette réaction. Cela me permet de lancer des discussions sur l’Afrique en Afrique du Nord, ce qui n’est pas évident à faire. J’ai également remarqué que lorsque je voyage, je blogue sur la nourriture, les vêtements et nombre des personnes qui me suivent veulent aller visiter les pays africains où je me rends. Cela leur fait apprécier la culture ou bien ça éveille leur curiosité à ce propos et j’adore ça. Ça change l’image de l’Afrique.

À quoi ressemble une Afrique unie aujourd’hui ? Si nous pouvions faire vivre le panafricanisme tel que tu l’entends, à quoi ressemblerait-il ? Quelle vision as-tu de cette utopie ? 

Bien que les années 60 m’inspirent beaucoup, je pense que nous avons une vision différente. Les dirigeants ont créé des frontières et se sont battus pour avoir des États-nations. Je pense que c’est l’opposé de ce que recherche ma génération actuellement. Nous voyons une Afrique sans frontières qui n’est pas dirigée en fonction des intérêts personnels ou des frontières coloniales. Les gens pourraient se déplacer partout. Ils connaîtraient l’histoire de la Tunisie, ce que les Tunisien.nes ont fait en 2011. Un enfant Zambien, par exemple, saurait ce que les Tunisien.nes ont changé et cela pourrait l’inspirer à agir. Nous serions puissants sur le plan économique, sans nous soucier de l’impérialisme colonial, nous siègerions aux Nations Unies en ayant un pouvoir décisionnaire. Ma vision de l’unité consiste en une population dont la conscience est africaine. Une définition commune de l’africanité et de l’appartenance à cet espace. C’est également une question de leadership. Sans un leadership panafricaniste, il est facile de vendre nos ressources et nos idées. Nous avons besoin de dirigeant.e.s qui pensent : « Je ne vais pas agir ainsi parce que ça pourrait porter préjudice au Ghana, mon voisin, ou à l’Algérie. Je ne procéderais pas de telle manière car cela pourrait porter préjudice au Kenya. » Une mentalité altruiste, qui pense aux autres pays, au peuple en tant qu’Africain, d’un point de vue idéologique… C’est ce que devrait faire un.e dirigeant.e panafricaniste à mes yeux. 

Tout à fait, un.e dirigeant.e seul.e ne peut pas penser au panafricanisme; une action de groupe est nécessaire. Est-ce ce que tu avais à l’esprit lorsque tu as fondé Afrika Youth Movement ? 

Oui. J’ai appris de la révolution tunisienne, un mouvement sans figure de proue. Je ne crois pas en Ghandi, Mandela, Martin Luther King ou en l’idée d’une personne seule qui lance un mouvement et mobilise les autres. Cette théorie a en réalité effacé de nombreuses femmes de l’histoire. Je crois qu’il existe des dirigeant.e.s et des personnes qui ont une influence ou un impact sur la vie des gens, mais je crois que si ces gens n’en ont rien à faire, il ne se passerait jamais rien. L’idée initiale avec la création d’Afrika Youth Movement était de réunir des jeunes qui, comme moi en 2011, n’avaient aucune idée de qui ils/elles étaient, les rassembler dans un espace et leur dire : « Peut-être que ce que tu es, c’est ça, cette identité ». Je suis très extrémiste dans mon panafricanisme, c’est pour ça que je dis que je « radicalise » la jeunesse, parce que je pose des questions critiques en ayant une idée derrière la tête. Je ne m’adresse pas à elle en disant « Tu es peut-être ceci ou cela ». Je mène mon mouvement en déclarant « Tu es avant tout Africain.e ». J’enrôle autant de jeunes que possible avec cette idéologie d’être africain.e d’abord et de placer les intérêts de notre communauté en premier.

A quoi cela ressemble-t-il? J’imagine que ça doit être une tâche très difficile vu la diversité présente, et ce, même au sein d’une seule nation.

La construction de ce mouvement a pris sept ans, avant mon départ et maintenant, en regardant d'autres mouvements comme Black Lives Matter, que nous considérons comme des mouvements importants et massifs, j’estime qu'il faudrait plus que ce que nous faisons actuellement. Chaque fois que je voyage, je réalise que celles et ceux que je recrute font plutôt partie de l'élite. Et beaucoup de ces jeunes occuperont des postes à haute responsabilité, mais cela ne mobilisera pas la base. Et si mon cousin qui vit actuellement dans le nord-ouest de la Tunisie, à la frontière algérienne, au milieu de nulle part, ne croit pas en cela, alors nous ne ferons rien. Si une révolution éclate demain, ces personnes vivant dans ces endroits ne le sauront pas. Elles ne savent même pas que la révolution a eu lieu. Elles ne savent pas qui est le président. Donc, si nous ne mobilisons pas ces personnes-là, nous n’arriverons à rien.

Est-ce à cela que tu souhaites te consacrer à l’avenir ? Quelle est ta vision pour ce projet ? 

Mon rêve serait que les 300 millions de jeunes en Afrique soient toutes et tous panafricanistes. Si j’avais les ressources nécessaires dans quatre ans, c’est mon objectif. Entre 2012 et 2015, lorsque nous avons créé le groupe Facebook et lancé le mouvement, je suis allée dans 35 pays africains, que j’ai sélectionnés en connaissance de cause, et j’ai profité de la moindre occasion pour rester plus longtemps et organiser des rencontres.  Je me rendais à des conférences mondiales, et j'organisais des réunions sur l’Afrique avec des jeunes africain.e.s en parallèle. Tout était réalisé consciemment. J'avais une stratégie. Je me rendais également très souvent dans les universités, ces grands espaces où je pouvais rencontrer de nombreux jeunes en même temps. 

Avant d'être nommée Envoyée de l'UA pour la jeunesse, j'allais réaliser une vidéo et j'avais commencé une tournée afin de voyager et donner des conférences à propos de la décolonisation dans toute l’Afrique. Mon rêve était de toucher 3 millions de jeunes en un an. En m'inspirant de la révolution tunisienne, je voulais aussi les connecter au mouvement... c'est-à-dire à l'infrastructure. Je recrutais ces personnes et leurs partisan.nes, en rassemblant tous ces mouvements. 300 millions de personnes, c'est énorme, mais je pense que si nous ciblons les bonnes personnes, celles qui disposent d’un public important et du pouvoir de mobilisation, nous pouvons y arriver. Ce n'est pas impossible, nous pouvons le faire.  

Tu as évoqué avoir été inspirée par ce que tu as appris lors de la révolution. En y repensant, comment cette expérience a-t-elle façonné la femme Africaine et Tunisienne que tu es aujourd’hui ?

La révolution m’a changé la vie. Tout d’abord parce qu’à mon avis elle est arrivée au bon moment - l'année de la fin de mes études. Elle est survenue à une période où je me rebellais dans ma famille, je remettais en cause des membres de ma famille qui tentaient de m’opprimer parce que je suis une femme. J’étais assez radicale dans ma famille, mais je n’étais pas politique. J’avais peur d’être une militante ou de parler de politique parce que mon père est dans l’armée et ne peut pas prendre part à la vie politique. Ma mère était harcelée elle aussi parce qu’elle porte le voile. J’ai mis mon énergie dans le bénévolat en faisant de la photographie et des ateliers de lecture dans les hôpitaux pour enfants.

Lorsque la révolution est survenue, je n'avais pas peur et j'étais prête grâce à mon expérience de bénévole. Je suis allée au camp de réfugiés. J'ai rejoint la Croix-Rouge et d'autres organisations. Je vois mon intrépidité comme la conséquence de se trouver à un stade où l’on n’est pas seule et où l’on peut dire : « J'en ai rien à foutre que vous me tuiez parce que je vais gagner et si je meurs, nous aurons un héritage parce que toutes ces personnes vont se lever. » Les gens ont essayé de me frustrer en prenant mon appareil photo, parce que je tenais un blog à l'époque. Je me souviens avoir eu peur de la police toute ma vie, mais la révolution a brisé ma peur du système, de l'institution, de l'establishment. Je ne m'étais jamais sentie aussi puissante de ma vie. Le mot « liberté » avait à nouveau un sens. 

Tu as parlé du blogging et je sais que ton blog, Proudly Tunisian (Fière d’être tunisienne en français, NDLR) est très suivi, même en dehors de la Tunisie. Parle m’en plus en relation avec la révolution. 

La deuxième chose que j'ai apprise pendant la révolution est liée au blogging, car j'avais le devoir de dire au monde ce qui se passait. J'étais vraiment frustrée, et la technologie m'a donné du pouvoir. Lorsque mes articles ont commencé à être repris par des médias internationaux, j'ai vu à quel point ma voix était puissante. J'avais l'habitude d’interpeller le New York Times sur Twitter et de leur dire : « Non, cette manifestation avait tel nombre de personnes, pas tel autre. » Et les journalistes changeaient l’information ! J'ai compris la manière dont je pouvais me faire entendre et de quelle manière je pouvais façonner les conversations. J'ai compris que si je ne m'exprimais pas, je ne changerais jamais les choses.

J’ai aussi appris l’engagement communautaire, car tout était organique et magnifiquement chaotique. J’ai rencontré nombre de mes ami.e.s. actuel.le.s dans la rue. Nous nous organisions toutes et tous sur internet. Nous ne nous connaissions pas et, d'une manière ou d'une autre, nous étions coordonné.e.s. Lorsque Ben Ali est parti, nous avons dû nous organiser pour empêcher d'autres personnes de s'emparer de l'espace politique. J'ai appris que l’engagement communautaire demande du temps et des efforts, qu'elle rassemble beaucoup de gens et qu'elle exige l'inclusion. Les concepts de création de coalitions, d'organisation, de rassemblement des gens, d'écoute des gens, de retour d'information, ont pris tout leur sens au final. Au cours des deux premières années, il y a également eu beaucoup de trahisons et de détournements de notre mouvement. J'ai donc également appris que l’engagement communautaire consiste à observer et à écouter, à ne pas porter de jugements hâtifs, à prendre du recul et à faire participer les gens, car vous aurez besoin de tout le monde. 

« J’ai appris que l’engagement communautaire demande du temps et des efforts, qu’elle rassemble beaucoup de gens et qu’elle exige l’inclusion. »

C'est ainsi que j'ai réussi à créer l’engagement, car l'organisation de la jeunesse est mouvementée, mais celle de la jeunesse africaine, qui est si diverse dans un même pays, avec des ethnies, des clans, des langues différentes, etc. l’est particulièrement. Même les personnes originaires d'un même pays ne peuvent pas s'asseoir et dialoguer. Sans la force de croyance dans le panafricanisme, j'aurais plus d’une fois tout abandonné. C'est ce que j'ai appris plus tard dans le mouvement des jeunes : il ne s'agit pas seulement de gagner le combat, mais aussi de construire en son sein. J'ai appris tant de choses ; il faudrait qu’un jour j’écrive un livre sur une révolution. 

Tu devrais ! Je travaille dans les secteurs des ONG et dans le développement international, et tout ce mouvement d’engagement significatif des jeunes… Je ne sais même pas ce que cela veut dire à ce stade. Lorsque tu as été nommée en tant qu’Envoyée de l’UA pour la Jeunesse, qu’en as-tu pensé ?

C'était une surprise, et je ne m'attendais pas à être sélectionnée, car deux ans avant ma nomination, j’avais organisé un boycott à l’UA en quittant la même salle dans laquelle j'ai prononcé mon discours d’investiture. Un dialogue intergénérationnel avait été organisé et je n’ai pas aimé la façon dont le dialogue avait été organisé. Cela ne ressemblait pas à un dialogue, et ne semblait pas démocratique, j’ai donc quitté la salle avec 20 autres jeunes. 

J’ai tout de même posé ma candidature parce que j’estimais mériter ce poste et parce qu’il s’agissait de la prochaine étape que je désirais franchir dans le système. J'ai également postulé pour le poste d’Envoyée des Nations unies pour la jeunesse, et j'ai fait partie des finalistes. C'était une surprise totale, et j'ai apprécié la façon dont j'ai été sélectionnée. C'était un processus rigoureux et transparent qui a pris plusieurs semaines. J'aime raconter cette histoire pour inspirer les jeunes et leur montrer qu'elles et ils peuvent occuper les postes haut placés qu'elles méritent. Vous n'avez pas besoin de connaître quelqu'un ou de travailler pour votre gouvernement ou parce que vous connaissez ou êtes apprécié à l'UA. Et beaucoup de gens croient encore que mon gouvernement m'a nommée ou que j’ai été pistonnée, mais j'ai passé toute ma vie dans la société civile. Je leur montre aussi que l’activisme peut ouvrir les portes de la diplomatie, de la politique, ou de tout ce que vous voulez. Ce n'est pas le poste qui compte, mais ce que vous voulez accomplir. Les titres ne sont que des vecteurs de changement. Je suis très fière de ce rôle. Je l'adore. J'aime servir la circonscription des jeunes. J'espère lui avoir rendu justice. Je pense que l'UA est très pertinente pour l’unité. 

Et pendant les 2 années que tu as passées à ce poste, quels ont été à tes yeux tes succès ?

J'espère avoir rendu justice à ce rôle et avoir posé des fondations solides pour les jeunes au sein de l'institution. J'ai tout rassemblé dans un rapport consacré à l’héritage dans le but d’amplifier l'impact des jeunes et de montrer ce que les jeunes peuvent faire lorsque davantage d’espaces d’innovation sont disponibles.

J'ai grandi entre la révolution et aujourd'hui, je suis passée de la résistance au système à la volonté d’en faire partie pour changer les choses de l'intérieur. C'était effrayant pour moi. Je ne voulais pas faire de compromis sur mon identité – ma personnalité radicale et bruyante – ni sur mes valeurs. Je suis une diplomate qui a un esprit militant, et ce que je veux être, c'est être un pont entre les générations, entre des systèmes déconnectés. Le problème est qu'en tant que jeunes, nous sommes ces personnes là qui sont radicales et nous dénonçons le système. Mais ensuite, nous ne trouvons pas de terrain d'entente. Parallèlement, il est très frustrant pour moi de m'asseoir dans des salles avec des vieux monsieurs qui n'ont rien à faire de la jeunesse de leur pays. Et ce, au niveau le plus élémentaire. Je ne parle même pas de politique ou de mise en œuvre de mesures particulières. Je parle de convaincre l’autre de la raison pour laquelle elle devrait s’en soucier. 

Parle moi de cette expérience de naviguer ces espaces en tant que jeune, surtout jeune dans une position de leadership. Comment t’es-tu sentie?

Actuellement, je suis épuisée d'avoir tant blâmé le système et je pense que nous devrions trouver un moyen de dialoguer avec les institutions. Cela ne marche pas pour nous de nous organiser simplement en dehors des couloirs du pouvoir. C'est ce qui m'a incité à organiser le co-leadership intergénérationnel, pour dialoguer et trouver des solutions ensemble. Ces espaces existent parce que nous les acceptons, et nous acceptons d'être là, de nous y asseoir pour que nos idées soient mises à profit. Là je pars dans un espace où je vais m’occuper de l’engagement. J’inviterai ces personnes à se rallier à ma cause et à s’engager. Je me sens plus confiante, plus puissante, plus motivée, et personne ne se sert de ma jeunesse. 

Je souhaiterais, après ces deux années, que ce concept soit ancré, que ce soit une normalité, et que chaque espace soit intergénérationnel et dirigé conjointement. Le processus de leadership, de gouvernance, les conversations, tous les sujets de haut niveau dont nous parlons devraient comporter ce co-leadership intergénérationnel. Je vois aussi une différence dans les espaces réservés aux femmes. Je pense que dans ces derniers, les personnes se sentent inspirées par les autres générations et sont plus à l'aise pour parler à une aînée que dans les espaces avec des hommes âgés.   

Je suis d’accord avec toi à propos de cette différence dans les espaces féminins, ou le co-leadership est un modèle que la plupart de ces espaces adoptent. Je sais que tu as parlé de ton expérience en tant que jeune dans cet espace souvent dominé par des vieux monsieurs. Quelle a été ton approche en tant que femme ?

Je suis allée dans ce rôle en tant que femme dirigeante. Mon idée du leadership féminin est collaborative. C'est l'intelligence émotionnelle ; d'unir les gens autour du panafricanisme, autour de l'agenda africain. Les deux sont d'abord liés parce que j'ai le sentiment que nous n’avons aucune idée de toutes ces femmes qui ont contribué à la libération. Je sais au fond de moi qu'il y avait un mouvement massif de femmes derrière tout cela. Aussi, les hommes qui m'inspirent, comme Thomas Sankara, sont féministes. Je ne peux pas considérer que Thomas Sankara était féministe sans être panafricaniste, car il s'est battu pour que l'Afrique soit indépendante et a déclaré que cela ne pouvait se faire sans la participation et l'émancipation des femmes. 

On ne peut pas unir notre continent ou parvenir à quoi que ce soit sans être féministe, sans croire à l'égalité et sans croire que les femmes font fondamentalement partie de la révolution africaine.

Dans la prochaine partie de cet entretien, on parlera de comment Aya est devenue féministe et ses efforts d’organisation de l’engagement des jeunes africain.e.s sur le continent. C’est ici pour cette dernière partie.

Note d’Eyala: Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

Faites partie de la conversation

Nous avons hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Aya, c’est sur Twitter @aya_chebbi

« Je ne me considère pas comme originaire d’une seule partie de l’Afrique. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) - 1/3

Une des choses à propos d’Aya Chebbi est qu’elle ne passe pas inaperçue! Elle se démarque à tous égards, que ce soit par les vêtements et les bijoux qu'elle porte, par son langage ou par son approche féministe radicale. 

Lorsqu'Aya a participé à notre tout premier Cercle Eyala, qui s'est tenu à Vancouver en 2018, j'ai remarqué que c'était le plus calme que je l'ai jamais vue. Elle ne disait presque rien, et j'étais curieuse de voir comment elle pouvait être vocale dans des espaces qui exigent que nous le soyons, et combien dans un espace de communauté partagée et de vulnérabilité, elle était très silencieuse, réfléchie et repliée sur elle-même. 

Chaque fois que je vois une personne qui est si extravertie et audacieuse, je suis toujours intéressée à l'entendre, à connaître son histoire. Lorsqu'une personne a une forte personnalité publique, les gens oublient souvent qu'elle a des nuances et des complexités. Lorsque j'ai eu l'occasion de parler avec Aya, je lui ai demandé si elle voulait bien partager son histoire avec moi, et elle a accepté. Je voulais vraiment en savoir plus, et j'espère que notre conversation fera ressortir ces complexités. 

Nous parlons de son identité africaine et de la manière dont le panafricanisme constitue la base de son travail (première partie ci-dessous). Nous avons également parlé de son travail et des leçons qu’elle en a tiré en tant qu'organisatrice pendant la révolution tunisienne et de son expérience en tant que première Envoyée de l'UA pour la jeunesse (partie 2). Nous avons terminé notre conversation par une discussion sur son parcours en tant que militante féministe et sur sa façon de naviguer dans les espaces patriarcaux (partie 3).

C'est parti ! 

Bonjour Aya, merci d’avoir accepté mon invitation. Et quel plaisir de pouvoir discuter en vrai, ici au Maroc ! Je cherchais une manière brève de te présenter tout en rendant justice à tous tes accomplissements… ce n’est pas si facile ! Comment aimerais-tu te présenter ?

La première chose que je dis toujours c’est que je suis panafricaine. Lorsque je fais de nouvelles rencontres, on me demande toujours « D’où viens-tu ? » et quand je réponds que je suis Africaine, on essaie de limiter cette réponse au pays dans lequel j’ai grandi : la Tunisie. Mais je ne me considère pas comme originaire d’une seule partie de l’Afrique.

Je ne suis pas uniquement africaine. Je suis panafricaine. Ce sont deux choses distinctes. Être panafricaine c’est à la fois mon identité et mon idéologie. En me présentant comme telle, je ne dis pas seulement que je suis originaire d’Afrique mais aussi que je veux l’unifier. Comme l’a dit Kwame Nkrumah, « Je suis africain, non pas parce que je suis né en Afrique, mais parce que l'Afrique est née en moi ».

Commençons avec la question de l’identité.

Je viens d’Afrique du Nord ; j’ai une identité méditerranéenne, une identité amazighe, une identité maghrébine, mais également une identité africaine. Et aucune de ces identités n’efface l’autre, tu vois ce que je veux dire ?

Je vis en Afrique du Nord depuis un moment maintenant, et dire que tout le monde ne se sent pas aussi africain.e que toi, serait un euphémisme… 

C’est vrai et je le déplore. C’est parce que nous avons été privés de notre identité africaine. Les choses ont changé après l’indépendance : tout s’est arabisé et islamisé. On ne nous enseigne rien sur l’histoire africaine à l’école, et il y a la barrière de la langue qui rend difficile la lecture d’auteur.e.s originaires du reste du continent.

Dis-moi alors comment est né ton sentiment d’africanité ?

Je pense qu’il résulte de deux expériences que j’ai vécues très tôt dans mon parcours. J’ai rejoint mon père qui travaillait pour l’armée tunisienne dans le camp de réfugiés de Choucha à Ras Jedir. Il l’avait installé à la frontière tuniso-libyenne et il s’en occupait, à la suite du conflit entre les autorités pro Kadhafi et les rebelles libyens. Environ 1 million de réfugié.e.s, essentiellement des migrant.e.s africain.e.s, ont fui vers la Tunisie en passant par la frontière. C’était comme si j’étais dans un livre d’histoire sur l’Afrique. Je m’asseyais et je discutais pendant des heures avec des personnes venant de la « Sénégambie », du Bénin, de la Sierra-Leone et d’autres pays. Un pan de l’histoire dont je n’avais jamais entendu parler. Et pourtant, je me retrouvais dans certains de leurs récits. 

Ensuite, l’expérience de traverser les frontières coloniales et de visiter d’autres pays a été très importante. Mes premières destinations ont été le Kenya et le Sénégal. Je me suis sentie comme chez moi en partageant des repas, en rompant le jeûne et en ayant des conversations à propos de l’islamisation, en apprenant les liens entre le swahili et l’arabe ou en me promenant le long de l’avenue Habib Bourguiba à Dakar. Cette familiarité a été révélatrice, surtout parce que je viens d’un pays où les gens ont de nombreux stéréotypes sur le reste de l’Afrique. 

Et tu as été confrontée à des stéréotypes sur ta propre identité de la part d’autres Africain.e.s?

Lors de mon séjour au Kenya en 2012, j’ai réalisé que la plupart des personnes qui me voyaient ne me considéraient pas comme une africaine. Elles croyaient que je venais d’Espagne ou du Brésil et me surnommaient Mzungu (en swahili : la blanche). Cela a piqué ma curiosité, je voulais savoir pourquoi les gens ne me percevaient pas comme africaine et je leur ai donc demandé. Je leur expliquais presque tous les jours : « Je viens de Tunisie. C’est en Afrique du Nord, je suis africaine. » C’est comme ça que j’ai commencé à revendiquer mon identité. 

Plus je voyageais à travers l’Afrique, plus l’idée du panafricanisme me fascinait. J’ai commencé des lectures détaillant la relation de l’Afrique du Nord au reste du continent ainsi que sur le mouvement africain de libération. J’ai été fascinée par la manière dont les pays sont devenus indépendants les uns à la suite des autres grâce à la solidarité, à l’idéologie de se rassembler en tant qu’Africains pour se libérer. C’est de cette manière qu’est née mon identité actuelle, qu’elle s’est renforcée et qu’elle est devenue politique. Je crois sincèrement que nous sommes bien organisés.

Mon entretien avec Aya a bien commencé en effet. Dans la deuxième partie, nous explorons plus ses réflexions sur le panafricanisme, et on en apprend plus sur ces expériences en tant que première Envoyée de l'UA pour la jeunesse. Cliquez ici pour lire la partie 2.

Note d’Eyala: Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

Faites partie de la conversation

On a hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Aya, c’est sur Twitter @aya_chebbi

« Etre une féministe est une lutte pour la réalité que je sais que je mérite. » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 4/4

Quand je pense à tout ce que tu m’as dit sur ton livre, il est clair que tu ne nous as pas seulement donné un guide sur la santé sexuelle, mais aussi un manifeste sur le pouvoir féminin. Tu donnes même un indice de cela dans la dédicace - un beau poème qui se termine sur un appel à te rejoindre à être des “indomptables”. The mot te vas si bien. Tu peux m’en dire plus sur pourquoi tu l’as choisi pour nous accueillir dans ton monde?

Plusieurs personnes ont fait référence à moi sur Twitter en m’appelant ‘l’indomptable Dr. T” et donc quand ma maison d’édition a utilisé le même mot pour annoncer mon livre, je suis allée chercher la signification dans le dictionnaire. (L’anglais est ma 6e langue, tu sais? Donc je cherche assez souvent la signification des mots). Je suis donc allée chercher la signification, parce que je me suis dit, avant d’internaliser ce mot, il faut que je sache ce qu’il signifie. Je m’inquiétais de ce que les gens projetaient sur moi. 

Pourquoi cela t’inquiétait-il? C’est un compliment, n’est-ce pas?

Je résiste délibérément à toute personne qui essaie de me coller l’étiquette de forte, tenace ou des choses comme cela. En Afrique du Sud, il y a ce mot, mbokodo, qui était utilisé pour décrire les femmes actives dans la lutte anti-apartheid. Les gens l’utilisaient pour dire qu’une femme était forte, qu’elle était une pierre, qu’elle ne pouvait pas être brisée.

Mais très souvent, cette force qui est célébrée vient avec la réserve que les femmes restent silencieuses devant des bêtises. Cette force est utilisée comme une arme pour maintenir la maison même si tout est en train de s'effondrer. Ce qui est célébré est le fait que nous acceptons une certaine forme de violence et quand tu élèves la voix, quand tu décides que tu ne seras pas utilisée, alors, tout d’un coup, tu n’es plus si forte.

Donc je voulais connaitre la signification de indomptable parce que je ne voulais pas être vue comme un objet qui n’avait pas d’émotions. Mais quand j’ai vu ce que ça signifiait, je me suis dit, d’accord, ce mot me ressemble. Je le prends. (Elle rit.)

Comment définis-tu ton esprit indomptable?

Dire que je suis indomptable veut dire que je sais exactement ce que je soutiens, et par extension, cela veut dire que je n’ai pas à perdre mon temps à convaincre les gens que ce que j’ai à dire est important. Si je n’aime pas quelque chose, je te dirai. Et s’il y a des problèmes dans ton combat, je te dirai. Je ne suis pas cette personne qui va garder le silence. 

Je me trouvais dans un vol et ce poème m’est venu à l’esprit et donc je l’ai noté. Et puis j’ai pensé, c’est ce qui va aller dans ce livre. Il m’a été demandé d’inviter quelqu’un à écrire la préface mais ça m’a paru judicieux d’avoir ce poème comme ma dédicace.

Je ne peux pas te laisser partir sans qu’on ne parle de féminisme. Qu’est-ce que ça veut dire pour toi quand tu te réclames féministe?

Je ne connaissais pas ce mot, féminisme, jusqu’à tard dans mon adolescence, quand j’ai commencé à lire sur le sujet. Mais j’ai vécu dans un monde féministe. J’ai grandi en voyant des femmes arriver dans des pièces et commander le respect. J’ai grandi avec des femmes qui riaient bruyamment. J’étais entourée de femmes qui m’ont permis de discuter, qui ne m’ont jamais dit que je ne pouvais pas dire ci ou ça ou de donner une réplique à mon père parce que je n’étais qu’une enfant.

Donc ce monde que beaucoup de féministes essaient de construire, j’y ai vécu. Mon féminisme n’est pas quelque chose que je lis ou une réalité qui existe quelque part au loin. Mon féminisme, c’est ma vie. C’est mon histoire. C’est ma mère, ce sont mes tantes. Ce sont ces souvenirs d’enfance de femmes assises sur des tabourets autour de marmites bouillonnantes et parlant des relations sexuelles incroyables qu’elles avaient sans nous chasser. Je sais ce que c’est que de vivre dans un monde où je suis considérée pour ce que je suis et ce que je veux être. 

C’est une vision tellement apaisante du féminisme.

Oui, mais pour les mêmes raisons, mon féminisme est aussi une lutte. C’est une lutte pour ne laisser personne me retirer ma réalité, mon vécu et mon histoire. Mon féminisme est ma lutte pour protéger qui je suis. Les gens aiment se plaindre que les féministes luttent tout le temps. Mais bien sûr que je lutte!

Je lutte pour protéger le monde que je sais peut exister parce que je l’ai vécu: un monde dans lequel je peux me mouvoir sans être traitée de tous les noms ou sans que les gens ne passent des commentaires sur mon gros derrière ou sur mes vêtements. Un monde dans lequel je peux me mouvoir sans être inquiétée que je vais être violée. Mais maintenant j’étouffe. Je suis réduite au silence. Je suis violentée, alors, je lutte. Etre une féministe est une lutte pour la réalité que je sais que je mérite parce que je l’ai vécue.

Et maintenant, la question rituelle de fin sur Eyala. Quelle est ta devise féministe ?

Ce n'est pas vraiment une devise féministe, mais il y a cette phrase que ma mère me dit chaque fois que je voyage ou que je me prépare à donner une conférence ou autre. Elle dit toujours : "sois audacieuse". Je l’ai même en tatouage sur mon avant-bras depuis quelques mois, et en braille.

En Braille? Pourquoi?

Dans les années 80, ma mère était enseignante pour les enfants aveugles et sourds, alors elle leur enseignait la braille et le langage des signes. La langue des signes est en fait la première langue que j'ai apprise. Je voulais que ce tatouage soit en Braille et en 3D, pour que si jamais je rencontre un-e aveugle, il/elle puisse lire le tatouage.

Wow, j’adore. 

Oui, donc "être audacieuse " est une devise qui me permet d'avancer dans un monde où ma réalité, mon histoire, qui je suis et à quoi je ressemble, est constamment remise en question ou réduite au silence. Un monde où je ne suis jamais assez bien comme je suis, donc je dois toujours appuyer les choses. Et donc, "être audacieuse" est un rappel à être moi-même.

Être audacieuse n'est pas la même chose qu'être forte, par ailleurs. L’audace donne de l'espace à la vulnérabilité là où la force n'en laisse pas. Être audacieuse signifie que je dis ma vérité même lorsque ma voix tremble. Chaque fois que je vois une personne qui a besoin de soutien ou qui est en difficulté, je partage ces mots avec elle. Soyez audacieuse. Même si vous pleurez en ce moment, soyez audacieuse face à votre vulnérabilité. Ne soyez plus calme ou respectable. Peu importe que vos pleurs retardent toute la conférence. Quoi que vous ressentez, ressentez-le pleinement. Soyons audacieuses. 

C’est la fin! Grand merci à toi, Dr. T. d’avoir partagé une si grande partie de ton histoire avec moi et avec la communauté Eyala sans craindre la controverse. Chères lectrices et lecteurs, j’ai hâte d’entendre ce que vous en avez pensé, alors envoyez-nous un commentaire ci-dessous, ou parlons sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Vous voulez en savoir plus sur Dr T?

Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter et Instagram @DrTlaleng.

Cherchez vos copies de son livre Dr. T., A Guide to Sexual Health and Pleasure. Vous pouvez commander chez Book Depository pour les livraisons en Afrique et en Europe; et chez Barnes and Noble pour les livraisons aux Etats-Unis.

« L’hymen est un morceau d’anatomie inutile. » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 3/4

Mon entretien avec la médecin et activiste des droits reproductifs sud-africaine, Dr Dr. Tlaleng Mofokeng, ne fait que commencer. Après avoir entendu ses motivations (partie 1) et sa voix (partie 2), le moment est maintenant là pour parler avec Dr T. de son livre: A Guide to Sexual Health and Pleasure (Un guide de la santé et du plaisir sexuels - inédit en français). Asseyez-vous et prenez un verre.

Maintenant qu’on en sait un peu plus sur toi, on va se plonger dans ton livre. Je devrais commencer par te dire que je l'ai adoré ! Il est instructif et déconcertant à plus d'égards que ce que l'on pourrait attendre d'un "guide de la santé et du plaisir sexuels".

Merci Françoise, cela me touche beaucoup. 

Je te propose de développer certains points du livre que j'ai trouvés puissants. Tout d'abord, tu nous invites tous à nous détourner de l'idée de normalité lorsqu'il s'agit de santé et de plaisir sexuels. N'y a-t-il vraiment aucune norme ? 

A la clinique dans laquelle je travaille, nous recevons beaucoup d'appels affolés de personnes, mais elles ne disent pas : "Je ne sais pas ce qui se passe, aidez-moi". Elles nous disent plutôt : " Il ne m'arrive pas ce qui est arrivé à ma sœur quand elle était enceinte de huit semaines " ou " Mon vagin ne ressemble pas à ceux que j'ai vu sur tel ou tel site web ". Résultat, je me retrouve en consultation, pensant qu'il s'agit de dépistage d'IST et de frotti, mais au fur et à mesure que je consulte les antécédents médicaux de la patiente, je réalise que cette personne ne fait que passer des tests pour prouver qu'elle est normale. Si elle connaît une personne qui a ses règles pendant trois jours alors qu'elle-même les a pendant sept jours, elle se dit que quelque chose ne va pas du tout chez elle. 

Il y a beaucoup d'anxiété qui se manifeste dans le pourquoi et le comment de la recherche de soins de santé. Les femmes, en particulier, comparent leurs maladies et partagent leurs observations, oubliant que nous n'avons pas les mêmes antécédents médicaux, ni les mêmes souhaits en matière de soins de santé, de bien-être ou de fertilité. Cette anxiété n'est pas seulement liée à nos processus physiologiques. Il s'agit également de notre apparence physique, de la façon dont nous gérons nos relations... C'est pourquoi nous nous retrouvons face à des listes de conseils qui vont vous énumérer toutes les choses que vous devez faire si vous êtes mariée et que vous voulez empêcher votre mari de vous tromper. Ce sont des idioties. Nous sommes toutes normales (et tous normaux), quelle que soit la forme sous laquelle nous sommes.

Cela concerne d'ailleurs les personnes intersexuées. Nous savons, par expérience médicale et anthropologique, qu'il existe d'autres représentations de l'aspect extérieur des organes génitaux, mais pour une raison qui m'échappe, nous considérons que la vulve et le pénis seraient les seules variantes des organes génitaux. Nous obligeons les gens à n'avoir qu'un pénis externe qui a un aspect bien précis, et une vulve qui a aussi un certain aspect - sans quoi on est considéré.e comme quelqu'un d'anormal.e. Même si nous savons que, statistiquement, l'intersexualité est une variation fréquente comme toutes les autres. C'est pourquoi je parle délibérément de ce qu'est la normalité, mais aussi de sa définition.

J’ai remarqué combien ton travail est naturellement inclusif des personnes LGBTQIA+.

Les gens me demandent toujours : "Comment pouvons-nous devenir inclusives et inclusifs vis-à-vis des personnes LGBTQIA+ dans notre travail ?" Dans le livre, j'essayais de montrer aux gens comment on peut y parvenir sans pour autant crier sur les toits: "Hé, regardez-moi, je suis inclusive (inclusif)". Il s'agit de briser l'idée préconçue de ce qu'est la normalité et d'informer tout le monde - chaque personne qui lit utilisera sa propre perspective et obtiendra les informations les plus pertinentes pour elle. 

Si une personne intersexuée lit mon livre, elle se sentira légitime. Si vous êtes une femme transsexuelle, vous trouverez la légitimisation dans le chapitre où je parle des hormones, ou celui sur les types de massage de la prostate et les orgasmes de la prostate. Et si vous n'êtes ni l'une ni l'autre, cette information peut vous passer par-dessus la tête, et c'est tout aussi bien ainsi.

Tu ouvres ton premier chapitre en demandant : "Quand avez-vous regardé votre vagin pour la dernière fois ?" et tu invites ta lectrice à poser le livre et à découvrir à quoi ressemblent réellement les choses là dessous. Je me suis rendue compte que je ne l'avais jamais fait, alors j'ai accepté - sur ordre du médecin, non? Je dois dire que ça m'a époustouflée ! Pourquoi penses-tu qu'il est si important de regarder notre propre vagin ?

Cette question interpelle tout le monde. Même les femmes se réclamant body-positives. Même les femmes se réclamant sex-positives. Même les féministes qui répètent haut et fort: "mon corps, mon choix".  Quoi que les gens disent sur Twitter, ou quoi que nous lisions dans le magazine Cosmo, je peux te dire que les femmes n'ont pas la relation avec leur vagin que nous pensons qu'elles ont. Je voulais que cette question figure dans le livre parce que je sais que nous ne pouvons pas déplacer le curseur dans cette conversation sans démystifier la vulve et le vagin. 

Il y a tellement de pouvoir à regarder son vagin. J'ai vu le visage de femmes s'illuminer lorsqu'elles prennent ce miroir dans la salle de consultation et le regardent. Des personnes sont venues me voir pour me dire : "Ma libido est très basse. Je n'aime pas les relations sexuelles". D'autres me disent que faire l'amour est douloureux. Voire même certaines atteintes de vaginisme, c'est-à-dire qu'elles sont totalement incapables de se faire pénétrer dans le vagin par un accessoire/sex-toy, un pénis ou autre. Je fais cet exercice avec toutes ces personnes. Et je vois le changement de leur posture corporelle, de leur expression faciale. Je les vois s'illuminer.

C'est un bon moyen de briser la glace. Les femmes me disent alors ce qu'elles ressentent et ce que cela signifie pour elles de contempler leur vagin. Elles partageront des histoires inexprimées sur les traumatismes qu'elles ont subis dans leur enfance. Quelques-unes d'entre elles suivront une thérapie. D'autres quittent ma salle de consultation le jour même et leur problème a disparu. Elles sont venues chercher des médicaments ou du réconfort, et elles repartent avec quelque chose de complètement différent.  

Wow ! C'est incroyable. Pourquoi penses-tu que cet exercice est si puissant ?

Je pense que c'est à cause de la religion, de la culture et de toutes les autres façons dont le vagin est instrumentalisé contre les filles et les femmes. Quand on vous réprimande, on vous accuse d'être une pute. Quand vous avez vos premières règles, on vous accuse de coucher à droite et à gauche. Il y a tellement de choses que l'on endure, que le vagin et la vulve endurent. Il y a un million de jurons, qui sont utilisés spécifiquement pour la vulve et le vagin. Nous ne réalisons pas à quel point cela devient notre réalité. 

Parfois, il suffit que quelqu'un affirme que vous pouvez avoir une relation différente avec votre vagin. Qu'en fait, ce vagin est le vôtre, qu'il fait partie de vous et que vous devriez en être fière. Ce n'est pas quelque chose qui reste là et qui attend qu'un homme lui fasse l'amour. Alors oui, c'est un exercice fascinant qui, je le sais, a beaucoup de pouvoir sur les femmes. C'est pourquoi je commence souvent par ça.  

Votre vagin n’est pas quelque chose qui reste là et qui attend qu’un homme lui fasse l’amour.

Dans le livre, vous appelez les personnes qui ont un vagin de non seulement le regarder, mais de l’appeler par son nom.

Oui, j'essaie de faire en sorte que toutes les femmes disent vagin dans leur langue. Quelle que soit votre langue, dites juste les mots. Quand je fais un discours ou un atelier, je demande à tout le monde de dire le mot. Même quand je suis passée à la télévision pour la première fois avec ma propre émission, la première chose que j'ai dite a été "vagin, vagin, vagin !"

Est-ce qu'ils ont crié : " Lancez la publicité s'il vous plaît" ?

Dieu merci, c'était une maison de production qui croyait déjà en ma politique. Elle a trouvé ça fantastique. C'était incroyable : vous allumez votre télé à sept heures, et tout ce que vous entendiez, c'était "vagin, vagin, vagin" avant même la première séquence. Maintenant, certaines personnes qui me voient dans la rue ou ailleurs se mettent à crier "vagin, vagin, vagin" et là je sais que ce sont des gens qui me connaissent bien.

Tu sais, je n'ai jamais entendu les mots vagin ou vulve quand j'étais enfant. Je ne pense pas que ma mère m'ait jamais dit comment l'appeler. Le mot que j'ai appris des autres enfants était "njunju", une insulte qui signifie "monstre". Je ne réalise que maintenant les dégâts que cela a provoqué ! J'essaie donc de faire les choses différemment avec ma fille, qui a trois ans. Je lutte contre mon malaise et je lui apprends à dire "vulve". L'autre jour, j'ai glissé et comme ma propre mère, je lui ai dit "va faire pipi et n'oublie pas de t'essuyer les fesses". Elle a répondu : "Non maman, je fais juste pipi, alors je vais devoir essuyer ma vulve." À ce moment-là, je me suis dit : "Bon sang ! Il y a eu des dégâts, mais il y a aussi des progrès. Je n'en suis peut-être pas encore là, mais si je continue à faire semblant, il se peut qu'elle s'en sorte !" 

Vous ne pouvez pas donner à d'autres personnes ce que vous n'avez pas. Vous ne pouvez pas enseigner la positivité sexuelle ou le body-positivisme quand vous-même en faites défaut. Ce livre est donc destiné aux soignant.e.s, aux parents et à toutes ces personnes qui n'ont jamais eu d'éducation sexuelle et qui veulent faire les choses différemment, mais qui ne savent peut-être pas par où commencer. 

C'est aussi la raison pour laquelle ce livre est un guide. Il ne doit pas être lu d'un bout à l'autre. Je veux que vous alliez à la section que vous devez consulter ce jour, et que vous sachiez que lorsque vous aurez besoin de plus - et ce sera le cas, car la vie vous y amènera - vous pourrez y revenir.

Voici une déclaration que tu as faite dans le livre et qui m'a fait hurler : "À mon avis, l'hymen est le morceau d'anatomie le plus surestimé". J'ai littéralement hurlé ! 

L'hymen est un morceau d'anatomie inutile. Tu peux me citer à ce sujet. Inutile. Laisse-moi te raconter une histoire. Il y a quelques années, dans l'une des circonscriptions d'Afrique du Sud, un membre du gouvernement local a décidé de mettre en place un programme de bourses pour les jeunes femmes âgées de 17 à 18 ans, je pense, afin qu'elles puissent étudier à l'université. Et ils ont inclus une clause dans les demandes disant que les jeunes filles devaient subir un test de virginité pour obtenir la bourse

Quoi?

Oui, je suis sortie de mes gongs. J'étais très contrariée. Quel est le rapport entre le mérite scolaire et l'hymen? Il montre jusqu'où le patriarcat peut aller. Se servir de l'hymen comme d'un critère pour décider qui mérite une éducation. Cela illustre simplement une des manifestations du patriarcat autour du corps des femmes.

Partout dans le monde, la pureté des femmes est très observée. Les gens sont obsédés par les organes génitaux des femmes et considèrent l'hymen et le vagin comme les seules choses que vous devez préserver pour votre mari. Pourtant, dans ces mêmes communautés, ce même hymen et ce même vagin sont diabolisés lorsque les femmes décident de les utiliser pour leur propre plaisir. Pourquoi ces communautés font-elles une exception de ce morceau d'anatomie - avec lequel toutes les femmes ne sont pas nées, soit dit en passant, et qui n'est pas un signe de virginité chez les femmes qui l'ont - mais seulement lorsqu'il sert les intérêts des hommes? C'est là que se situe l'hypocrisie.

Un autre point important que tu soulèves dans ton livre est que "le plaisir sexuel est le chaînon manquant dans de nombreuses discussions sur la santé sexuelle". Peux-tu m'en dire plus?

La santé publique aime à prétendre que le sexe est dépourvu de plaisir. On évoque les aspects patho-physiologiques, économiques et politiques du sexe, mais personne ne parle de la véritable raison pour laquelle les gens ont des rapports sexuels. Les gens font l'amour parce que c'est agréable. En tant que médecin, lorsque vous niez le fait que les gens ont des relations sexuelles pour le plaisir, vous vous privez de la possibilité d'encourager vos patient.e.s à utiliser et à négocier des instruments sexuels plus sûrs. C'est notre rôle de donner aux gens des informations sur le sexe qui reflètent le fait qu'ils/elles recherchent le plaisir sexuel.

C'est notre travail de dire aux femmes que nous savons que le préservatif interne, ou préservatif féminin comme on l'appelle, a l'air gros et intimidant. C'est seulement à ce moment-là que nous pouvons éduquer les femmes et leur expliquer que si l'anneau extérieur du préservatif interne est si gros, c'est parce qu'il protège vos lèvres et une partie de votre pubis, notamment contre les IST qui n'ont pas besoin de fluides corporels pour se transmettre. Mais qu’il est toujours possible d'avoir des relations sexuelles agréables tout en utilisant le préservatif : saviez-vous que l'anneau extérieur est si gros que si vous mettez un lubrifiant sur votre clitoris et que l'anneau extérieur frotte dessus, il est lubrifié ? Vous allez en fait améliorer votre capacité à avoir un orgasme clitoridien ainsi qu'un orgasme vaginal par pénétration, et à avoir encore plus de plaisir.

En centrant l'approche sur le plaisir, je trouve que je suis capable d'amener plus de gens à comprendre et à avoir une relation différente avec les contraceptifs parce que j'affirme leur fait qu'ils ont droit au plaisir sexuel. J’explique à mes patients que les médicaments que je leur prescris contre l'hypertension artérielle peuvent provoquer des troubles de l'érection, et je leur parle donc des lubrifiants, des sex toys, de la masturbation et de l'éjaculation retardée. Je leur dis comment communiquer avec leurs partenaires, de leur dire par exemple : " Écoute, les prochaines fois que nous ferons l'amour pourraient être différentes à cause de ce médicament, alors il faudra gérer nos attentes, ou peut-être passer plus de temps sur les préliminaires ". Je leur donne toutes ces informations pour éviter qu’ils n’arrêtent de prendre leurs médicaments contre l'hypertension. Mais la plupart des médecins ne le font pas, et ensuite ils constatent que les patients ne respectent pas les prescriptions. Pratiquons la médecine dans son intégralité. Ne choisissons pas ce que les patients ont besoin d'entendre. La rétention d'informations nuit aux individus.

Pourquoi penses-tu que la plupart des médecins n'utilisent pas cette approche centrée sur le plaisir?

Les professionnel.les de la santé sont des êtres humains, tu vois? En tant que personnes, elles ont donc des préjugés et des jugements. J'étais déjà inquiète à ce sujet lorsque j'étais jeune étudiante en médecine. J'ai étudié la médecine à une époque où l'Afrique du Sud mettait en place une réponse structurelle du système de santé face  à l'épidémie de VIH. Il y a eu une discussion sur les vecteurs de la maladie et la cible des messages de santé publique, et ils ont décidé que c'était les femmes et les jeunes filles noires. L'idée était alors que si les femmes noires n'étaient pas aussi hypersexuelles, si les jeunes filles noires pouvaient garder les jambes fermées et se concentrer sur l'école, la situation s'améliorerait. 

J'avais un problème avec certaines des questions que les professionnel.les de la santé posaient aux patient.e.s sur leur histoire sexuelle. Iels leur demandaient "avec combien de personnes avez-vous couché ?" et rien d'autre. Je me disais : quel est le but de tout cela, à part légitimer le jugement que les professionnel.les de la santé portent déjà sur les femmes et les jeunes ? Ces questions bouillonnaient toujours pour moi. 

À l'époque, la plupart des brochures d’informations et des guides martelaient un seul message: ne couchez pas à droite à gauche, vous allez attraper le VIH, ne faites pas ceci, vous allez attraper cela. Or, nous savons que les campagnes par la peur sont inefficaces. Les gens ne viennent pas voir les médecins et les infirmières avant d'avoir des relations sexuelles. Ils ont des rapports sexuels alors que nous ne sommes même pas là! Nous devons nous assurer que les gens sont suffisamment informés pour évaluer leurs propres risques et négocier l'utilisation d'outils de protection sexuelle, quel que soit le contexte dans lequel ils ont des relations sexuelles. Ce n'est pas le rôle de la communauté médicale de juger les gens sur la façon dont ils ont des relations sexuelles, quand ils en ont, avec qui ils en ont. Je pense que la santé publique serait plus efficace si nous cessions de juger nos patient.e.s.

Je pense que la santé publique serait plus efficace si nous cessions de juger nos patient.e.s.

Cela me rappelle une expérience que j'ai vécue récemment alors que je faisais des recherches dans la région du Sahel. J'ai interrogé plusieurs professionnel.les de la santé mais aussi des personnels d’ONG, qui ont admis qu'ils et elles ne disaient pas aux filles et aux femmes qu'elles avaient le droit de se faire avorter (après un viol ou un inceste par exemple) parce que c'était contraire à leurs propres valeurs religieuses. Que réponds-tu à cela ?

C'est tout à fait déshonorant. Mais c'est la norme, et ça me fait tellement mal. C'est pourquoi je passe tant de temps à travailler avec des étudiant.e.s en médecine, des jeunes médecins, des infirmières et d'autres professions apparentées comme les pharmacien.ne.s. Nous ne pouvons pas avoir une autre génération de professionnel.les de la santé qui imposent leur culture et leur religion à des patient.e.s vulnérables et marginalisé.e.s.

Personne ne force une personne qui croit en un Dieu qui a toutes ces règles à devenir médecin, infirmière ou pharmacien.ne. Comment osent-elles exercer ces professions en sachant qu'elles vont faire obstruction aux droits humains des personnes ? Elles utilisent leur pouvoir pour imposer leurs opinions personnelles aux individus et interfèrent avec les soins pour des raisons égoïstes. Moi je leur dis : il n'y a pas de place pour vous dans la profession médicale. Si vous êtes si spirituel.le, allez faire de la théologie. Je sais que les mots que j'utilise sont très forts, mais je les utilise délibérément. Nous ne devrions pas avoir la moindre tolérance pour cela.

Je leur dis: il n’y a pas de place pour vous dans la profession médicale. Si vous êtes si spirituel.le, allez faire de la théologie.

Des jeunes filles ont des grossesses inopportunes qui changent le cours de leur vie pour toujours. Des femmes meurent littéralement parce qu’on leur refuse des avortements médicalisés. Certaines d’entre nous meurent en couches. Et tout ça parce que les médecins nous disent: Dites seulement non et priez de ne pas avoir envie de sexe. Quelle est cette absurdité? Je vis dans un pays où une femme sur 7 est une survivante du viol. Le fait que je dise non ne va pas me prémunir contre le viol donc le moins que vous ppuissiez faire en tant que mon prestataire de santé est de ne pas entraver les soins.

Mais une fois encore, examinons les personnes qui subissent les préjudices de ces types de prestataires de soins. Il s'agit des femmes et des jeunes. Ce sont les personnes qui ont besoin d'un avortement et celles qui veulent une contraception. Encore une fois, c'est le patriarcat qui se manifeste. Pas seulement dans le monde médical, d'ailleurs ! Pourquoi pensez-vous que si peu d'avocat.e.s se battent pour nous, les femmes ? Il est facile d'obtenir un.e avocat.e pour une faute médicale, pour un accident de voiture ou pour une procédure orthopédique qui a mal tourné. Mais personne ne voit l'intérêt de se battre pour que les femmes aient accès à la santé et aux soins sexuels et reproductifs, ainsi qu'à leurs droits. Le système juridique lui-même est patriarcal. Sinon, nous gagnerions des procès tous les jours !

Absolument. Voici la dernière déclaration sur laquelle je voulais t’interroger. Tu écris dans ton livre que "le travail du sexe est un vrai travail". Je te pose cette question parce que le travail du sexe est une question qui divise énormément le mouvement féministe, en particulier en Afrique. J'aimerais donc connaître ton point de vue sur cette question.

Lorsque vous avez des adultes qui sont des travailleur-euses du sexe, qui sont capables de participer de manière consensuelle à des actes sexuels (tous n'ont pas besoin d'être pénétrants d'ailleurs), qui sont capables de négocier, quand, comment, avec qui et dans quel but ils et elles ont des rapports sexuels, je pense que ces personnes n’ont aucune raison d’être criminalisées.

Criminaliser le travail du sexe, c'est punir les femmes d’être capables de négocier des rapports sexuels. Cela n'a aucun sens. C'est comme une dissonance cognitive. Celles qui ne soutiennent pas la décriminalisation du travail du sexe en tant que question féministe ne font que montrer leur hypocrisie. Ce qu'elles disent aux travailleurs-euses du sexe, c'est : "Vous êtes si doué-e-s pour négocier les conditions du sexe que je ne vous soutiendrai pas".

Ce sont les travailleurs-euses du sexe qui devraient nous apprendre quelque chose. Ils-Elles savent comment se protéger des IST parce qu'ils-elles ne peuvent pas se permettre d'en attraper. Les travailleurs-euses du sexe savent comment mettre un préservatif avec leur bouche lors d'une fellation. Vous devriez apprendre, c'est une compétence de vie, chérie ! (Nous rions.) Pourtant, nous nous sommes tellement enfermé.e.s dans cette prison du sexe et de la morale que nous sommes des agent.e.s du patriarcat, même au sein du féminisme. Pourquoi ? Parce que c'est le sexe, parce que ce sont des femmes.

Ce que nous disons à ces femmes, c'est : comment osez-vous penser que vous avez le droit d'être sexuellement actives? Comment osez-vous penser que vous pouvez prendre plaisir à être sexualisées ? Alors comment osez-vous penser que vous pouvez négocier la façon dont le sexe doit se produire et, Dieu vous en garde, comment osez-vous faire payer les hommes pour cela ? Voici le problème que les gens ont avec le travail du sexe : c'est le fait que les hommes doivent payer pour cela.

C'est une perspective intéressante.

Le patriarcat autorise les femmes à faire l'amour dans la mesure où ça leur retire quelque chose, où c'est vigoureux, où c'est violent. Les travailleurs-euses du sexe sont un moyen de pression politique sur le patriarcat. C'est pourquoi le patriarcat déteste tellement les femmes qui sont des travailleuses du sexe.

Ce n'est pas comme si les hommes qui sont des décideurs politiques se tenaient à l'écart des travailleuses du sexe ! Les membres du Congrès et du Parlement sont précisément leurs clients. Certains des plus grands scandales en politique commencent par le sexe - et je ne parle pas d'un scandale sexuel entre un membre du Congrès et sa femme. C'est toujours avec un.e travailleur-euse du sexe.

Le problème de ces hommes, en revanche, est qu'ils veulent reproduire avec les travailleurs-euses du sexe ce qu'ils font aux femmes dans toutes les autres industries et à tous les autres niveaux de la société. Ils veulent prendre, ils veulent être vigoureux et violents. Et voilà que les travailleurs-euses du sexe arrivent, renversant tout l’ordre établi, et disent : non seulement nous serons des femmes, mais nous serons des femmes et nous pourrons négocier le sexe. Nous serons des femmes qui aiment le sexe. Nous serons des femmes qui vous ferons même payer pour avoir des rapports sexuels. C'est le problème du travail du sexe et des travailleurs-euses du sexe.

A propos, quand je rencontre une nouvelle personne, les opinions qu'elle a sur le travail du sexe et l'avortement me renseignent déjà sur le genre de féministe qu’elle est, le genre de politique elle mène. Donc, comme je te l'ai dit plus tôt, parfois je me présente en disant que je suis une travailleuse du sexe. D'après la façon dont les gens réagissent à cette déclaration, je suis capable de savoir très clairement et très rapidement à qui j'ai affaire.

Merci Dr. T. d’avoir partagé avec nous tes perspectives! Mes ami.e.s, rendez vous ce service et procurez-vous une copie du livre. Vous pouvez l’achetez chez Book Depository pour livraison en Afrique et en Europe et presque partout dans le monde, et aussi chez Barnes and Noble pour livraison aux Etats Unis. Mais ne partez pas maintenant!

Comme vous le savez, Eyala s’engage à explorer comment les féministes africaines vivent leurs valeurs donc je ne pouvais pas laisser Dr. T. partir sans lui poser des questions sur son féminisme. C’est ici pour ses réponses.

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Dr. T, c’est sur Twitter et Instagram @DrTlaleng

« Je m'assure que ma Négritude apparaît dans toute sa force. » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 2/4

Deuxième partie de mon entretien avec Dr. Tlaleng Mofokeng, médecin et activiste de santé reproductive aussi connue sous le nom de Dr. T. Après m’avoir expliqué pourquoi elle a fait le choix de devenir activiste (voir partie 1), elle me parle maintenant de comment elle s’y prend: en se présentant totalement et sans complexe comme elle est: une femme africaine noire. Fabuleux!

Parlons de ta voix. Tu n’es pas la seule à partager des messages sur la santé et les droits sexuels mais il y a quelque chose de distinctif sur comment tu approches cette démarche. Je pense que cela est dû à ta perspective en tant qu' activiste africaine noire. Par exemple, j'ai déjà lu des guides de santé sexuelle pour les femmes, mais je savais que ton livre serait différent à la couverture déjà. Quand j’ai vu comment tu t’es positionnée de façon centrale, avec ta peau noire, ton afro et ton rouge à lèvres rouge, je me suis, elle va au-delà du simple partage d’informations - elle répand son identité sur toutes les pages. J'espère que je n'interprète pas trop?

Je suis ravie que tu l'as remarqué ! Tu sais, j'ai grandi en étant consciente du fait que ce corps est politique - ce depuis le plus jeune âge, malheureusement. Même si je choisis de ne rien faire et de ne pas être une activiste, au bout du compte, être Noire et être femme est politique. Notamment parce que les gens projettent leurs intérêts sur moi. À l'heure actuelle, certaines personnes, jusqu'au Sénat des États-Unis, pensent pouvoir me dire que même si j'ai une grossesse indétectable ici à Johannesburg, je dois mourir d'un avortement non médicalisé simplement parce qu'ils ont donné de l'argent à mon gouvernement pour lutter contre le VIH.

Mon livre, et mon travail en général, sont enracinés dans ma Négritude et ma féminité, car c'est ce que je suis. Je connais beaucoup de personnes sur Twitter qui racontent qu'elles ont dû déconstruire leur passé pour parvenir au féminisme ou à la conscience noire. Je n'ai jamais eu un tel processus parce que le sentiment anti-noir ne s'est jamais ancré en moi. Je ne sais pas ce que ça fait de se dévaloriser.

C'est fascinant ça, parce que c’est si rare. Je pense que ta capacité à te présenter sans équivoque comme une femme noire et africaine est ce qui rend ton travail unique. D'où vient cela ? 

Cognitivement, le cerveau est tel que nous n'avons pas de souvenirs du moment exact où nous avons appris les choses que nous avons apprises. Nous ne nous souvenons pas du jour, nous prenons juste des habitudes et accumulons des connaissances. Mais je pense que ma mère y est pour beaucoup. 

Elle était si intentionnelle, même dans la manière dont elle a façonné comment je voyais mon propre corps. Ma mère me demandait toujours : "Pourquoi portes-tu une robe si longue ?" Et je répondais : "Mais je suis grosse." Et elle disait : "Non, tu ne l'es pas. Relève cette jupe et montre tes jambes, ouvre la fermeture éclair et montre tes seins. Regarde comme ils sont beaux". Elle était cette mère. Et je me disais : "Oh oui, en fait, tu as raison."

Donc, c'est juste une partie de mon identité. Dans certains espaces et pour certaines raisons, je mets en avant ma Négritude ou je l'exprime de manière plus théâtrale, car il faut parfois agiter même les espaces dont nous faisons déjà partie.

Il faut parfois agiter même les espaces dont nous faisons partie.

Tu peux me donner quelques exemples de ces moments où tu as ressenti le besoin de "mettre en avant" ta Négritude ?

Il y a des choses qu'on m'a dites en grandissant, notamment: "Oh, tu parles si bien, tu n'es pas comme les autres" - les autres étant mes compatriotes noirs. Ou encore : "Oh, tu es si propre". Maintenant, je suis adulte et j'entends encore des choses comme "Tu t’exprimes si bien". Mais je suis médecin! Certaines choses doivent couler de source, non? Ce sont des conversations où je m'assure que ma Négritude apparaît dans toute sa force, sans m'excuser ni demander à être validée. C'est toujours fascinant pour moi de voir à quel point je mets les gens mal à l'aise à ce moment-là.

Par exemple, chaque fois que je fais des présentations ici en Afrique du Sud ou même dans des instances internationales, beaucoup de femmes blanches me demandent : "Mais pourquoi ne dites-vous que femmes noires ? En disant "femmes noires, est-ce que vous nous excluez ?" Et je réponds : "Je sais que quand vous dites femme, vous ne parlez pas de moi. Je sais que vous ne m'incluez pas - ni les femmes noires, ni les femmes pauvres". J'ai actuellement des difficultés avec les femmes blanches qui sont libérales et féministes suivant leur propre appréciation et qui pourtant me donnent l'impression que le patriarcat est tout entier dans la pièce. Et comme elles sont soi-disant des "alliées" des femmes noires, c'est comme si elles n'avaient aucun compte à rendre.

Selon toi, quel est le dénominateur commun entre tous les exemples que tu viens de donner ?

C'est la façon dont les gens réagissent au fait que je suis une femme noire qui peut parler librement de son corps, qui peut articuler certaines choses sur ses expériences de vie, qui peut exiger certaines choses du gouvernement, qui n'est pas intimidée par qui que ce soit dans la pièce - littéralement, par qui que ce soit dans la pièce. 

Si les gens avaient une réaction différente, je ne crois pas que je saurai l'importance de ma personnalité. Mais parce qu'ils réagissent comme si c'était quelque chose d'extraordinaire, je leur dis: "Peut-être que vous êtes occupé.e à opprimer et à faire taire d'autres personnes qui me ressemblent, qui parlent comme moi, juste parce que vous le pouvez ?

De plus, je suis une médecin indépendante et je suis une activiste indépendante depuis longtemps. Je n'ai pas d'ONG et je ne dépends pas d'une subvention pour poursuivre mon activité. Par conséquent, comme je n'ai de comptes à rendre à personne, je dis parfois des choses au nom d'autres personnes qui doivent se taire parce qu'elles sont contraintes de garder leur emploi ou leur contrat. Je serais une fraude si je ne disais pas ces vérités au nom de mes compatriotes noires qui ne peuvent pas en faire autant.

Alors oui, parfois j'utilise ma voix délibérément pour faire bouger les lignes. Mais je ne sais pas ce que je pourrais utiliser d'autre, de toute façon. Je n'ai pas d'autres astuces, tu sais. Être Noire et être une femme Noire, c'est tout ce que je sais être. Et donc ma vision du monde sera toujours celle d'une femme Noire et je ne m'en excuse pas.

Aucune excuse à avoir! Entendre Dr .T. sur comment elle se positionne dans son travail  m’a donné une toute nouvelle perspective sur son écriture. Dans la prochaine partie de notre conversation, j’ai demandé à Dr. T. d’apporter plus de clarifications sur certaines des déclarations audacieuses qu’elle émet dans son livre A Guide to Sexual Health and Pleasure (Un guide de la santé et du plaisir sexuels - inédit en français) sur la virginité, le plaisir sexuel, le travail du sexe et plus encore. Pour en savoir plus, c’est par ici.

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Dr. T, c’est sur Twitter et Instagram @DrTlaleng

« Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 1/4

Dr Tlaleng Mofokeng, (ou Dr T. comme tout le monde l’appelle) vit plusieurs vies à la fois, les unes toutes aussi fascinantes que les autres. Médecin sud-africaine, Dr T. dirige DISA, une clinique basée à Johannesburg qui se spécialise sur la santé des femmes. Elle est également à la tête du cabinet de conseil Nalane, qu’elle a fondé pour promouvoir la justice reproductive en Afrique du Sud et dans le monde. Le tout en plus de son travail comme Vice-présidente de la Coalition pour la justice sexuelle et reproductive d’Afrique du Sud et comme Co-présidente de l’antenne sud-africaine de Global Doctors for Choice. Et c’est sans compter les émissions télé, les chroniques radio, et surtout son travail d’autrice où elle milite pour la santé et la justice reproductive et sexuelle des femmes et des enfants. Cette femme est une icône!

Je nourrissais donc de grandes attentes pour notre causerie, et laissez-moi vous dire, c’était beaucoup plus inspirant que ce à quoi je m’attendais. Dr T. m’a parlé du parcours qui l’a amenée à choisir l’activisme au lieu de se contenter du confort d’une carrière privilégiée mais silencieuse (1ère partie, ci-dessous). Nous avons parlé de sa voix, et pourquoi il est important qu’elle se présente sans ambages en tant qu’une sud-africaine noire (2ème partie). Puis nous avons décortiqué plusieurs des déclarations choc qu’elle fait dans son livre - Dr T: A Guide to Sexual Health and Pleasure  (3ème partie – à ne rater sous aucun prétexte !). Je ne pouvais laisser Dr T. partir sans parler de féminisme -  rendez-vous dans la partie 4 pour lire sur sa vision et pratique féministe.

Attachez vos ceintures!

Bonjour Dr T., et merci d'avoir accepté mon invitation. Je suis ravie d’avoir cette occasion de parler de ton livre, que j’ai adoré, mais aussi de ton parcours et tes combats. On va commencer par une question simple : comment aimes-tu te présenter lorsque tu rencontres quelqu’un pour la première fois ? 

Je dis : "Bonjour, je m'appelle Tlaleng. Je suis une travailleuse du sexe" (Rires).

Je ne l'ai pas vue venir, celle-là ! Sérieux, tu te présentes vraiment comme ça ?

Ça m’arrive, oui. Je trouve toujours cela comme une question assez bizarre parce que d'habitude, quand les gens demandent « Que faites-vous dans la vie ? », la question qui est vraiment posée c’est : « Quel niveau de respect dois-je vous accorder ? » C’est pour ça que je ne donne pas toujours mon nom complet ni mon titre. Je me contente de dire « Bonjour, je suis Tlaleng » et me fondre dans la masse. En général, après un moment il y a toujours quelqu'un qui vient me demander : « Attendez, vous ne seriez pas Dr T. ? » Et là je réponds : « Oui, c'est bien moi. »

Je trouve très intéressant de voir comment les gens vous traitent quand ils ne savent pas que vous êtes Dr T. et quand ils le savent. Dès qu’ils savent qui vous êtes, le changement est immédiat. Tout d’un coup, telle personne veut une consultation, ou veut parler des douleurs qu’elle a dans le dos depuis dix ans. 

Ça n’a pas l’air drôle. En même temps, quand on est une personnalité publique en Afrique du Sud et dans le monde entier, il faut s'y attendre… Non ? 

Oui, j’imagine que se mettre en scène fait partie du jeu. Mais ce que j'aime, c’est rencontrer les gens, et observer leurs interactions. Je pense d’ailleurs que c'est ce qui fait de moi un bon médecin.  Je n'ai pas besoin d'être constamment au centre de l’attention ; je préfère être un peu à la marge et juste observer.

A cause de cette hypervisibilité, ce n’est pas toujours possible d’être moi-même et de me détendre lorsque je suis en société. Trop de personnes veulent simplement utiliser votre capital social et la proximité qu’elles ont avec vous. La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail. Je ne me suis pas lancée dans l’activiste en me disant : « Je veux être une activiste pour être connue ».

La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail.

Pourquoi as-tu choisi l'activisme ? Les médecins que je connais se contentent de traiter leurs patient.e.s…

Depuis toujours, ma mère m'a encouragée à exprimer ce que je pensais. Elle ne m'a jamais punie pour avoir posé des questions ou donné mon avis. Du coup, une fois en faculté de médecine, je me retrouvais à dire des choses du type : « Je sais que vous êtes le professeur, mais je vois bien que dans vos cours sur les IST (infections sexuellement transmissibles) vous n’utilisez que des images des organes génitaux de personnese Noires, alors que pour parler de santé et de bien-être, vous utilisez toujours un homme Européen de 70 kg comme référence. ».

Pendant longtemps, j'ai pensé que c'était normal de m’exprimer ainsi. Mais en faculté de médecine, je me suis rendue compte que mes camarades internes et même les médecins craignaient d’être réprimandé.e.s pour avoir dit ce qu'ils/elles pensaient, pour avoir été en désaccord avec le professeur, ou simplement pour avoir voulu pousser la discussion un peu plus loin. Je leur demandais toujours : « Attendez, vous avez vu ce truc ? » Et tout le monde répondait « oui ». Et j’essayais de comprendre : « Alors pourquoi tout le monde se tait ? Sommes-nous en train de dire que ce qui se passe là est bon ? Pourquoi suis-je la seule à réagir ? »

As-tu trouvé la réponse à cette dernière question ? Pourquoi toi tu prends la parole alors les autres se taisent ?

C'est comme ça que je suis, tout simplement. Tout comme je ne peux pas dissocier Tlaleng du Dr. T, je ne peux pas dissocier mon travail de médecin du fait de m’exprimer haut et fort. Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable. Accepter les choses telles qu'elles juste parce qu'elles ont toujours été ainsi, c’est inimaginable. Ce sont des sentiments qui me sont complètement étrangers. 

Je pense que devenir médecin m'a donné l'expertise dont j'avais besoin pour confirmer ce que je revendiquais depuis longtemps. Je ne me contentais pas de dire « Je n’aime pas telle ou telle autre chose parce que ça me met mal à l’aise », mais j’avais des preuves scientifiques pour appuyer mes propos. Ça m’a permis d’argumenter avec plus de pertinence, avec plus de clarté, avec plus d'obstination et aussi avec l'arrogance dont j’avais besoin pour répondre aux gens qui me disaient « Tu te prends pour qui ? ». Eh bien maintenant je peux leur répondre : « Alors, je suis médecin et ça fait 12 ans que j’exerce ce métier et c’est exactement ce que je suis. »

Ceci dit, le fait qu’on exige toujours des femmes noires – et des personnes noires en général – qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple. Ce que je dis depuis que je suis médecin, et ce que j’ai écrit dans le livre, c’est ce que je dis depuis cinq, six, huit, dix ans. Mais maintenant, les gens se disent, « maintenant c’est bon! On peut la considérer comme une experte. » Pendant ce temps, tu as ces hommes et femmes Blanc.he.s médiocres qui se proclament expert.e.s des pays du Sud.

Le fait qu’on exige toujours des femmes noires - et des personnes noires en général - qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple.

C’est clair. Ceci dit, se faire entendre est une chose et être activiste en est une autre. Pourquoi as-tu choisi de franchir ce cap plutôt risqué.

Je savais que me faire entendre et m'exprimer était tout aussi important pour moi-même que pour la communauté et les personnes autour de moi qui ne pouvaient pas le faire, pour quelque raison que ce soit. En tant que médecin, je suis confrontée quotidiennement aux visages des gens, à leurs émotions et à leur vie privée. Ça n'a rien d'académique. Ce sont des hommes et des femmes de la vraie vie : des personnes en crise, des personnes suicidaires, des personnes violées, des femmes qui ont besoin d'un refuge pour leurs enfants, leurs biens et elles-mêmes.

Les gens tweetent souvent sur la façon dont ils se sentent accablés et bouleversés par les titres de l'actualité. Imaginez donc être ce médecin qui va recoudre un enfant de trois ans souffrant de blessures dues à un viol. Pour moi, ce sont des gens de la vraie vie. Et donc, le sentiment d'urgence et l'entêtement que j'apporte au monde viennent du fait que je vois ces personnes tous les jours.

Par ailleurs, je n'ai pas tellement le choix. Je me souviens avec émotion d'avoir prêté le serment d'Hippocrate, et je sais qu'il va au-delà de la prévention des maladies et du traitement des personnes. Le serment d'Hippocrate parle aussi de défendre les droits de vos patients, et c'est un aspect que je prends au sérieux. Je pense que beaucoup de praticien.nes ont oublié que la défense des droits des patient.e.s fait aussi partie de leur pratique médicale. Récemment, j'ai vu des questions sur Twitter et dans les médias demandant si les universités devraient former des médecins qui se battent aussi pour la justice sociale. Cela me fait rire. Je me demande: que faisiez-vous depuis le début?!

Selon moi, être militante fait partie de ma pratique médicale, de mon rôle de médecin, de guérisseuse. Il s'agit d'améliorer le cadre de vie des gens. Partout dans le monde, les médecins sont très réputés dans la société. Il est important que j'utilise ce titre pour faire quelque chose qui ait un sens pour la société.

Quelle belle manière d’entamer cette conversation. Dans la 2e partie, j’ai demandé à Dr. T. de m’en dire plus sur l’intention derrière la façon dont elle se présente - cheveux afro, rouge à lèvres vif et tout! Sa réponse est un appel retentissant pour toutes les femmes noires dans chaque espace, et chaque jour. Cliquez ici et soyez inspirée!

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Dr. T, c’est sur Twitter et Instagram @DrTlaleng

« Le peuple est le véritable protecteur de la nation » – Faten Aggad (Algérie) – 4/4

Quelques mois après avoir discuté avec Faten de sujets tels que l’identité, le féminisme et le droit des femmes, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues algériennes. Cela a conduit le président Bouteflika à rendre sa démission après vingt années passées au pouvoir. Je ne voulais pas publier l’entretien de Faten sans y inclure ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays, et elle a généreusement accepté de répondre à davantage de questions.

Dans les mois qui ont suivi notre discussion, le peuple d’Algérie, ton pays, est descendu dans les rues pour exiger un changement de régime. Et il y est parvenu ! Je sais que le combat est loin d’être terminé et que les Algérien.ne.s font pression pour sécuriser un gouvernement civil, mais je voulais te demander ce que cela représentait pour toi. Quelle a été ta première réaction lorsque tu as appris qu’il y avait des manifestations ? 

Pendant la semaine qui a conduit au 22 février – le jour où la première grande manifestation a eu lieu – j’étais inquiète. Je ne savais pas quelle serait la réaction à un mouvement de masse. Je crois que tous les Algérien.ne.s attendaient de voir ce qui allait arriver. 

Il n’y a eu aucun incident majeur, mais j’étais toujours inquiète. Je me suis dit, c’est le calme avant la tempête. Puis le deuxième vendredi de manifestations est arrivé, puis le suivant. Regarder tout cela se dérouler en étant en dehors du pays était émouvant. Je ne pourrai pas te dire le nombre de fois où j’ai regardé les vidéos et pleuré.

En tant qu’Algérienne vivant à l’étranger, as-tu pris part d’une manière ou d’une autre à ce processus ? Comment penses-tu participer personnellement à ce nouveau chapitre de l’histoire de ton pays ?

En mars, j’ai réservé un billet d’avion pour passer le week-end en Algérie juste pour la manifestation. C’est ce que je fais depuis : je participe aux manifestations en Algérie le week-end et je passe la semaine aux Pays-Bas pour vaquer à mes occupations habituelles. 

C’est un moment de l’histoire du pays que je ne pouvais pas manquer. Mais comme tu dis, ce n’est pas fini. Le combat continue. La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle a été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

Qu’espères-tu que les livres d’histoire retiendront de cette période de l’histoire nationale ?

J’espère qu’ils écriront sur le moment où, lors des premières semaines de manifestation dans la ville de Khanchela, dans l’est du pays, les manifestants criaient sur une personne qui avait réussi à grimper sur le toit de la mairie. Elle voulait enlever un grand poster à l’effigie de Bouteflika, qui était affiché à côté d’un énorme drapeau. Les manifestants ont crié : « enlève le poster de Bouteflika, mais laisse le drapeau ». Pour moi, cela a été un moment symbolique qui m’a émue aux larmes parce qu’en gros ils disaient : « nous pouvons te renverser mais nous ne toucherons pas à l’intégrité de notre pays ». Le peuple est le véritable protecteur d’une nation. 

Les Algériennes ont été déterminantes dans le mouvement en cours. Quel a été leur rôle et pourquoi penses-tu qu’elles ont été si actives ?

Je suis contente que tu ne m’aies pas demandé « quel rôle ont-elles joué ? » –  une question que l’on me pose souvent… Les femmes ont évidemment joué un rôle déterminant de plusieurs manières, certaines plus grandes que d’autres. Il était clair depuis le début qu’il était important que les femmes manifestent pour garder le « silmiya » : le caractère pacifique du mouvement. Beaucoup de testostérone aurait été un moyen plus facile de justifier la violence, mais pas lorsque des femmes et des enfants se trouvent parmi les manifestant.e.s. Les gens en étaient conscients dès le départ.

Les femmes sont également au cœur des débats politiques en cours. L'une des questions clés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui est la suivante : quelle est notre vision de la société dans une Algérie démocratique ? Le rôle des femmes est essentiel, et les organisations de défense des droits des femmes ainsi que certaines personnalités publiques ont pu mettre la question sur la table. En fait, une soi-disant réunion d’une société civile s'est soldée par un échec, notamment en raison de son refus de reconnaître l'égalité des sexes comme un fondement de toute transition démocratique.

Quel est le plus grand changement que tu espères que ce moment apportera aux femmes algériennes ?

Je pense que le mouvement actuel a brisé de nombreux tabous concernant le rôle des femmes dans la société. Il a également permis de mettre en avant les questions liées au genre. La réforme du Code de la famille est considérée comme un indicateur de progrès. À mon avis, il devrait être révisé.

Mais ce n’est pas tout. Un changement politique doit s’accompagner d'une modification fondamentale de la perception du rôle des femmes par la société. Pour moi, cela commence par l’acceptation du fait que toutes les femmes ne suivront pas toutes la même voie. Par exemple, depuis quelques années, il y a cette idée qui prend le terrain, et c’est que la décence de la femme n’est assurée que si elle porte le hijab. Mais je suis optimiste. Il existe un débat solide jamais vu auparavant. Et maintenant que les politiques sont hors de scène, je peux voir davantage de tolérance envers la diversité.


Merci Faten d’avoir partagé ce message puissant. Nous te soutenons toi et tous nos frères et sœurs Algérien.ne.s. Les ami.e.s, j’ai hâte de savoir ce que vous en pensez. Commentez ci-dessous, ou rejoignez la discussion sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Vous voulez en savoir plus sur Faten ?

Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter @FatenAggad. (Au fait, ses tweets regorgent d'excellentes observations sur la transition politique en Algérie...#jedisçajedisrien)


« Nous devons donner aux femmes l’occasion de décider par elles-mêmes » – Faten Aggad (Algérie) – 3/4

Troisième partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte algérienne en gouvernance et en développement international. Après avoir décortiqué les éléments de son identité d'Africaine (partie 1) et de féministe (partie 2), je suis prête à être plus concrète. Je lui ai demandé comment ses idéaux féministes se manifestent dans sa vie de tous les jours : au travail, à la maison et lorsqu'elle parcourt le monde.

En te présentant tout à l’heure, tu m’as dit que tu adorais voyager. Est-ce que tu voyages aussi souvent que tu aimerais le faire ?

Oui, j'adore voyager. J'ai de la chance parce que mon travail me permet de le faire, mais je voyage également en dehors du cadre professionnel. On part en famille environ quatre fois par an ; certains voyages sont plus courts que d’autres. Nous avons beaucoup visité l'Afrique et l'Asie. Et j’ai déjà été dans la moitié des pays africains.

Parcourir le monde, c’est un rêve qui reste inaccessible pour beaucoup de femmes africaines – même si on voit de plus en plus d'initiatives pour nous y encourager (je pense à l’initiative Afro-Trotters Diaries par exemple). Pourquoi le voyage occupe-t-il une place si importante dans ta vie ? 

Je viens d’une famille un peu nomade. On a beaucoup bougé, surtout quand j'étais enfant. Au-delà de ça, j’étais fascinée par mon très cher grand-père maternel, qui était travailleur migrant saisonnier dans le secteur de la construction. Il allait travailler à l’étranger (souvent en Tunisie, au Maroc ou en France) et revenait les valises pleines de bonnes choses. 

A cette époque-là, l'Algérie était un pays socialiste qui peinait à être autosuffisant, donc les bouteilles de Coca-Cola, les chocolats de bonne qualité ou même les bananes que mon grand-père ramenait étaient des produits de luxe. Quelle petite fille ne serait pas curieuse de connaître les pays mystérieux d'où venaient ces friandises ? 

Tu as beaucoup voyagé en Afrique. Qu'est-ce qui t’a le plus marquée en ce qui concerne les femmes africaines que tu as rencontrées sur le continent ?

Je trouve que les femmes africaines ont en commun une certaine présence, et comme une aura de pouvoir. Malgré la diversité de nos contextes, ou dans notre manière de s’habiller, cette aura reste une caractéristique commune à toutes les femmes africaines que j'ai rencontrées.

Par exemple, va voir dans n’importe quel marché du continent. La présence de la femme africaine est là, tu la sens diriger les choses, commander, même. Je ne ressens pas la même chose lorsque je me trouve en Europe. Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu'il faut aider et protéger. Mais c’est faux ! Il faut prendre le temps de bien observer la femme africaine. Elle a plus d’une chose à nous apprendre. 

Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu’il faut aider et protéger. Mais c’est faux

Je comprends ce que tu dis au sujet de la force des femmes africaines, mais nous ne pouvons nier qu'il existe de nombreux défis qui rendent les femmes vulnérables sur le continent également. En tant que féministe, sur lequel de ces défis concentres-tu ton énergie en ce moment ?

Oh wow, c'est une bonne question. Je pense que c'est la réglementation et la représentation des femmes sur le lieu de travail. Dans nos pays, les femmes représentent le groupe le plus impliqué dans le travail informel, parce qu'il est si difficile pour les femmes d'accéder à un emploi formel tout en équilibrant tous les aspects de leur vie. 

Pourtant, le travail informel rend les femmes très vulnérables. Et lorsque les femmes sont vulnérables, elles ont tendance à choisir des solutions qui leur conviennent de façon pratique à un moment donné, mais pas nécessairement celles qui leur donnent le contrôle sur leur propre vie. Dans de nombreux cas, les femmes se retrouvent piégées dans une mauvaise relation parce que les conséquences économiques de quitter leur partenaire sont trop difficiles ou parce qu'elles ne peuvent pas accepter un emploi plus sûr parce qu'il y a peu de flexibilité pour aller chercher leurs enfants à l'école ou même avec la planification familiale si vous êtes d'un certain âge. 

Nous devons donner aux femmes l'occasion de décider par elles-mêmes la façon dont elles utiliseront leur expertise comme outil pour atteindre leur indépendance et, plus généralement, pour faire des choix dignes d'elles. Nous ne pouvons pas nous contenter de souhaiter que les défis disparaissent ou d'attendre des femmes qu'elles les relèvent. Bien sûr, avec le temps, davantage de femmes oseront faire leurs propres choix, mais nous devons aussi structurer l'environnement de travail de manière que les femmes aient les mêmes chances que les hommes, par exemple. 

Comment on fait ça ?

Prenons l'exemple de la réglementation en matière de garde d'enfants. Beaucoup de mes amies à travers le continent sont bien éduquées mais choisissent de ne pas avoir un emploi très prenant parce que l'envoi de leurs enfants à la garderie coûte trop cher et que compter sur des grands-parents âgés n'est plus viable. Nous devons réduire ce fardeau pour les femmes en impliquant à la fois les employeurs et l'État, par exemple par le biais de systèmes de garde d'enfants, d'avantages fiscaux pour les parents qui travaillent, pour ne citer que quelques options. 

Parlons de la façon dont tu essaies d'incarner tes valeurs féministes à la maison. Je sais que tu as un fils de six ans. Quelle est ta règle élémentaire de maman féministe ?

Je vais te raconter une histoire. Quand je dis quelque chose de surprenant à mon fils, il me demande souvent : « Comment sais-tu cela ? » Et je lui dis que les mamans savent tout. Alors l'autre jour, il a répondu : « Non, les papas savent tout », et j'ai dit « Non, ce sont les mamans qui savent tout ». On a fait des allers-retours jusqu'à ce qu'il s'effondre en pleurant. Il a dit : « Quand je serai grand, je deviendrai papa, et je ne saurai pas tout alors ». J'ai réalisé que j'étais peut-être allée trop loin dans ce jeu, alors je l'ai rassuré en lui disant que les papas et les mamans en savaient beaucoup. C'est juste une histoire drôle, mais ce que je veux dire, c'est que ma règle élémentaire est de le questionner de temps en temps sur son image des femmes et des hommes, en étant toujours ouverte mais de ramener les choses à son niveau pour qu'il puisse les comprendre. 

Mais pour moi, il s'agit autant des conversations que j'ai avec mon fils que de celles que j'ai avec mon mari. Nous devons être sur la même longueur d'onde quant aux types de messages que nous voulons transmettre à notre enfant, afin que nous puissions tous deux prêcher par l'exemple.

Je te comprends. Ma dernière question, Faten, est la suivante : quelle est ta devise féministe ?

Si je suis honnête, je dois dire : "Moi d'abord". Cela peut paraître égoïste, mais je crois qu'en tant qu'individu, si vous ne pouvez pas réaliser vos propres rêves et faire les choses qui vous rendent heureuses (heureux) et être à l'aise avec qui vous êtes, vous ne pouvez pas être un meilleur être humain pour les gens qui vous entourent. 

Finalement, ça n'était pas ma dernière question pour Faten après tout ! Quelques mois après cet entretien, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues d'Algérie, conduisant le président Bouteflika à démissionner après vingt ans de règne. Je voulais connaître le point de vue de Faten sur la situation actuelle dans son pays. Ne manquez pas ses réflexions fascinantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours : cliquez ici.

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad

« Je vois un arc-en-ciel de féminismes » – Faten Aggad (Algérie) – 2/4

Nous sommes à la seconde partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte en gouvernance et développement d’origine algérienne. Après une discussion fascinante sur son identité africaine (vous avez raté ça ? Cliquez ici) nous avons parlé de sa vision du féminisme. Et voici ce qu’elle dit.

Tout à l’heure tu m’as dit que tu étais une « panafricaniste et féministe qui s’assume ». Qu’est-ce que ça veut dire, pour toi, d’être féministe ?

Pour moi, ça se joue sur les choix que je fais au quotidien, et sur comment ils s'intègrent à mon système de valeurs et à mes croyances. En gros, comment j’évolue dans cette société moderne en tant que femme : en tant que mère, épouse, professionnelle avec une carrière à succès, fille, sœur, belle-fille et belle-sœur, mais aussi amie de personnes dont les croyances et les modes de vie sont très divers.

J'appartiens à des « sociétés » et à des environnements différents que ce soit au travail ou dans la sphère privée. Chacun de ces environnements vient avec des attentes sur la façon dont une femme doit mener sa vie, et je dois faire face à ces attentes chaque jour. J’ai le pouvoir d’influencer ces environnements autant qu'ils m'influencent.  

Pourquoi c’est important pour toi d’assumer cette étiquette de féministe et d’en être fière ?

C’est une étiquette qui s’attire une certaine stigmatisation, et il faut que cela cesse. En ce qui me concerne, je suis plutôt à l’aise de la porter. À mon avis, la plupart des gens qui stigmatisent le féminisme y voient une lutte anti-patriarcat, certes, mais aussi une lutte anti-hommes. Ils s’opposent à ce type de féminisme. Moi aussi, d’ailleurs.

D’autre part, les gens considèrent que le féminisme est importé de l'Occident et qu'il est porté par des femmes blanches. Ils y voient un féminisme qui célèbre le modèle de la « femme indépendante », par exemple. Il fut un temps en Algérie où il fallait s’habiller comme une Occidentale pour montrer qu'on était féministe. Il fallait porter la jupe la plus courte possible, des talons hauts, et bien sûr enlever son foulard. Quand le féminisme s’attache plus à l'apparence d'une femme qu’à son essence, c'est très problématique.

Quand le féminisme s’attache plus à l’apparence d’une femme qu’à son essence, c’est très problématique.

Tu peux élaborer un peu sur ce point ?

Ce que je veux dire c’est que porter une minijupe ne suffit pas à faire d’une femme une féministe. Tes actions font de toi une féministe, pas ce que tu portes. Tu peux porter le foulard si c’est ton choix. « Choix » étant le mot le plus important : c’est pour moi le mot qui définit l’essence du féminisme.

Le féminisme, c'est la capacité d'une femme à décider par elle-même de ce qu'elle veut, sans subir les contraintes du patriarcat. Et les choix des femmes ne sont pas les mêmes d’un endroit à l’autre car le féminisme est contextuel.

« Le féminisme est contextuel » : ça veut dire quoi, exactement ?

Je ne vois pas le féminisme comme une seule entité, mais plutôt comme un arc-en-ciel de féminismes. Nos parcours personnels et nos contextes jouent un rôle important. Ce qui semble parfaitement ordinaire ici peut paraitre beaucoup moins normal ailleurs : une femme qui travaille aux Pays-Bas, ce n'est pas la même chose qu'une femme qui travaille au Yémen. 

En ce qui concerne le féminisme africain, il y a pas mal de choses à déconstruire. D’ailleurs, on parle de féminisme africain, le féminisme ne se manifeste peut-être pas de la même manière en Afrique du Sud qu’en Libye ou au Sénégal. De même, je pense qu’il faut déconstruire cette idée de la femme indépendante.

Alors, ça fait plusieurs fois que tu mentionne la notion de « femme indépendante ». On en parle ?

Il y a un argument féministe assez traditionnel qui voudrait que toutes les femmes deviennent indépendantes à tout prix. C'est pourquoi nous encourageons nos filles à étudier et à construire une carrière. Je suis d'accord, évidemment. Mais pour moi, la carrière n'est pas une fin en soi : c'est un outil qui permet aux femmes d’atteindre l'indépendance financière dont elles ont besoin pour choisir par elles-mêmes ce qu’elles souhaitent faire de leurs vies. 

Il y a aussi cette idée qu’être indépendante signifie se détacher émotionnellement des hommes. Dans le contexte africain, beaucoup en déduisent qu’être féministe implique être contre le mariage, par exemple. Pas moi. Bien au contraire, j’adore pouvoir compter sur mon mari. Je ne vois aucune contradiction entre le fait d’être une femme forte et le fait de se montrer vulnérable au sein de sa relation avec une personne qui vous aime, avec laquelle vous bâtissez une vie et une famille. 

Encore une fois, je vois l'indépendance comme cet outil qui nous permet de faire des choix et de garder le contrôle sur nos vies. Pour reprendre l’exemple des relations amoureuses, garder son indépendance devient un moyen de s’assurer qu’on ne restera pas coincé dans une relation très patriarcale. 

Qui sont les femmes que tu admires et qui ont inspiré ton engagement féministe ?

Sans hésiter : ma tante Mimi.  Chaque jour de sa vie, elle a remis en question nombre d’idées reçues sur la place des femmes dans la société. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, mais à l’âge de 20 ans, elle a divorcé de son mari alors qu'elle était enceinte. À cette époque, la société algérienne n’était pas tendre avec les femmes divorcées, mais ma tante savait parfaitement ce qu'elle voulait dans la vie et ce qu'elle ne voulait pas. Elle a reconstruit sa vie avec les ressources limitées dont elle disposait. Pour moi, elle incarne la résilience de la femme africaine. 

Ma tante ne dirait jamais qu’elle est féministe, mais pour moi elle l'est, à tous points de vue. C'est une femme qui se soucie de son identité et qui a du respect pour elle-même. Elle m'inspire plus que toute féministe célèbre, peut-être parce que j'ai pu observer de près les choix et les sacrifices qu'elle a dû faire.

Ma tante ne dirait jamais qu’elle est féministe, mais pour moi elle l’est, à tous points de vue.

Elle a l'air extraordinaire. Il faut beaucoup de courage et de détermination pour appliquer les principes féministes dans nos vies quotidiennes. Et parfois, ces principes nous attirent des ennuis ! C’était quand, la dernière fois que ça t’est arrivé ? 

Il y a peu de temps, je parlais avec quelqu’un qui se plaignait parce que son conjoint essayait de la contrôler financièrement. Je lui ai répondu : « Mais c’est aussi ton choix » et ça l’a tellement offensée que je me suis demandé ce qui m’avait pris de l’ouvrir. (Elle rit) Le message que je voulais faire passer est que dans la vie, tout est une question de choix. Certains choix sont très difficiles et d'autres très faciles. Si tu choisis de rester dans cette relation et d’en accepter les contraintes, c’est un choix – pour revenir à la situation de cette femme.

J’imagine le malaise ! Qu’est-ce que tu as appris de cette conversation ? 

J'ai compris que je devrais faire l’effort d’admettre qu’il est difficile de faire certains choix.  Et aussi qu’il y a des façons un peu moins brusques d’exprimer mes arguments !

Se taper la honte, il n’y a pas mieux pour retenir sa leçon ! Je voulais en savoir plus sur la vision du féminisme selon Faten et comment il se manifeste dans sa vie de tous les jours. Cliquez ici pour une conversation qui mêlent grandes idées et moments pratiques de vie de la plus gracieuse des manières.

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad

« L’Afrique du Nord est en pleine crise d’identité » – Faten Aggad (Algérie) – 1/4

Il en faut beaucoup pour m’impressionner, mais j'étais bien stressée avant mon interview avec Faten Aggad. J’étais en admiration devant ses compétences en tant qu'experte dans les domaines de gouvernance et de développement international, et je n'étais pas certaine de pouvoir créer une connexion assez intime avec elle. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour que mes doutes se dissipent : juste le temps d’écouter la voix chaleureuse de Faten et d’apprécier son franc-parler. J’ai très vite su que ce serait une belle conversation. 

Faten m'a raconté comment le fait de passer à l’âge adulte en Afrique du Sud après une enfance en Algérie a influencé ses choix de carrière, et comment les débats sur l'identité bouleversent l'Algérie et l'Afrique du Nord dans son ensemble (partie 1, ci-dessous). Nous avons ensuite parlé de féminisme : ce que cela signifie pour elle, la féministe qui l’inspire, et les idées qui la dérangent le plus dans le discours féministe classique (partie 2) ; mais aussi si et comment elle vit ses principes féministes dans sa vie quotidienne (partie 3).

Quelques mois après notre conversation, un mouvement populaire a commencé en Algérie, menant à la démission du Président Bouteflika après vingt ans de règne. J’ai voulu en parler avec Faten et avoir son analyse de la situation actuelle de son pays. Ne manquez pas ses réflexions passionnantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours (partie 4). 

C’est parti !

Bonjour Faten, et merci d’être sur Eyala. Peux-tu te présenter ?

Salut, je m’appelle Faten. Je suis Africaine et originaire d’Algérie, le pays où je suis née, où j’ai grandi et où se trouvent mes racines familiales et culturelles. À mes 17 ans, notre famille a déménagé en Afrique du Sud, que je considère comme mon deuxième pays : c'est ce pays qui m'a façonnée entre la fin de mon adolescence et mon entrée dans l'âge adulte. Enfin, je suis Hollandaise par alliance, je vis dans les belles et calmes plaines hollandaises avec mon fils et mon mari depuis neuf ans.

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume. Je crois au pouvoir des femmes africaines. Je suis une rebelle (généralement) tranquille et j’ai des idées très claires sur ce que je veux, ce que j'aime et ce que je n'aime pas. Je suis aussi photographe amateure et une passionnée de voyages. Dernier point et pas des moindres, j’ai très peur des serpents !

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume, et je crois au pouvoir des femmes africaines.

Parle-moi un peu de ton travail.

Depuis l'année dernière, je travaille comme consultante. Je faisais notamment partie du groupe d’expert.e.s techniques qui ont accompagné le Président Kagamé dans le processus des réformes de l'Union africaine qu’il a mises en place. Et depuis, je travaille comme conseillère du Haut Représentant de l'Union Africaine pour les relations avec l'Union Européenne. 

Je conseille par exemple sur la manière dont nous pouvons élever le partenariat au-delà de l’aide ; comment éviter que l'Europe ne sous-traite la question migratoire à l'Afrique, ce qui restreindrait la circulation des citoyens africains d’un pays à l’autre de leur continent ? Comment s’appuyer sur l’accord commercial récemment obtenu, la Zone de libre-échange continentale africaine, pour aborder nos partenariats internationaux d’une position de force ? Des choses comme ça.

Tu as précédemment travaillé sur les relations politiques entre l’Afrique et l’Europe, mais tu étais employée par un think tank européen. Qu’est-ce qui t’a poussé à changer de camp et conseiller l’Afrique plutôt que l’Europe ?

Il arrive un moment dans une carrière où le travail n’a plus seulement pour vocation de payer les factures. On se pose des questions sur l’empreinte qu’on souhaite laisser sur le monde, et on essaie d’écouter son cœur et de suivre ses valeurs. Ça ne se passe pas en un claquement de doigts, évidemment : c’est tout un processus. Dans mon cas, ce processus m'a permis de prendre conscience, très clairement, qu’il est impératif que nous, Africain.e.s, surtout nous dans la diaspora, qui croyons au projet panafricain, mettons notre expertise au service des institutions africaines. 

Mon parcours professionnel, que ce soit en Afrique ou en Europe, m’a permis de développer une connaissance approfondie du fonctionnement de certaines institutions africaines. J'ai également vu comment fonctionnent les institutions ailleurs, en particulier en Europe. Cela m'a aidée à mettre les choses en perspective et m'a donné des idées qui pourraient servir à soutenir l’avancement de notre continent. 

Plus le temps passe, plus je suis convaincue que l'enfance et l'adolescence d’une femme ont une grande influence sur la personne qu’elle devient une fois adulte. Avec ça en tête, ce que je trouve le plus marquant dans ton parcours est que tu as vécu ces périodes formatrices aux deux extrémités du continent – au sens littéral du terme – et cela t’a façonné une identité africaine si forte que tu as aujourd’hui consacré ta carrière à servir le continent. Ça veut dire quoi, pour toi, d’être Africaine ? 

Ayant grandi en Algérie, mon identité première était simple : j'étais Algérienne. Il n'y avait aucune discussion sur l'identité, et encore moins sur l'identité africaine. C'est seulement après mon arrivée en Afrique du Sud que j'ai commencé à réfléchir à qui j'étais et à ma place dans le monde. Les années que j'ai vécues en Afrique du Sud m'ont beaucoup marquée ; je pense que la personne que je suis aujourd’hui est peut-être beaucoup plus influencée par l'Afrique du Sud que par l'Algérie. 

J'ai étudié à l'Université de Pretoria, aux côtés d'étudiant.e.s qui, comme moi, venaient d'autres pays africains, mais aussi d’ami.e.s sud-africain.e.s. C’est par mes relations avec des étudiant.e.s aux profils divers que j’ai découvert le continent. Et bien sûr, comme j'étudiais les relations internationales, j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'Afrique. J'ai découvert les mouvements menés par Nkrumah et d'autres, et j'ai fait un lien entre leurs idées et mes propres expériences. 

Tout cela dans une université qui baignait encore dans la culture afrikaans, du moins quand j’y suis arrivée : en fait, ma faculté a été l'une des premières à offrir la possibilité d'étudier en anglais plutôt qu'en afrikaans. C’est seulement lorsque j’ai atteint le niveau licence que mon département a cessé d'enseigner en afrikaans.  

Non, c’est pas vrai?! C’était si récent ? On parle de quelle année ?

Je suis très sérieuse ! C'était en 1999. L'université était en pleine transformation à cette époque. C’était vraiment une période fascinante. 

Tu sais, en Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante. Vivre en Afrique du Sud m’a apporté beaucoup plus que si j'avais fait mes études à Paris. 

En Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante.

Je me demande à quoi ressemblait la vie d'une étudiante algérienne en Afrique du Sud à cette époque-là. À ton avis, quels sont les aspects insoupçonnés de ton expérience ? 

Qu’il y a sur le continent des institutions prêtes à soutenir les étudiant.e.s africain.e.s. Comme j'étais déterminée à être indépendante de mes parents, j'ai cherché des moyens de financer mes études. 

J'ai pu bénéficier du soutien du CODESRIA (le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) qui m’a permis de faire mon Master, et j'ai obtenu un petit poste junior dans un think tank panafricain, ce qui m'a permis de payer mon loyer et de finir mes études en Afrique du Sud. C’est formidable, toutes ces organisations panafricaines qui font apportent quelque chose de bien aux étudiant.e.s.

Tout à l'heure, quand tu parlais de ton enfance en Algérie, tu as dit que rien ne te connectait à une quelconque identité africaine. Penses-tu être un cas isolé, ou s'agit-il d'un phénomène plus large ? Je pose cette question parce que, comme tu le sais, j’ai déménagé depuis peu au Maroc et je suis choquée du nombre de personnes qui parlent de l'Afrique comme d'une terre lointaine dont ils ou elles ne feraient pas partie parce que leur peau n’est pas noire. J'ai l'impression que tout le pays vit dans un déni total !

Ce qui est certain, c’est que l'identité n'était pas dans mon radar personnel d’enfant ou d’adolescente. Mais de façon plus large, je suis d'accord avec toi. Je pense que l'Afrique du Nord est en pleine crise d'identité. Je ne connais pas très bien le Maroc, mais en Algérie, c’est clair que la question de l’identité fait débat. 

Pendant très longtemps, on nous a dit que nous étions arabo-musulman.e.s. Cette identité était la fondation du projet de construction de la nation, si je peux m'exprimer ainsi. Mais avec le temps et la situation politique, tout cela commence à s'effriter. Les gens se réapproprient leur identité, en particulier en tant que descendant.e.s des habitant.e.s indigènes d'Afrique du Nord. 

La question raciale existe également. Quand on parle d'Afrique du Nord, les gens pensent qu’il s’agit de personnes vivant dans les régions nord de nos pays. Il ne faut pas oublier que nos pays regorgent de personnes de toutes couleurs de peau. L'autre jour, je regardais une émission de télé et j’ai vu une dame interpeller quelqu’un en lui disant : « Pourquoi appelez-vous ces migrant.e.s Africain.e.s ? Nous sommes aussi des Africain.e.s. Et puisque vous colportez tous ces stéréotypes sur les migrant.e.s, j’imagine que vous êtes d'accord avec les Français.e.s qui sont racistes envers les Algérien.ne.s. » Les gens ont besoin d'être incités à réfléchir. 

Au moins, ça prouve que les gens se posent des questions. Ça te donne de l'espoir ?

J'espère, du moins pour l'Algérie, que la boîte de Pandore est enfin ouverte, et que les gens parlent ouvertement de comment définir leur sentiment d’appartenance. Il me paraît difficile de refermer cette porte. Cependant, je pense qu'il y a beaucoup d'autres questions que les gens devraient se poser, car l'identité est une question complexe. Nous ne sommes pas juste une chose. Nous sommes beaucoup de choses. 

Cette conversation comporte des éléments d’ordre religieux. Il y a aussi la question de la langue, car tous.tes les Algérien.ne.s ne parlent pas l'arabe. Certain.e.s font de la langue un symbole de résistance contre les fausses identités qu'on leur impose (dans ce cas, contre l’idée que les Algérien.ne.s seraient purement Arabes). C’est un processus qui sera long mais il est nécessaire. 


Avec le recul, les paroles de Faten semblent presque prophétiques. En effet, quelques mois après notre conversation, des manifestations pacifiques ont commencé dans les rues d'Algérie, en réaction à l’annonce par le Président Bouteflika de sa volonté de briguer un cinquième mandat. Sous la pression du mouvement populaire, il a fini par démissionner, mais les manifestant.e.s sont toujours dans la rue aujourd’hui, réclamant des changements profonds dans le système politique. Je ne pouvais donc pas publier cette interview sans retourner vers Faten pour recueillir ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays. Nous y arriverons (c'est la quatrième partie de cette série), mais pour l'instant, cliquez ici pour découvrir comment Faten conçoit le féminisme. 

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad

« Qui que tu sois, tu peux apporter ta pierre à l’édifice » : Kavinya Makau (Kenya) - 3/3

C’est la dernière partie de ma causerie avec Kavinya Makau, une féroce féministe kényane dont je suis fière d’appeler mon amie. J’espère que nous avez eu la chance de lire la première partie dans laquelle Kavinya nous raconte comment elle est devenue féministe, et la deuxième partie remplie de trésors de comment nous pouvons vivre nos valeurs féministes dans notre vie quotidienne. Dans cette partie, nous discutons du syndrome de l’impostrice féministe et du bien-être.

Tu viens de m’expliquer à quel point il est important que davantage de gens rejoignent le mouvement féministe. Peux-tu me dire comment tu t’y prends ou comment tu t’y es pris pour les inciter à le faire ?

Je vais te parler de l’Initiative pour le leadership et le mentorat des jeunes femmes en Afrique de l’Est (East Africa Young Women Leadership and Mentoring Initiative – EAYLMI) menée par Akili Dada. Je participe à cette initiative en qualité de mentor. L’initiative s’adresse aux jeunes femmes qui en sont aux premières étapes de leur parcours de féministes ou qui essaient de comprendre les choses comme c’était mon cas il y a 14 ans. Il s’agit d’encadrer la génération actuelle et la prochaine génération de leaders féministes africaines, ainsi que de construire un mouvement fort et d’en assurer la continuité de manière tangible.  

De jeunes femmes m’ont approchée et m’ont dit qu’il y a des gens dans le mouvement féministe africain qu’elles admirent et qui semblent si accomplies et elles se disent : « Eh ! Est-ce que je peux même aspirer à être comme elles ? Est-ce que je peux atteindre leur niveau ? ». Parcourir le chemin de la prise de conscience féministe avec des jeunes femmes originaires du Kenya et de Tanzanie est incroyable. L’EAYLMI a été l’une des choses les plus enrichissantes que j’ai faites, ou que je ferai dans les années à venir.

Ça a l’air génial. Ce que tu me dis me ramène à l’époque où je t’ai rencontrée — il y a environ dix ans, je crois. J’étais une totale débutante ! Te rencontrer toi et les nombreuses autres féministes avec lesquelles j’ai eu la chance de travailler était inspirant mais aussi intimidant tu sais ? Vous étiez toutes si fortes et décomplexées, je n’aurai jamais cru que je pouvais devenir comme vous. Je suis sûre que de nombreuses jeunes féministes avec lesquelles tu travailles partagent ce sentiment, tout comme plusieurs personnes qui liront cette interview. Quels conseils leur donnerais-tu ?

J’ai eu plusieurs fois ce type de conversations, et j’ai aussi ressenti ma propre peur à ce sujet. Laisse-moi revenir un peu en arrière. Je t’ai parlé tout à l’heure de mon initiation au féminisme africain. Tu peux imaginer ce que c’était pour la jeune Kavinya, inexpérimentée, de s’engager avec des leaders d’opinion féministes venu.e.s de tout le continent africain. Dans les premières étapes de mon parcours féministe, j’ai rencontré des personnes qui m’ont soutenue et qui continuent de me soutenir. D’autres étaient dédaigneuses parce que je ne savais pas grand-chose et il y a eu des interactions qui m’ont fait me demander si ma contribution en vaudrait la peine un jour. J’ai dû réfléchir. Finalement, j’ai surmonté cela et j’ai développé un sentiment de clarté dans mon identité en tant que féministe africaine et c’est cette version-là de moi que tu as rencontrée.  

Pour être honnête, lorsque les gens parlent de l’espace féministe sur le continent, certains noms et personnalités y sont traditionnellement associés — et il n’y a aucun mal à cela. Mais il semble aussi y avoir cette idée que certaines d’entre nous sont plus féministes que d’autres, plus féministes africaines que d’autres. Cela peut amener certaines sœurs à sentir - ou à se faire dire — qu’elles ne sont pas à la hauteur ; à se sentir — ou à avoir été exclues. Et cela peut t’affecter si profondément que tu peux penser que le féminisme africain n’est pas pour toi, ou qu’il appartient à d’autres personnes.

Des lectrices d’Eyala m’ont souvent confié ressentir cela.

Je connais et comprends bien ce sentiment. Je sais ce que c’est que de se comparer et de penser que telle personne a accompli davantage et de se demander « Pourrai-je être à la hauteur ? » Même lorsque votre contribution est validée d’une certaine manière, vous continuez à vous remettre en question. Il y a cette voix en vous qui dit « OK, les gens disent que je suis géniale, mais est-ce que je change réellement les choses ? ».

Le syndrome de l’impostrice féministe est vraiment une réalité! Que recommandes-tu ? 

Premièrement : demande-toi pourquoi tu places une perspective féministe dans ton militantisme et ton travail. Est-ce essentiellement pour être applaudie ou pour contester les normes, les systèmes et les structures qui continuent à opprimer les filles,  femmes, et les personnes trans et non-binaires ? Demande-toi: « Suis-je une féministe africaine parce que je veux que quelqu’un voie et confirme que j’en suis une, ou s’agit-il de ce que je crois, de ce que je pratique et de la façon dont je vis intentionnellement ma vie ? » Cela te ramènera à la nature fondamentale de ce qu’est le fait d’être féministe.

Ce qui m’importe, c’est la raison pour laquelle tu fais ce que tu fais, et la manière dont tu le fais — pas les gros titres que tu feras ou les éloges que tu recevras. Tu ne seras peut-être jamais nominée et tu ne remporteras peut-être jamais de prix ; tu ne seras peut-être jamais dans une revue. Concentre-toi et vis selon tes objectifs. Quand je fais cela, je trouve qu’il devient plus facile de faire face au syndrome de l’imposteur, ou de l’impostrice féministe.

C’est un excellent conseil. Quel est ton deuxième conseil ?

Mon second conseil est le suivant : ton parcours ne consiste pas à être ou à devenir quelqu’un d’autre. Qui que tu sois, tu peux apporter ta pierre à l’édifice. Fais ce que tu peux à ton niveau. Sois toi-même. 

Et il n’y a pas de petite contribution ! Le combat contre le patriarcat est si grand… Chaque action compte. Ce que tu dis me fait penser à un chapitre dans I’m Judging You de Luvvie Ajayi intitulé « Personne ne gagne aux Jeux Olympiques du féminisme ». 

Absolument. Je ne dis pas qu’il n’est pas important d’admirer et de s’inspirer de nos mentors et de nos ancêtres qui ont réalisé des choses phénoménales. Pense aux femmes nigérianes de l’époque coloniale qui se sont dit « cette situation ne fonctionne plus pour nous » et qui ont commencé à militer pour le changement. Pense à nos grands-mères, nos arrière-arrière-grands-mères, qui ont fait des choses époustouflantes. Nous n’avions peut-être pas la Charte des féministes africaines à l’époque, mais lorsque l’on regarde certaines des choses accomplies par des femmes qui ont épousé les principes contenues dans la Charte et ont fait avancer les mêmes choses que nous essayons de faire évoluer maintenant, on réalise à quel point il est important de célébrer celles qui nous ont précédées. Ce que nous devrions faire, c’est les célébrer, sans pour autant être limitées par notre admiration.

Merci beaucoup, c’est un très bon conseil. Avant de nous séparer, je voulais revenir sur une chose que tu as dite plus tôt dans notre conversation sur l’épuisement qui résulte de la lutte contre le patriarcat. En vérité, je ne connais pas une seule féministe qui ne se soit pas sentie épuisée à un moment ou à un autre. Comment te ressources-tu ? Comment prends-tu soin de toi ?

Il y a cinq ans, j’ai fait un burn-out. C’est alors que j’ai sérieusement commencé à prendre soin de moi et à faire de mon bien-être une priorité. Prendre soin de soi c’est, s’aimer soi-même. J’apprends à me choisir tous les jours, sans condition, de plusieurs manières. J’apprends à dire non plus souvent. Je prends le temps de m’arrêter et de réfléchir. Quand c’est le chaos, je choisis de me concentrer sur les choses et les personnes qui me rendent heureuse et m’apportent un équilibre. Pour me redonner de l’énergie, je prends entre cinq minutes et une heure pour m’arrêter et penser à des choses sans aucun lien avec le travail, notamment ce dont je suis reconnaissante. 

Je me plonge dans des œuvres littéraires africaines. Depuis 2014, je lis délibérément plus d’autrices africaines ou de femmes d’origine africaine. Mon genre préféré est la fiction. Elle me permet de voyager dans d’autres mondes et d’imaginer d’autres réalités. Je me réserve également du temps pour passer du temps avec ma famille, notamment avec ma nièce et mon neveu que j’adore et qui me font voir les choses différemment, ce dont j’ai grand besoin.

Ma dernière question pour toi, Kavinya, est la suivante : quelle est ta devise de vie féministe ? 

Ce n’est pas une devise de vie féministe en soi. J’ai récemment lu Les sept péchés: Un manifeste contre le patriarcat de Mona Eltahawy avec le club de lecture Afrifem que nous avons créé au début de l’année. (Dédicace spéciale à toi et aux autres membres: Nebila Abdulmelik, Nadia Ahidjo, Flavia Mwangovya, Faten Aggad-Clerx, Yvette Kathurima-Muhia et Muthoni Muriithi).  

Dans le livre, la citation « Nous avons besoin d’un féminisme qui soit robuste, agressif et sans réserve. Un féminisme qui défie, désobéit et perturbe le patriarcat, et non pas d’un féminisme qui collabore avec, le dorlote et se conforme à lui » fait écho lorsque je pense à la manière dont le patriarcat se manifeste et s’exprime avec tant d’audace.

Mon cœur est plein. Merci Kavinya pour tes réflexions pertinentes et tes conseils avisés. Et merci aussi d’être une formidable amie pour moi et pour tant d’autres sœurs dans le féminisme. Tu es tout simplement fantastique !

« Nous devons faire naître la passion pour le féminisme partout et chez le plus grand nombre de personnes possible » : Kavinya Makau (Kenya) - 2/3

Ma causerie avec l’avocate kényane des droits de l’Homme, Kavinya Makau, devient de plus en plus intéressante. Après nous avoir raconté comment elle est devenue féministe (Partie 1), Kavinya nous parle ici de ce que le féminisme veut dire pour elle et comment elle incarne ses valeurs dans sa vie de tous les jours.

Tu m’as dit qu’il était important pour toi de fièrement te déclarer comme étant féministe. Nous n’avons cependant pas parlé de ce que ce mot signifie pour toi. Donc, dis-moi : comment définis-tu le féminisme ? 

Pour moi, le féminisme consiste à contester les rapports de force inégaux qui maintiennent la discrimination envers les filles,  femmes, et les personnes trans et non-binaires. Cela signifie comprendre le pouvoir et le démanteler activement. C’est ce que nous, les professionnel.le.s spécialistes des droits de l’Homme ou des droits des femmes, et des personnes trans et non-binaires, c’est ce que nous faisons tous les jours dans notre travail.

Mais il faut aller plus loin, et sortir du cadre professionnel. Tu connais le slogan « Le privé est politique » ? Le féminisme touche également les échanges quotidiens. Il fait partie intégrante de la vie et n’est pas quelque chose dont on ne s’en soucie qu’uniquement en salle de réunion, ou lors de nos recherches ou dans toute autre situation qui se présente sur le lieu de travail.

Le féminisme touche également les échanges quotidiens.

C’est de remettre en question les normes, les attentes et les pratiques patriarcales aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie privée. Il s’agit également d’une alliance et d’une solidarité avec les mouvements progressistes de justice sociale qui eux aussi remettent en question et s’attaquent aux structures et systèmes de pouvoir oppressifs.

Je partage totalement ton point de vue : le féminisme se vit au quotidien. Peux-tu me donner des exemples de la manière dont tu l’appliques systématiquement et délibérément ? 

Les discussions autour de la santé et des droits sexuels et reproductifs (SDSR) sont un bon exemple. En tant que féministe, je défends une santé et des droits sexuels et reproductifs complets pour toutes les filles,  femmes, et personnes trans et non-binairess. Pour moi cela implique l’ensemble des services de santé. Cela ne dérange personne lorsqu’en parlant des SDSR on plaide pour des soins abordables ou gratuits afin que les filles et les femmes puissent avoir accès aux soins de santé maternelle. Mais lorsque l’on commence à aborder la question des services de santé pour des avortements sécurisés, par exemple, cela met les gens très mal à l’aise. 

Il y a eu de nombreux débats à propos des SDSR dans le cadre des droits de l’Homme et du mouvement de défense des droits des femmes ici au Kenya. Je suis allée plus loin, et j’en ai parlé avec des membres de ma famille élargie. Mes proches sont des chrétiens avec des opinions bien arrêtées et qu’ils expriment ouvertement. Bien que ce soit difficile, nous avons des conversations sur l’importance pour les filles, femmes, et les personnes trans et non-binaires d’avoir accès à des avortements sécurisés, par exemple. Je leur explique ce que cela signifie en termes d’indicateurs de mortalité et de morbidité maternelles, mais aussi pourquoi nous ne devrions pas moraliser aveuglément cette conversation sans tenir compte de nos réalités contextuelles et de l’autonomie et des droits des filles, femmes, et personnes trans et non-binaires. 

Pourquoi as-tu estimé important d’avoir ces conversations chez toi ?

C’est bien de les avoir avec des consœurs féministes ou des militant.e.s de droits de l’Homme, mais il y a un enjeu social plus large ici. C’est une question qui divise clairement le pays, mais s’il est impossible de parler de sujets tabous avec nos proches et nos ami.e.s en dehors des salles de réunion et des espaces politiques, alors nous ne pourrons pas changer les choses. En tant que féministe, il faut constamment remettre en question les opinions et les normes patriarcales dans nos propres foyers, dans nos relations personnelles, et ce bien avant qu’on en parle avec des responsables politiques.

Est-ce que tu reçois beaucoup de critiques ? Si c’est le cas, quel genre de critiques ? Comment y fais-tu face ?

Disons qu’en ce qui concerne les ami.e.s et les proches, nous avons une règle : nous sommes toutes des personnes aux opinions bien arrêtées, mais nous savons que nous pouvons être en désaccord. Nous restons une famille. J’ai beaucoup de chance, d’avoir des proches avec lesquels je peux avoir des conversations difficiles sans que cela n’affecte notre relation.

Quand j’ai commencé à faire ce travail, de nombreuses personnes se sont demandées pourquoi dans l’ensemble des questions concernant les droits de l’Homme, j’avais choisi de m’occuper des plus controversées. Les gens me disaient : « Tu es jeune, tu as des idéaux, c’est peut-être juste une phase que tu traverses ». Mais j’ai toujours été claire sur le fait que pour moi en tant que féministe et militante pour les droits de l’Homme, il n’existe pas de hiérarchie de droits.

Beaucoup de personnes, notamment ma famille et mes ami.e.s, n’ont pas compris ce choix — elles pensaient que j’allais détruire ma carrière. J’ai dû avoir un nombre incalculable de discussions pour expliquer pourquoi je fais ce travail, pourquoi j’y crois tant, pourquoi c’est important pour moi en tant que féministe et militante pour les droits de l’Homme d’être cohérente. Et avec le temps, elles ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une passade, rien ne m’est arrivé. Je m’épanouis, et, tu sais, je pense que c’est la cohérence. Les gens voient que tu crois réellement de tout cœur en ce que tu fais, et que tu vis selon les valeurs que tu prônes alors ils changent alors d’avis, ou du moins acceptent d’être en désaccord.

S’il est impossible de parler de sujets tabous avec nos proches et nos ami.e.s en dehors des salles de réunion et des espaces politiques, alors nous ne pourrons pas changer les choses.

Parlons des critiques en dehors de nos cercles familiaux - sur internet par exemple. Avant de lancer Eyala, je passais peu de temps sur les réseaux sociaux, c’est peut-être pour ça j’ai du mal à accepter tout ce à quoi les féministes font face lorsqu’elles expriment leur opinion sur quelque chose. Ça ne m’est pas encore arrivé à grande échelle, mais à chaque fois qu’une sœur féministe est prise pour cible, c’est comme si l’on m’attaquait aussi. Et je me demande à quel point cela va nous retarder. Qu’en penses-tu ?

Toi et moi sommes dans ce mouvement depuis longtemps, et il y a sûrement certains points sur lesquels nous avons progressé, n’est-ce pas ? Nous avons également vu les revers de médaille. En ligne tout comme dans la vie réelle, nous nous retrouvons à avoir ou à répéter des conversations que nous ne devrions pas avoir en 2020 ! Les discussions autour de l’accès à un avortement sûr au Kenya par exemple, ou pour le droit d’une adolescente enceinte d’aller à l’école en Tanzanie. Dès que l’on pense avoir atteint un objectif, un nouveau défi apparaît. Avec les réseaux sociaux, les limites de ce type d’abus ont été repoussées, et maintenant les médias sociaux seront utilisés contre toi de multiples façons pour t’intimider.

Alors oui, le patriarcat se réinvente constamment, il y aura toujours de nouvelles menaces. Nous devons y être préparées et être nombreuses pour y faire face. L’union fait la force n’est-ce pas ? Ce que je veux dire, c’est que la lutte contre le patriarcat est épuisante, nous aurons donc besoin de toutes les personnes qui se rallieront à notre cause. Nous devons aussi faire appel aux divers actrices et acteurs qui gèreront ces menaces bien après nous ; la continuité est importante. C’est pourquoi je crois que nous devons faire naître la passion pour le féminisme partout et chez le plus grand nombre de personnes possible.

À ce stade dans la conversation, mon cou me faisait si mal d’hocher la tête tellement, mais Kavinya n’avait pas fini de prêcher. Elle partage dans la dernière partie de l’entretien comment gérer ce sentiment qui nous ronge souvent en tant que féministes : ce sentiment que nous ne faisons pas assez. Lisez-le maintenant

« Je m’approprie et je politise sans réserve mon identité féministe. » : Kavinya Makau (Kenya) – 1/3

Toutes les fois qu’on me demande ce qui m’a inspirée à commencer Eyala, je réponds que ce n’est pas « quoi » mais plutôt « qui », et je rends hommage à ces nombreuses féministes africaines avec qui j’ai travaillées au début de ma carrière. Celles qui m’ont inspirée à réfléchir à la politique derrière les politiques que je défendais. Celles qui avec patience ont répondu à ces questions qui se posaient au fur et à mesure que j’apprenais à intégrer des principes féministes dans tous les aspects de mon travail et de ma vie. Kavinya Makau fait partie de ces personnes.

Avocate des droits de l’Homme et consultante sur les questions de droits de femmes, personnes trans et non-binaires originaire du Kenya, la meilleure description de Kavinya est celle d’une féministe discrètement féroce. Elle n’a pas de patience pour des inepties, ne les accepte pas non plus et je l’aime pour cela. Ses analyses pointues ont aidé la jeune féministe que j’étais alors de naviguer les eaux parfois troubles du monde du développement international. Elle a aussi été la première personne à m’introduire au concept de bien-être d’un point de vue féministe. Dix ans plus tard, j’apprends toujours de sa détermination à mettre en pratique ce qu’elle prêche et son soutien indéfectible à ses sœurs dans le féminisme. Je suis donc très reconnaissante de pouvoir partager avec vous aujourd’hui l’une de nos causeries.

Dans cet entretien, vous lirez comment Kavinya a commencé à se définir comme féministe (Partie 1, ci-dessous), and ce que ce mot veut dire pour elle (Partie 2). Ne ratez pas la troisième partie où Kavinya nous donne ce conseil inspirant sur comment gérer le syndrome de l’impostrice féministe (qui, mes ami.e.s, est bien réel) !

Bonjour Kavinya ! Merci d’avoir pris le temps de me parler aujourd’hui. Comment te présenterais-tu à des personnes qui ne te connaissent pas ?

Je dis toujours : je m’appelle Kavinya Makau et je suis une avocate féministe. Voilà. 

OK, il va m’en falloir un peu plus ! 

Eh bien, je suis kényane, j’ai 38 ans. Je suis une fille, une sœur et une tante — d’ailleurs tante est l’identité dont je suis le plus fière aujourd’hui. 

Je suis une avocate spécialiste des droits de l’homme et qui plus est une avocate féministe. Parfois, les gens ne disent pas qu’ils/elles sont féministes parce qu’ils/elles veulent être politiquement correct. e. s, parce que c’est un mot intimidant ou parce qu’il est lourd de sens. C’est un terme que je me suis volontairement approprié, car c’est un geste fort de se déclarer féministe. En le nommant et en nous l’appropriant, nous reconnaissons la dimension politique du féminisme - un féminisme qui n’est pas caractérisé par des “si”, “mais” ou encore par la honte. C’est important, car c’est une manière de s’inscrire dans la lutte contre toutes formes d’oppression sexospécifiques et transversales, et d’ouvrir un espace de discussion.

Comment est-ce que ta fierté à te déclarer féministe a-t-elle été accueillie dans le milieu professionnel dans lequel tu évolues ? 

Tout au long de ma carrière, tout du moins lorsque j’avais un poste officiel, j’ai eu le privilège de travailler pour des institutions féministes et de défense des droits des femmes. J’ai été ‘gâtée’ parce que j’étais avec des sœurs et des allié.e.s et je n’avais pas besoin de m’expliquer, du moins la plupart du temps. 

Il y a quatre ans, j’ai commencé à travailler à mon compte et mon travail est globalement centré sur les questions relatives aux droits des jeunes filles et des femmes. Cela implique de travailler assez souvent avec de nombreuses institutions de droits de l’Homme ou de développement qui ne sont pas féministes. Et dans ces endroits, je me suis retrouvée à expliquer les choses les plus élémentaires sur la nécessité d’avoir une perspective qui vise à transformer le système de pouvoir patriarcal d’une manière qui ne véhicule pas des stéréotypes négatifs sur les filles, femmes, et les personnes trans et non-binaires africaines.

Je m’approprie et je politise sans réserve mon identité féministe. Je travaille avec une optique féministe et j’affirme cela plus délibérément que jamais.

Tu as intentionnellement placé le féminisme au cœur de ta vie personnelle et professionnelle. Comment cela se fait-il ? En repensant à ton parcours, y a-t-il quelque chose dans ton éducation ou même un élément de ta personnalité, qui t’ont poussée vers cette voie ?

Il y a plusieurs facteurs. Premièrement, j’ai grandi au Kenya dans les années 90, et c’était une époque où, en tant que société, nous recherchions des alternatives en termes de démocratie. Il y avait donc beaucoup de militantisme en faveur d’une démocratie multipartite solide. À la maison, nous avons été encouragé. e. s à beaucoup lire (y compris des publications non traditionnelles), à poser des questions et à nous faire notre propre opinion indépendante sur la situation. J’ai alors compris que je devais remettre en question le statu quo, et je continue à le faire aujourd’hui. On nous a également appris à défendre ce en quoi nous croyons et à ne pas nous en excuser. Je crois que le mélange de ces deux éléments, savoir ce qu’est le statu quo et savoir qu’on peut le remettre en question et le contester, le fait d’être conscient et de ne pas s’excuser, sont des choses qui ont une réelle influence sur les décisions que je prends. Donc, lorsque j’ai commencé à m’identifier comme étant une féministe il y a environ 14 ans, cela s’est produit naturellement, car c’était cohérent avec ma personnalité.

La plupart des féministes avec lesquelles je m’entretiens ne peuvent pas situer le moment exact où elles ont adhéré au féminisme. Comment y parviens-tu ? Peux-tu me dire ce qui s’est passé il y a 14 ans ?

J’ai commencé à étudier la nature sexospécifique des atteintes aux droits de l’Homme lors de mes cours consacrés au droit international et aux droits de l’homme à l’université. J’ai décidé que c’était un thème autour duquel je souhaitais travailler mais je n’avais aucun cadre pour le faire, ni de perspective politique pour le faire. Donc, après avoir obtenu mon diplôme de la Kenya School of Law, je suis allée travailler dans des cabinets de droit commun. C’était une expérience fantastique dont je suis très reconnaissante, mais cela m’a confirmé que ce n’était pas des espaces dans lesquels je voulais évoluer. Je ne voulais pas pratiquer le droit commun. 

En 2006, j’ai obtenu un stage chez Urgent Action Fund — Africa, et j’avais postulé dans cette organisation parce qu’elle travaillait autour des violations sexospécifiques dans le contexte des conflits et des situations post-conflits, principalement dans le domaine de la justice transitionnelle et de la consolidation de la paix. Une fois là-bas, j’ai découvert que l’organisation soutenait des initiatives de construction de mouvement sur des questions que certains considéraient comme secondaires aux droits humains et aux droits des femmes, comme la prostitution et les droits des personnes LGBTIQ. Elle le faisait en appliquant délibérément une optique féministe à son travail.

La même année, la Charte des féministes africaines a été adoptée, et plusieurs membres du personnel et du conseil d’administration de l’Urgent Action Fund – Africa et de ses réseaux ont participé au processus. J’ai appris et je me suis inspirée d’eux; cela a été mon premier aperçu de ce qu’était le féminisme africain et ce que ça signifiait d’orienter son travail autour de celui-ci. Ça a été une grande révélation. On connaît la suite ! 

Plongeons-nous dans cette histoire alors ! Cliquez ici pour savoir comment Kavinya définit le féminisme et comment elle incarne ses valeurs féministes dans sa vie de tous les jours.

« Est-on prêt à avoir des enfants responsabilisés ? » – Jean Kemitare (Ouganda) – 4/4

Ma conversation avec l'Ougandaise Jean Kemitare tire à sa fin. L’entretien a débuté avec un focus sur comment son enfance a influé sur sa vision féministe (partie 1). Jean m’a parlé de son travail féministe (partie 2) et a partagé ses points de vue sur comment les mouvements de défense des droits des femmes ont évolué depuis qu’elle a joint la lutte (partie 3). Pour conclure, nous revenons à la famille et parlons de l’un de mes sujets de conversations que j’aime beaucoup: la parentalité féministe.

Qu’est-ce qui empêche la féministe en toi de dormir la nuit ?

Le monde a besoin de plus de féministes. Je m'inquiète de ne pas avoir touché autant de femmes que possible à travers l'Afrique, conscientes de leur droit de s'exprimer et de faire des choix. Je crains également de quitter ce monde sans avoir préparé mes enfants à être de fort.e.s militant.e.s pour la justice sociale.

Il s'avère que les difficultés d’être un parent féministe font partie des problèmes qui m'empêchent de dormir la nuit. J'aimerais donc en savoir plus sur ton expérience, d'autant plus que tes enfants sont plus âgés que les miens ! Peux-tu me parler des leçons que tu as apprises et des défis que tu as rencontrés en élevant tes enfants dans le respect de tes valeurs féministes ? 

Je vais commencer par les défis ! (Elle rit.) Il y a des contradictions entre les valeurs fondamentales que l’on inculque à la maison et les réalités auxquelles les enfants seront confrontés dans le monde, surtout dans des espaces patriarcaux tels que les écoles. Par exemple, si tu as un fils que tu essaies d’éléver selon les principes de la masculinité positive, il sera probablement harcelé à l’école parce qu’il ne se bat pas jamais ou on se moquera de lui parce qu’il est soi-disant faible.

Il y aura aussi des moments où ton fils bénéficiera du patriarcat. Une fois, mon fils a été élu vice-délégué de sa classe par ses camarades, et une fille a été choisie pour être déléguée de classe. Son professeur - une femme – a alors dit à la classe que les filles ne pouvaient pas être déléguées de classe, et qu’elle et mon fils devaient donc échanger leurs places. Il en a tiré un rôle de leader, mais c'était le résultat du patriarcat.

La même chose se produit lorsque l’on essaie d’élever sa fille pour qu'elle s'affirme. Quand ma fille avait neuf ans, elle et ses amies ont voulu se présenter à certains postes de leaders au sein de leur école. Leur professeur leur a dit : « Non, vous ne pouvez pas, vous êtes trop jeunes et vous êtes des filles » Ma fille a protesté, elle a dit que c'était de la discrimination, ce qui m’a rendue fière en tant que mère, mais elle a quand même été punie pour avoir agi ainsi.


Donc le plus gros défi a été de concilier ce que tu enseignes à la maison avec les exigences du monde extérieur ?

Oui, mais également le fait de savoir si l’on est prêt à avoir des enfants responsabilisés. Parce qu'avec toute la sensibilisation que l’on fait, on leur donne les moyens pour communiquer avec le monde extérieur, mais aussi avec nous. Et bien sûr on se demande comment donner du pouvoir à nos enfants alors que l’on lutte encore pour s’affirmer en tant que féministe.


Ce sont d’excellentes questions. Y as-tu trouvé des réponses ? Peux-tu partager des conseils pour être un parent féministe avec nous ? 

Être amie avec mes enfants m’a aidée. Ils me racontent ce qui se passe dans leurs vies et on peut analyser tout ça ensemble d’un point de vue féministe. Je les aide à faire face au harcèlement ou à se défendre sans être violents. J’apprends à mes enfants à connaître leurs droits : leur droit de dire « Non », leur droit de s’exprimer et de choisir. Je leur apprends aussi à se soucier des droits des autres.

Et surtout, je leur apprends à être stratèges pour ne pas être en danger : il n'est pas toujours sûr de s'affirmer dans des institutions très patriarcales comme l'école ou les lieux de culte. Ils doivent avoir une intelligence sociale mais aussi émotionnelle.


En tant que parent, je me demande souvent si je peux guider mes enfants de vivre selon des valeurs féministes alors que moi-même j’y travaille. As-tu déjà eu le sentiment d’avoir échoué - ou que tu as encore des difficultés - à faire corps avec tes valeurs féministes?

Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas un chemin pavé de roses ! Il m’arrive de penser que seul Jésus pourrait réussi à être le féministe parfait. Mais il n’était pas humain pas vrai ? (Elle rit) Eh bien je suis un être humain, il y a donc de nombreuses contradictions dans ma vie. Il y a des moments où je n’ai ni parlé ni agi contre des injustices alors que j’étais en mesure de faire quelque chose simplement parce que j’avais peur des conséquences. Puis, je me dis que ça n’était pas très féministe de me comporter ainsi.


Peux-tu me donner quelques exemples ?

Je suis très connectée à ma spiritualité tu sais, je suis chrétienne et je suis consciente que le christianisme est une institution et une religion patriarcale. J'ai le discernement nécessaire pour comprendre la religion grâce à des interprétations féministes des Saintes Écritures pour qu’elles aient un sens pour moi. J’ai le discernement nécessaire pour reconnaître des déclarations patriarcales de l’institution, et pourtant je me tourne vers cette religion pour me nourrir spirituellement.

J’éprouve des sentiments partagés vis-à-vis de tout ça. Est-ce que je trahis la cause ? Ou est-ce que j’agis de manière stratégique en utilisant le fait que j’ai ouvert la voie pour changer les choses de l’intérieur ? Je me reproche certaines choses parfois, mais je me dis que je suis un être humain. Je suis un être humain, et de ce fait, je ne suis pas parfaite. 

Dernière question : quel est ta devise féministe ?

Parce que la vie est un voyage avec différents arrêts, des virages et des phases qui changent de temps en temps. En ce moment mon mantra, c'est une autre des citations d'Audre Lorde : "Si je ne me définissais pas pour moi-même, je serais croquée dans les fantasmes des autres pour moi et mangée vivante". Pour moi, cela revient à la voix et au choix et me rappelle qu'il est important de se souvenir de la voix et du choix pour TOUTES les femmes.

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Jean, c’est sur Twitter @JeanKemitare

« Le mouvement féministe est toujours aussi fort » - Jean Kemitare (Ouganda) – 3/4

Je continue ma conversation avec Jean Kemitare, féministe ougandaise. Avez-vous lu les précédentes parties de notre conversation où Jean m’a parlé de l’influence de son enfance sur sa vision féministe (partie 1) et comment cela se traduit dans son travail quotidiennement (partie 2)? Maintenant, on discute de comment, selon elle, les mouvements de défense des droits des femmes ont évolué depuis qu’elle a commencé à travailler dans ce secteur.

Comme tu viens de l’expliquer, la construction du mouvement féministe est un enjeu central depuis plus d’une décennie, et tu as joué un rôle crucial dans la coordination d’un mouvement féministe fort dans la Corne de l’Afrique, l’Est de l’Afrique et l’Afrique australe. À ton avis, comment a évolué le mouvement des droits des femmes dans la région au cours de cette période ?

Certains disent que le mouvement féministe est en perte de vitesse, qu’il s’essouffle mais je ne pense pas que ça soit le cas. Je pense que le mouvement avance différemment parce que nous vivons une période particulière. Nous sommes confrontés à d’autre types de pression, mais le mouvement féministe est toujours aussi fort.

Du temps de nos parents, les activistes étaient confrontés à des réactions négatives parce qu'elles soulevaient un nouveau type de discussions: il s’agissait d’égalité. Les réactions auxquelles nous sommes confrontées aujourd'hui sont plus virulentes, et cela signifie probablement que nous faisons quelque chose de bien. (Elle rit). Nous déconstruisons les structures et les déséquilibres de pouvoir. Et une fois que vous touchez vraiment au cœur du pouvoir, comme nous le faisons, nous provoquons ces réactions violentes.


À quel type de pressions fais-tu allusion ?

Nous évoluons dans un contexte où l’espace civique se rétrécit délibérément dans de nombreux pays, de sorte que notre capacité à nous organiser et à exprimer notre mécontentement est donc dispersée d’un point de vue politique, social et économique dans le but de maintenir une dynamique de pouvoir patriarcale. Nous assistons également à une montée des fondamentalismes religieux, tant dans l'islam que dans le christianisme, ce qui a une forte influence sur les droits des femmes et leur organisation. Cela affecte la solidarité et la connexion. Par exemple, les croyances autour des droits des minorités sexuelles affectent la manière dont nous nous organisons, et cela bénéficie au patriarcat.

Les difficultés économiques sont également un défi avec la mondialisation et les autres mesures macro-économiques que nos pays ont adoptées, nous nous dirigeons davantage vers un capitalisme à grande échelle et un néolibéralisme. A mon avis,  cela affecte notre droit d’organisation et les droits des femmes. Cela signifie que, de plus en plus, les gens entrent dans une ONG non pas à cause de leur passion ou de leurs convictions, mais parce que c'est un travail. Et je ne dis pas que les personnes qui font ce travail ne sont pas passionnées, ni que cette passion ne peut pas se développer, quelle que soit la façon dont la personne a commencé. 

Les réactions auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui sont plus virulentes, et cela signifie probablement que nous faisons quelque chose de bien.

Vois-tu des opportunités en parallèle des défis que tu as mentionnés ? 

Je pense qu'il y a beaucoup plus d'universitaires féministes en Afrique, qui produisent des connaissances sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. De manière plus générale, la conscience féministe se développe sur tout le continent. Auparavant, avec l'expansion du développement et du travail des ONG en Afrique, on avait le sentiment que c'était aux « organisations militantes » de s'exprimer. Aujourd'hui, les femmes disent : Je suis une femme, donc c'est ma responsabilité, même si mon travail consiste à travailler à la banque.  

Nous avons également des opportunités avec la technologie. Nous pouvons maintenant entrer en contact les unes avec les autres, au-delà des frontières géographiques et nous pouvons renforcer les liens, la solidarité et de ce fait, le mouvement. Je pense que nous avons de nombreuses possibilités de renforcer les liens, d'améliorer notre propre analyse et d'agir de différentes manières. Nous pouvons utiliser la technologie pour apprendre les unes des autres et établir des liens et des collaborations à travers les espaces géographiques. Je pense par exemple à l'appel mondial à soutenir les militantes soudanaises. 


Parlant de technologie, parlons un instant de l’activisme sur les réseaux sociaux. Je pose la question car j’ai pris le train des réseaux sociaux en retard, et je pourrais être en train de me tromper, mais, il me semble qu’avec les réseaux sociaux, l'organisation féministe se concentre plus sur les individus – et non plus sur les organisations. Est-ce quelque chose que tu as remarqué également ?

À un moment, le mouvement reposait sur les associations, et il semblait devoir être dans telle association pour contribuer au mouvement. Les réseaux sociaux, nous ont sensibilisés aux problèmes, ils ont popularisé le féminisme et facilité l’accès, si bien que davantage de femmes de secteurs très différents ont commencé à s’engager.

Mais le danger est que quelqu’un peut sérieusement militer en ligne sans véritablement agir dans la vie réelle. En raison des réactions négatives dont je te parlais plus tôt, il est devenu plus facile d'être un activiste sur internet que de gérer le travail qu’implique l'organisation quotidienne ou la mobilisation de la communauté. Il est facile pour moi de retweeter et de me faire entendre derrière mon téléphone, mais est-ce que je vais sortir et soutenir les femmes qui sont menacées ? Vais-je rejoindre les personnes qui présentent des pétitions au Parlement ou serai-je trop occupée à télécharger du contenu sur une application ? Nous devons trouver un équilibre entre le militantisme en ligne et le militantisme en personne. Mais en fin de compte, nous avons besoin de tous les types d'activistes. Nous avons besoin de personnes qui sortent et mobilisent les communautés. Et nous avons besoin de personnes qui peuvent mobiliser en ligne.


Je m'inquiète parfois de la montée des influenceuses féministes indépendantes du fait des réseaux sociaux, et du fait que cela peut répandre l'idée que le féminisme est un parcours individuel plutôt qu'un mouvement collectif.  

A un moment, le mouvement était basé dans des organisations et c’était comme s’il fallait être dans certaines organisations pour pouvoir contribuer au mouvement. Les réseaux sociaux ont permis de mieux comprendre les enjeux, ont popularisé le féminisme et ont rendu l’accès facile et donc plus de personnes, de secteurs complètement différents, s’engagent dans le mouvement. 

La question est de savoir comment on reconnaît la valeur et le mérite de chaque personne, même celles et ceux qui jouent des rôles différents et moins visibles. Si je ne fais pas de bruit sur les médias sociaux ou dans les médias traditionnels ou sous d'autres formes, ma valeur et mon utilité en tant que féministe sont-elles vues ? Nous devons veiller à ce que les contributions individuelles forment un tout, afin que nous restons connectées les unes avec les autres et que nous restons solidaires. 

Pour en revenir au mouvement, y a-t-il une question à laquelle les féministes africaines devraient, selon toi, accorder plus d'attention ?

Je pense que nous devons être plus à l'aise avec l'argent et accepter de gagner de l'argent pour notre travail. Nous avons besoin d'argent pour organiser et vivre une vie confortable. Je suis mal à l'aise quand les gens donnent l'impression que si vous demandez de l'argent, alors vous êtes "matérialiste" et que vous ne vous intéressez pas à la cause.

Prendre soin de soi est également devenu important pour moi et j'ai l'impression que les femmes qui s'occupent d'elles-mêmes peuvent être perçues comme matérialistes ou égoïstes. Je suis d'accord avec Audre Lorde que prendre soin de soi n'est pas un luxe : c'est de l'auto-préservation. Prendre soin de soi n'est pas une chose que nous avons bien fait en tant que mouvement ; le patriarcat nous a dit que nous ne sommes pas censées faire cela. C'est pourquoi nous avons maintenant beaucoup de féministes épuisées et désabusées. Je crois qu'il faut continuellement prendre du temps pour se ressourcer et se reconstruire. 


Pourquoi dis-tu que le patriarcat nous empêche de prendre soin de nous-mêmes ?

C'est patriarcal d'attendre des femmes qu'elles se donnent tout, n'est-ce pas ? C'est patriarcal d'attendre des femmes qu'elles soient vertueuses et qu'elles se donnent en échange de rien. Quand cette idée s'infiltre dans le mouvement, c'est du patriarcat déguisé.

 Comme je l'ai dit, j’ai entamé le processus de m’aimer. Et ce n'est pas ce que le patriarcat considère comme étant le comportement d’une femme correcte. C’est perçu comme égoïste, vain et matérialiste. Mais je ne pense pas qu'il faille se sacrifier, tomber malade ou s'épuiser au nom de la construction du mouvement.

Un grand merci à Jean de partager avec nous ses points de vue. Dans la partie prochaine et finale de cet entretien, nous poursuivons une piste plus personnelle et discutons d’un point auquel je pense beaucoup et il s’agit de la parentalité féministe.. Selon Jean, quand on parle de parentalité féministe, il ne s’agit pas seulement de travailler avec vos enfants mais sur vous également. Pour en savoir plus, c’est ici.

« Nous démantelons le patriarcat un bloc à la fois » : Jean Kemitare (Ouganda) 2/4

Je suis en conversation avec Jean Kemitare, une féministe ougandaise discrète et déterminée. Nous avions commencé notre conversation en discutant de la manière dont l’enfance et l famille de Jean ont fait d’elle la féministe qu’elle est aujourd’hui (partie 1). Maintenant, Jean me parle de son travail pour prévenir la violence contre les femmes et renforcer les mouvements féministes africains.

Tu as consacré ta carrière au renforcement du mouvement pour les droits des femmes en Afrique... Tu peux me parler de ton travail à Urgent Action Fund Africa?

Urgent Action Fund - Africa (UAF-Africa) est un fonds panafricain et féministe. En utilisant un modèle de subventionnement à réponse rapide, UAF-Africa soutient des initiatives imprévues, sensibles au temps, innovantes et audacieuses. Celles-ci permettent aux féministes africaines, aux activistes et aux organisations de défense des droits des femmes de saisir des opportunités, de briser le patriarcat, d'amplifier leurs voix, d'améliorer leur visibilité et de devenir des actrices importantes capables d'influencer les politiques et les lois tout en façonnant les récits. Je travaille en tant que directrice des programmes à Urgent Action Fund - Afrique, responsable de la direction stratégique et de la mise en œuvre des programmes.

C'est un travail qui résonne avec mes convictions. Les Fonds féministes ne fonctionnent pas comme des donateurs conventionnels ; ils existent pour modifier les relations de pouvoir en finançant le mouvement. Ils reconnaissent que le comment est aussi important que le quoi et, par conséquent, tout le travail est fondé sur des valeurs d'égalité, de respect et de justice. Ils travaillent avec le mouvement féministe par la solidarité, la collaboration et l'autonomisation mutuelle. Urgent Action Fund - Africa travaille sur tout le continent pour atteindre les femmes structurellement exclues, les groupes, les organisations communautaires nationales et régionales. Bien que les activités et les thèmes soient divers, l'objectif est le même : démanteler le patriarcat. Il est très inspirant de voir la résilience des femmes défenseurs des droits humains et de leurs formations. Cela entretient en moi l'espoir que le changement est possible. Nous démantelons le patriarcat un bloc à la fois !

C’est un nouveau poste pour toi n’est-ce pas ? Avant ça, il me semble que tu as longtemps travaillé pour Raising Voices. 

Dix ans !
Waouh ! Parle-moi de ton expérience.

Raising Voices est une association féministe dont le travail se fonde sur l’idéologie féministe. J’étais en charge du réseau de prévention contre les violences sexistes, qui rassemblait 800 personnes (des individus et des associations) œuvrant pour mettre fin aux violences faites aux femmes dans 20 pays de la Corne de l’Afrique, d'Afrique de l'Est et d'Afrique australe.  

L'organisation a mis au point des méthodologies permettant à ses membres de mieux faire leur travail. Par exemple, nous avons développé « SASA ! » une initiative de mobilisation communautaire pour la prévention des violences faites aux femmes et du VIH. Raising Voices avait également pour but l’apprentissage : nous faisions des études pour établir ce qu'il fallait faire pour prévenir la violence contre les femmes. Et enfin, il y avait le volet influence, sur lequel j'ai travaillé. 

Mon travail consistait à intégrer une analyse féministe politisée, mais aussi  influencer les pratiques et les politiques afin que la prévention contre les violences faites aux femmes soit faite avec une orientation féministe. Une partie essentielle de ce travail consistait également à renforcer la passion et l'engagement, tout en augmentant les compétences pour le travail sur la violence fondée sur le genre. Ces processus d'introspection sont nécessaires car si l’on veut être efficace dans son travail féministe, il faut se transformer : nos propres connaissances, notre attitude et nos compétences.

C’est un rappel puissant de l’un des éléments clé du féminisme : ce qui est personnel est politique. Dans ton parcours en tant que féministe, comment s’est déroulée ton expérience de transformation personnelle ?

En 2008, j'ai participé à l'Institut de leadership féministe pour les femmes de l’ONG Akina Mama Wa Africa, et cela a été un moment décisif. Alors que j’écoutais les intervenantes me dire que ce qui est personnel est politique, j’ai commencé à faire le lien entre les expériences qui me mettaient en colère et la situation dans son ensemble, et j’ai réalisé : « Waouh, je suis une féministe ! ». L’autre formation révélatrice a été celle que j’ai suivie dans le cadre de l'Institut de leadership féministe, de création de mouvements et de droits pour les militants d'Afrique de l'Est de la CREA. Deux expériences charnières qui ont déclenché ma conscience féministe.

Grâce à mon métier j’interagis avec de nombreuses femmes exceptionnelles : j’en accompagne certaines, d’autres me supervisent etc. Avoir des conversations avec des femmes différentes ayant eu des expériences diverses renforce continuellement mon parcours féministe.

Découvrir l’histoire du féminisme en Afrique me passionne également, parce que je m’énerve lorsque les gens disent que le féminisme est un concept occidental. Le féminisme s'est peut-être exprimé dans des langues qui ne sont pas les nôtres, mais on ne peut pas me dire que nous n'avions pas de féministes, que nous n'avions pas de pratique féministe, ou qu'il n'y avait pas de résistance au patriarcat dans les périodes précoloniales. C’est mon projet actuel, je tente de rassembler tout ce que je trouve à propos de la pratique féministe existant avant la colonisation.


Dans la prochaine partie de l’entretien, je pose la question à Jean de savoir comment, selon elle, les mouvements féministes en Afrique ont évolué dans le temps depuis qu’elle a commencé à travailler pour promouvoir et protéger les droits des femmes. Cliquez ici pour lire son analyse.

« Pour moi, être féministe c’est à la fois croire et agir » : Jean Kemitare (Ouganda) 1/4

Il y a ce petit brin de mystère en Jean Kemitare. Elle est calme mais chaque fois qu’elle parle, elle apporte une telle valeur à la conversation. Ses yeux sont un peu tristes mais son rire vous donnera un fou rire longtemps après l’avoir entendu. J’ai eu la chance de faire la connaissance de Jean quand j’ai commencé à travailler et j’ai appris de son excellent travail contre les violences faites aux femmes en Afrique de l’Est et aussi dans la partie australe du continent. J’ai toujours voulu avoir une conversation avec elle sur sa vie et son parcours féministe – maintenant, c’est fait et je suis très contente de partager cet entretien avec vous!

Jean m’a parlé de comment son enfance et sa famille l’ont façonnée en la féministe qu’elle est aujourd’hui et de son travail de prévention contre les violences faites aux femmes ainsi que le renforcement des mouvements féministes africains (partie 2). J’ai aimé écouter l’analyse de Jean sur comment les mouvements feminists africains ont évolué depuis qu’elle a commence à y travailler (partie 3). Notre entretien a pris fin sur ces conseils de parentalité féministe auxquels je reviendrai encore et encore (partie 4). J’espère que vous trouverez cette conversation aussi enrichissante qu’elle l’a été pour moi.

Bonjour Jean ! Merci de te joindre à moi pour cette conversation. Nous nous sommes rencontrées dans le cadre du travail il y a quelques années, et je suis ravie d’avoir cette opportunité de mieux te connaître, sur un plan plus personnel.

Bonjour, je m’appelle Jean Kemitare et je suis originaire de l’ouest de l’Ouganda, je suis passionnée par les choix et la voix des femmes, et mon travail tourne essentiellement autour des droits des femmes - notamment la prévention des violences faites aux femmes. Je travaille actuellement pour Urgent Action Fund Africa, en tant que directrice des programmes. J’élève seule mes deux adolescents, et je fais aussi partie d’une grande famille élargie que j’aime. 

J’adore cette idée.  Peu de mes invitées mentionnent leurs familles quand elles se présentent – encore moins de leur famille élargie. Peux-tu m’en dire plus sur tes parents et sur la manière dont ils t’ont influencée à devenir la féministe que tu es aujourd’hui ?

Mon grand-père était un catéchiste en avance sur son temps qui estimait que les filles tout comme les garçons devaient avoir accès à l’éducation, même si on se moquait de lui parce qu’il envoyait ses filles à l’école. J'ai donc grandi dans une famille avec de hauts standards concernant l’éducation, et avec des tantes qui étaient, et sont toujours, des femmes fortes, ayant excellé dans leurs domaines respectifs. Certaines d’entre elles sont des militantes féministes. Mes tantes sont comme des mères pour moi et elles ont eu une grande influence dans ma vie. Elles ont été comme des mères pour moi et elles m'ont beaucoup influencée, à la fois parce que les tantes paternelles sont très importantes dans les sociétés patrilinéaires comme la mienne, mais aussi parce que je n'ai pas grandi avec ma mère.  

Ça a dû être formidable de grandir avec des modèles aussi forts ! 

Oui bien sûr, mais ma famille restait une famille patriarcale. La plupart des hommes étaient polygames, mon père également. Quand j’avais deux mois, mes parents se sont disputés et ma mère est partie. Mon père a décidé que je ne la reverrai plus jamais, et il est allé devant les tribunaux pour obtenir la garde exclusive. En tant qu’ingénieur, il disposait de plus de revenus qu’elle, donc il a gagné. Parfois quand je réfléchis à tout ça, je me dis waouh, la violence a fait son entrée dans ma vie quand j’avais deux ans ! 

Ce que je veux dire, c'est qu'il y avait pour moi des attentes et des exigences différentes de celles des autres enfants parce que je n'étais pas l'enfant biologique des femmes qui m'ont élevé. Les filles et les garçons avaient également des responsabilités différentes dans le foyer où j’ai grandi. Les filles devaient s’occuper de la maison, les garçons pouvaient aller et venir comme ils le souhaitaient alors que nous ne pouvions pas le faire. Ça m’ennuyait lorsque ma maman (c’est comme ça que j’appelle ma belle-mère) rentrait à la maison et voyant le bazar qu’avaient laissé mes petits frères, elle nous disait à ma petite sœur et moi : « Les filles ! Qu’est-ce que vous avez fait de  toute la journée ? C’est un véritable bazar ici ». Ou lorsqu’il y avait des règles différentes sur l’heure à laquelle les filles et les garçons devaient rentrer à la maison. 

Ces expériences ont façonné ma prise de conscience précoce de l'injustice et ma passion pour les questions relatives à la condition des femmes. Je peux dire que c’est à ce moment-là que mon parcours féministe a débuté. Bien évidemment la prise de conscience s'est faite plus tard, lorsque j'ai commencé à travailler pour Raising Voices sur les droits des femmes, et plus particulièrement sur la prévention des violences faites aux femmes.

La différence que tu fais entre le début de ton parcours et le début de ta prise de conscience est très intéressante. Peux-tu me dire quand as-tu fait le lien, quand et comment cette prise de conscience s’est manifestée ?

Il y a eu plusieurs moments. Quand j’avais 10 ans, un des hommes vivant dans notre maison nous harcelait sexuellement une autre jeune fille, une voisine, et moi. Nous avons décidé de nous venger en allant déchirer tous les documents qui se trouvaient chez lui, notamment sa Bible. Cela l’a mis en colère, et il ne nous a plus jamais dérangées. Nous nous sommes faites gronder pour avoir déchiré sa Bible, mais c’était notre manière de résister, tu comprends ?

Plus tard, j’ai étudié dans un lycée pour filles, ce qui avait renforcé mon militantisme. Mais tout cela a été remis en question à l’université parce qu’on attendait de moi que je me comporte d’une certaine manière et que je n’exprime ni mes opinions ni qui j’étais. Et je me suis dit, « Attendez… » 

Et qu’en est-il aujourd’hui ? Te considères-tu comme une féministe ? Que signifie exactement ce mot pour toi ?

Oui, je me considère comme une féministe. Pour moi, un.e féministe est une personne qui croit en l’égalité entre les sexes et que les femmes et les hommes ont les mêmes droits et la même valeur. Qu’il s’agisse d’une mère au foyer, d’un homme d’affaires ou vice versa, ils méritent les mêmes opportunités et le même accès aux ressources. C’est ce que signifie être féministe pour moi, une personne qui croit en cela, mais qui ne se contente pas seulement d'y croire, mais agit pour que cela se réalise.  Pour moi, être féministe c’est à la fois croire et agir.

Lorsque tu t’es présentée, tu as dit être passionnée par « la voix » et « les choix » des femmes. Peux-tu m’en dire plus sur ces deux mots et pourquoi ils sont si importants dans ta conception du féminisme ?

Le patriarcat estime que les femmes ont moins de valeur et d'intérêt et que par conséquent leurs contributions sont moins importantes. Je considère la voix des femmes comme leur moyen de s’exprimer et de contribuer à la réalisation des projets qui les touchent. Par exemple, la voix des femmes ne se fait pas entendre lorsque des lois sur leurs corps, leurs sexualités ou des lois sur l’avortement des femmes sont discutées et adoptées par des hommes. 

Et même quand les femmes sont autorisées à intervenir dans les espaces politiques, elles sont perçues comme des décorations, et non pas pour leur capacité à apporter de la substance aux débats. Et trop souvent, les femmes à qui on permet de parler sont des femmes avec un point de vue très patriarcal. De nombreuses femmes sont dans des espaces et des postes pouvant leur permettre de faire changer les choses, mais elles renforcent les croyances patriarcales concernant la place des femmes dans la société, la violence, leur rôle dans le foyer et les choix qu’elles font. 

Qu’en est-il du choix ?

Le choix pour moi, c'est d'avoir des femmes ayant la possibilité de vivre et s’épanouir comme elles l’entendent. Que je choisisse d’être mère au foyer est autant valide que si je choisis de travailler. Quel que soit le type de travail que je choisis, c'est un bon travail, même s'il s'agit de travail sexuel. Si je choisis d’avoir un enfant, ou de ne pas en avoir, c’est mon choix. Si c’est ce que désire en ce moment ou pour le reste de ma vie, ainsi soit-il. Tant que je décide que c’est ce que je veux pour moi-même – pas parce que quelqu’un d’autre estime que c’est ce que les femmes « respectables » doivent faire ou être. 

J’estime que le choix et les droits vont de pair. Il s’agit pour moi de disposer du droit d’être la femme que je choisis d’être et de jouir de mes droits humains tant que je ne porte pas atteinte à ceux des autres.

J'aime la clarté dans la vision de Jean. Cliquez ici pour la deuxième partie de notre conversation où Jean nous parle de ce qu’elle fait dans son poste actuel, et ceux qu’elle a précédemment occupés pour prévenir les violences contre les femmes et renforcer les mouvements féministes africains. On y va!

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Jean, c’est sur Twitter @JeanKemitare

« En tant que womanist, je rejette la façon dont le féminisme est blanchi » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire/États-Unis) - 4/4

📷: STEPHANIE KIMOU

Ma conversation avec l'activiste américano-ivoirienne Stéphanie Kimou touche à sa fin. Ce fut enrichissant de discuter avec elle de sa vocation d’élever les femmes noires (première partie), des leçons apprises au début de sa carrière (deuxième partie) et de ses identités hybrides (troisième partie). Dans cette partie, je veux savoir ce que le féminisme signifie pour elle.  

On ne peut pas finir cet entretien sans qu’on ne parle de féminisme. Tu tenais un blog intitulé: The Angry African: An African feminist Manifesto (L’africaine en colère: Le manifeste d’une féministe africaine). Ce blog n’est plus actif, mais je suis restée intriguée par son titre! Nous avons longuement parlé d’être africaine, j’aimerais que nous explorions le reste. Pourrais-tu commencer par me dire ce que cela signifie pour toi d’être féministe?  

Je devrais commencer par dire que je ne me considère pas féministe. Je suis une womanist. Le féminisme est enraciné dans une vision américaine blanche du monde, tu vois? Il a été créé par des femmes blanches qui luttaient pour le droit de ne pas rester à la maison et de faire des gâteaux, pendant que les femmes noires elles, se battaient encore pour le simple droit d'exister - littéralement, le droit de ne pas être tuées à cause de la couleur de leur peau.  

Pour moi, être womanist signifie que mon analyse de la dynamique du genre et du pouvoir prend en compte le contexte historique : l’esclavage, la colonisation, l’apartheid… Tous les traumatismes subis par les Noir.e.s et les Africain.e.s. Par exemple, lorsque je pense à la lutte pour l'égalité de rémunération aux États-Unis, je le fais d'une manière qui inclut les questions relatives à l'accès des femmes noires aux soins de santé, au droit de vote, au droit d'être protégées par la police plutôt que d'être persécutées. Tu me suis?  

Parfaitement!

En tant que womanist, je rejette le fait que le féminisme soit blanchi. Je ne suis pas pour que les gens ne voient pas la couleur de peau. Je veux que les gens regardent les femmes noires et voient leur pouvoir, mais comprennent aussi le traumatisme qui vient avec le fait d'être une femme noire de nos jours.

Être womanist signifie également que je veux que ma lutte pour les droits des femmes prenne en compte notre histoire - la manière dont les Noir.e.s aux États-Unis et dans les pays africains ont été programmé.e.s pour échouer à cause de l’esclavage et du colonialisme qui nous touchent encore aujourd’hui.

Et comment incarnes-tu tes valeurs womanistes dans ta vie quotidienne?  

J'essaie d'être la fauteuse de troubles. J’utilise mes identités pour bouleverser les espaces dans lesquels j’évolue de manière à orienter les conversations vers l’inclusion des femmes noires. Je remets en question certaines déclarations qui se révèlent problématiques, je souligne les dynamiques qui posent problème et que leur travail perpétue. C'est ce que je fais lorsque je discute avec des hommes et des femmes blancs et blanches, mais également lorsque je suis en réunion avec dix hommes au sein d'un ministère de la Santé dans n'importe quel pays africain où je travaille.

Je demande toujours: « Pourquoi n’y a-t-il aucune femme noire dans cette salle? »  

Comment es-tu devenue womanist? Qu’est-ce-qui a été le moment décisif?

Encore en 2005, je ne pensais même pas du tout au  womanism ou au  féminisme du tout avant 2005. Bien évidemment, avant cette date, je voyais les injustices et les deux points, deux mesures, et je ne n’aimais pas tout cela mais c’était à peu près tout. Puis, en 2005, j'ai suivi un cours d’introduction sur le féminisme.  

Pendant une longue période, j'ai été frustrée par ce cours. On n’étudiait que des autrices blanches comme Simone de Beauvoir, qui ont défini le féminisme et la féminité selon une perspective blanche. Je me suis sentie mal à l'aise avec ça parce que, tu sais, je suis noire avant d'être femme. Par conséquent, ces idées féministes ne correspondaient pas du tout à ma réalité. 

Et puis finalement, vers la fin du cours, la professeure nous a présenté le livre de Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire. J'ai lu ce livre et je me suis dit, ça y est, enfin! Voici le prisme sous lequel je peux accueillir le féminisme. Le livre représentait Audre Lorde. Il parlait de la colonisation et de la façon dont l'esclavage avait brisé les familles noires aux États-Unis. Elle faisait tous ces liens avec les identités qui faisaient écho à mon expérience. J'ai réalisé que le féminisme en tant que structure était important pour moi, mais ce qui résonnait le plus pour moi était womanism. Et c’est ainsi que tout cela s’est construit.  

Quand on regarde le féminisme noir aux États-Unis d’aujourd’hui, on parle de plus en plus de «black girl magic». D'une certaine manière, je trouve que tu incarnes bien ce hashtag avec la façon forte et impénitente dont tu prends ta place dans ce monde. Mais je dois te demander si tu ressens réellement cette magie. Et es-tu à l'aise avec cette manière de voir les choses? Je pose la question parce que cela m'est souvent arrivé de le vivre comme un piège: quand tu es épuisée et que cela n’est pas vu parce que tu es trop magique pour avoir mal, tu peux finir par en vouloir à toute cette approche. 

Je dois avouer que je ne trouve aucune résonnance avec le terme « Black Girl Magic ». Je me sens trop vieille pour cela - c’est peut-être la partie «fille» qui me dérange. (Elle rit) Concernant ta remarque, je suis d'accord que l'idée de Black Girl Magic associe les femmes noires à une idée irréaliste et insoutenable selon laquelle nous sommes toujours fortes, toujours au-dessus de tout. Cela perpétue l'idée que les femmes noires sont invincibles ou surhumaines. Le fameux Black don’t crack.  

C’est définitivement un piège. Cela ne nous permet pas d’être vulnérables, de demander une pause lorsque nous avons mal. J'apprends à prendre soin de moi, et à le faire avec sérieux. Avant, je pensais que prendre soin de soi était un leurre, mais j’ai beaucoup appris de toi, surtout lorsque tu me rappelais souvent d’être plus réaliste quant à mes engagements. J'essaie!

Je suis bien heureuse de l'entendre! Donc qu’est-ce que tu fais pour prendre soin de toi? 

Je passe maintenant plus de temps à Los Angeles, où mon mari travaille. Je passe beaucoup de temps à la maison en fait et c’est tout. C’est un énorme changement par rapport à ma vie à D.C où je suis tout le temps en réunions. Donc en 2019, ma routine pour prendre soin de moi est la suivante : être à Los Angeles et faire des choses ordinaires avec mon homme.  

Passons à cette dernière partie de ton manifeste d’une féministe africaine : la colère.  Qu’est ce qui exactement te met en colère?  

Tu sais, en tant qu'Africaine, je vois certains schémas dans notre communauté qui me font dire, oh mon Dieu, nous sommes terribles! Par exemple, devons-nous toujours arriver en retard, même pendant les réunions? Mais le pire du pire, c’est en politique : pourquoi ce président est-il toujours là après 30 ans? Je suppose qu'au moment où je tenais ce blog, j'étais frustrée par la politique, l'économie, les élections, tout ça.

Ta colère joue-t-elle un rôle dans ton activisme aujourd'hui? Comment t’y prends-tu? 

J'essaie de transformer ma colère en une forme de communication qui ne s’excuse pas sur des choses qui me dérangent. Qu’il s’agisse d’une organisation politique ou d’une fondation qui envoie une équipe entièrement blanche au Nigéria, j’essaie de canaliser ma colère et de la convertir en conversation : je souligne ce qui se révèle problématique et je travaille à faire bouger les choses dans le bon sens. En fait, c'est ce qui se passe dans ma vie professionnelle. Parce que dans ma vie personnelle, lorsque je suis en colère, je fulmine pendant un bon bout de temps! (Elle rit)  

Ok, ma dernière question. Quelle est ta devise de vie féministe, je veux dire womanist? 

"Demande pardon au lieu de demander la permission". Je pense que c'est ce que la plupart des womanistes devraient faire : aller de l'avant, s’imposer jusqu'à ce que les gens réagissent, et puis on gère.


Ça y est, nous sommes à la fin cette conversation ! Merci Stéphanie pour cette conversation honnête et perspicace. Mes ami.e.s, j'ai hâte d'entendre vos réactions sur cette conversation. Écrivez un commentaire ci-dessous ou discutons sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.