« Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 1/4

Dr Tlaleng Mofokeng, (ou Dr T. comme tout le monde l’appelle) vit plusieurs vies à la fois, les unes toutes aussi fascinantes que les autres. Médecin sud-africaine, Dr T. dirige DISA, une clinique basée à Johannesburg qui se spécialise sur la santé des femmes. Elle est également à la tête du cabinet de conseil Nalane, qu’elle a fondé pour promouvoir la justice reproductive en Afrique du Sud et dans le monde. Le tout en plus de son travail comme Vice-présidente de la Coalition pour la justice sexuelle et reproductive d’Afrique du Sud et comme Co-présidente de l’antenne sud-africaine de Global Doctors for Choice. Et c’est sans compter les émissions télé, les chroniques radio, et surtout son travail d’autrice où elle milite pour la santé et la justice reproductive et sexuelle des femmes et des enfants. Cette femme est une icône!

Je nourrissais donc de grandes attentes pour notre causerie, et laissez-moi vous dire, c’était beaucoup plus inspirant que ce à quoi je m’attendais. Dr T. m’a parlé du parcours qui l’a amenée à choisir l’activisme au lieu de se contenter du confort d’une carrière privilégiée mais silencieuse (1ère partie, ci-dessous). Nous avons parlé de sa voix, et pourquoi il est important qu’elle se présente sans ambages en tant qu’une sud-africaine noire (2ème partie). Puis nous avons décortiqué plusieurs des déclarations choc qu’elle fait dans son livre - Dr T: A Guide to Sexual Health and Pleasure  (3ème partie – à ne rater sous aucun prétexte !). Je ne pouvais laisser Dr T. partir sans parler de féminisme -  rendez-vous dans la partie 4 pour lire sur sa vision et pratique féministe.

Attachez vos ceintures!

Bonjour Dr T., et merci d'avoir accepté mon invitation. Je suis ravie d’avoir cette occasion de parler de ton livre, que j’ai adoré, mais aussi de ton parcours et tes combats. On va commencer par une question simple : comment aimes-tu te présenter lorsque tu rencontres quelqu’un pour la première fois ? 

Je dis : "Bonjour, je m'appelle Tlaleng. Je suis une travailleuse du sexe" (Rires).

Je ne l'ai pas vue venir, celle-là ! Sérieux, tu te présentes vraiment comme ça ?

Ça m’arrive, oui. Je trouve toujours cela comme une question assez bizarre parce que d'habitude, quand les gens demandent « Que faites-vous dans la vie ? », la question qui est vraiment posée c’est : « Quel niveau de respect dois-je vous accorder ? » C’est pour ça que je ne donne pas toujours mon nom complet ni mon titre. Je me contente de dire « Bonjour, je suis Tlaleng » et me fondre dans la masse. En général, après un moment il y a toujours quelqu'un qui vient me demander : « Attendez, vous ne seriez pas Dr T. ? » Et là je réponds : « Oui, c'est bien moi. »

Je trouve très intéressant de voir comment les gens vous traitent quand ils ne savent pas que vous êtes Dr T. et quand ils le savent. Dès qu’ils savent qui vous êtes, le changement est immédiat. Tout d’un coup, telle personne veut une consultation, ou veut parler des douleurs qu’elle a dans le dos depuis dix ans. 

Ça n’a pas l’air drôle. En même temps, quand on est une personnalité publique en Afrique du Sud et dans le monde entier, il faut s'y attendre… Non ? 

Oui, j’imagine que se mettre en scène fait partie du jeu. Mais ce que j'aime, c’est rencontrer les gens, et observer leurs interactions. Je pense d’ailleurs que c'est ce qui fait de moi un bon médecin.  Je n'ai pas besoin d'être constamment au centre de l’attention ; je préfère être un peu à la marge et juste observer.

A cause de cette hypervisibilité, ce n’est pas toujours possible d’être moi-même et de me détendre lorsque je suis en société. Trop de personnes veulent simplement utiliser votre capital social et la proximité qu’elles ont avec vous. La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail. Je ne me suis pas lancée dans l’activiste en me disant : « Je veux être une activiste pour être connue ».

La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail.

Pourquoi as-tu choisi l'activisme ? Les médecins que je connais se contentent de traiter leurs patient.e.s…

Depuis toujours, ma mère m'a encouragée à exprimer ce que je pensais. Elle ne m'a jamais punie pour avoir posé des questions ou donné mon avis. Du coup, une fois en faculté de médecine, je me retrouvais à dire des choses du type : « Je sais que vous êtes le professeur, mais je vois bien que dans vos cours sur les IST (infections sexuellement transmissibles) vous n’utilisez que des images des organes génitaux de personnese Noires, alors que pour parler de santé et de bien-être, vous utilisez toujours un homme Européen de 70 kg comme référence. ».

Pendant longtemps, j'ai pensé que c'était normal de m’exprimer ainsi. Mais en faculté de médecine, je me suis rendue compte que mes camarades internes et même les médecins craignaient d’être réprimandé.e.s pour avoir dit ce qu'ils/elles pensaient, pour avoir été en désaccord avec le professeur, ou simplement pour avoir voulu pousser la discussion un peu plus loin. Je leur demandais toujours : « Attendez, vous avez vu ce truc ? » Et tout le monde répondait « oui ». Et j’essayais de comprendre : « Alors pourquoi tout le monde se tait ? Sommes-nous en train de dire que ce qui se passe là est bon ? Pourquoi suis-je la seule à réagir ? »

As-tu trouvé la réponse à cette dernière question ? Pourquoi toi tu prends la parole alors les autres se taisent ?

C'est comme ça que je suis, tout simplement. Tout comme je ne peux pas dissocier Tlaleng du Dr. T, je ne peux pas dissocier mon travail de médecin du fait de m’exprimer haut et fort. Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable. Accepter les choses telles qu'elles juste parce qu'elles ont toujours été ainsi, c’est inimaginable. Ce sont des sentiments qui me sont complètement étrangers. 

Je pense que devenir médecin m'a donné l'expertise dont j'avais besoin pour confirmer ce que je revendiquais depuis longtemps. Je ne me contentais pas de dire « Je n’aime pas telle ou telle autre chose parce que ça me met mal à l’aise », mais j’avais des preuves scientifiques pour appuyer mes propos. Ça m’a permis d’argumenter avec plus de pertinence, avec plus de clarté, avec plus d'obstination et aussi avec l'arrogance dont j’avais besoin pour répondre aux gens qui me disaient « Tu te prends pour qui ? ». Eh bien maintenant je peux leur répondre : « Alors, je suis médecin et ça fait 12 ans que j’exerce ce métier et c’est exactement ce que je suis. »

Ceci dit, le fait qu’on exige toujours des femmes noires – et des personnes noires en général – qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple. Ce que je dis depuis que je suis médecin, et ce que j’ai écrit dans le livre, c’est ce que je dis depuis cinq, six, huit, dix ans. Mais maintenant, les gens se disent, « maintenant c’est bon! On peut la considérer comme une experte. » Pendant ce temps, tu as ces hommes et femmes Blanc.he.s médiocres qui se proclament expert.e.s des pays du Sud.

Le fait qu’on exige toujours des femmes noires - et des personnes noires en général - qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple.

C’est clair. Ceci dit, se faire entendre est une chose et être activiste en est une autre. Pourquoi as-tu choisi de franchir ce cap plutôt risqué.

Je savais que me faire entendre et m'exprimer était tout aussi important pour moi-même que pour la communauté et les personnes autour de moi qui ne pouvaient pas le faire, pour quelque raison que ce soit. En tant que médecin, je suis confrontée quotidiennement aux visages des gens, à leurs émotions et à leur vie privée. Ça n'a rien d'académique. Ce sont des hommes et des femmes de la vraie vie : des personnes en crise, des personnes suicidaires, des personnes violées, des femmes qui ont besoin d'un refuge pour leurs enfants, leurs biens et elles-mêmes.

Les gens tweetent souvent sur la façon dont ils se sentent accablés et bouleversés par les titres de l'actualité. Imaginez donc être ce médecin qui va recoudre un enfant de trois ans souffrant de blessures dues à un viol. Pour moi, ce sont des gens de la vraie vie. Et donc, le sentiment d'urgence et l'entêtement que j'apporte au monde viennent du fait que je vois ces personnes tous les jours.

Par ailleurs, je n'ai pas tellement le choix. Je me souviens avec émotion d'avoir prêté le serment d'Hippocrate, et je sais qu'il va au-delà de la prévention des maladies et du traitement des personnes. Le serment d'Hippocrate parle aussi de défendre les droits de vos patients, et c'est un aspect que je prends au sérieux. Je pense que beaucoup de praticien.nes ont oublié que la défense des droits des patient.e.s fait aussi partie de leur pratique médicale. Récemment, j'ai vu des questions sur Twitter et dans les médias demandant si les universités devraient former des médecins qui se battent aussi pour la justice sociale. Cela me fait rire. Je me demande: que faisiez-vous depuis le début?!

Selon moi, être militante fait partie de ma pratique médicale, de mon rôle de médecin, de guérisseuse. Il s'agit d'améliorer le cadre de vie des gens. Partout dans le monde, les médecins sont très réputés dans la société. Il est important que j'utilise ce titre pour faire quelque chose qui ait un sens pour la société.

Quelle belle manière d’entamer cette conversation. Dans la 2e partie, j’ai demandé à Dr. T. de m’en dire plus sur l’intention derrière la façon dont elle se présente - cheveux afro, rouge à lèvres vif et tout! Sa réponse est un appel retentissant pour toutes les femmes noires dans chaque espace, et chaque jour. Cliquez ici et soyez inspirée!

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« Le peuple est le véritable protecteur de la nation » – Faten Aggad (Algérie) – 4/4

Quelques mois après avoir discuté avec Faten de sujets tels que l’identité, le féminisme et le droit des femmes, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues algériennes. Cela a conduit le président Bouteflika à rendre sa démission après vingt années passées au pouvoir. Je ne voulais pas publier l’entretien de Faten sans y inclure ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays, et elle a généreusement accepté de répondre à davantage de questions.

Dans les mois qui ont suivi notre discussion, le peuple d’Algérie, ton pays, est descendu dans les rues pour exiger un changement de régime. Et il y est parvenu ! Je sais que le combat est loin d’être terminé et que les Algérien.ne.s font pression pour sécuriser un gouvernement civil, mais je voulais te demander ce que cela représentait pour toi. Quelle a été ta première réaction lorsque tu as appris qu’il y avait des manifestations ? 

Pendant la semaine qui a conduit au 22 février – le jour où la première grande manifestation a eu lieu – j’étais inquiète. Je ne savais pas quelle serait la réaction à un mouvement de masse. Je crois que tous les Algérien.ne.s attendaient de voir ce qui allait arriver. 

Il n’y a eu aucun incident majeur, mais j’étais toujours inquiète. Je me suis dit, c’est le calme avant la tempête. Puis le deuxième vendredi de manifestations est arrivé, puis le suivant. Regarder tout cela se dérouler en étant en dehors du pays était émouvant. Je ne pourrai pas te dire le nombre de fois où j’ai regardé les vidéos et pleuré.

En tant qu’Algérienne vivant à l’étranger, as-tu pris part d’une manière ou d’une autre à ce processus ? Comment penses-tu participer personnellement à ce nouveau chapitre de l’histoire de ton pays ?

En mars, j’ai réservé un billet d’avion pour passer le week-end en Algérie juste pour la manifestation. C’est ce que je fais depuis : je participe aux manifestations en Algérie le week-end et je passe la semaine aux Pays-Bas pour vaquer à mes occupations habituelles. 

C’est un moment de l’histoire du pays que je ne pouvais pas manquer. Mais comme tu dis, ce n’est pas fini. Le combat continue. La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle a été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

Qu’espères-tu que les livres d’histoire retiendront de cette période de l’histoire nationale ?

J’espère qu’ils écriront sur le moment où, lors des premières semaines de manifestation dans la ville de Khanchela, dans l’est du pays, les manifestants criaient sur une personne qui avait réussi à grimper sur le toit de la mairie. Elle voulait enlever un grand poster à l’effigie de Bouteflika, qui était affiché à côté d’un énorme drapeau. Les manifestants ont crié : « enlève le poster de Bouteflika, mais laisse le drapeau ». Pour moi, cela a été un moment symbolique qui m’a émue aux larmes parce qu’en gros ils disaient : « nous pouvons te renverser mais nous ne toucherons pas à l’intégrité de notre pays ». Le peuple est le véritable protecteur d’une nation. 

Les Algériennes ont été déterminantes dans le mouvement en cours. Quel a été leur rôle et pourquoi penses-tu qu’elles ont été si actives ?

Je suis contente que tu ne m’aies pas demandé « quel rôle ont-elles joué ? » –  une question que l’on me pose souvent… Les femmes ont évidemment joué un rôle déterminant de plusieurs manières, certaines plus grandes que d’autres. Il était clair depuis le début qu’il était important que les femmes manifestent pour garder le « silmiya » : le caractère pacifique du mouvement. Beaucoup de testostérone aurait été un moyen plus facile de justifier la violence, mais pas lorsque des femmes et des enfants se trouvent parmi les manifestant.e.s. Les gens en étaient conscients dès le départ.

Les femmes sont également au cœur des débats politiques en cours. L'une des questions clés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui est la suivante : quelle est notre vision de la société dans une Algérie démocratique ? Le rôle des femmes est essentiel, et les organisations de défense des droits des femmes ainsi que certaines personnalités publiques ont pu mettre la question sur la table. En fait, une soi-disant réunion d’une société civile s'est soldée par un échec, notamment en raison de son refus de reconnaître l'égalité des sexes comme un fondement de toute transition démocratique.

Quel est le plus grand changement que tu espères que ce moment apportera aux femmes algériennes ?

Je pense que le mouvement actuel a brisé de nombreux tabous concernant le rôle des femmes dans la société. Il a également permis de mettre en avant les questions liées au genre. La réforme du Code de la famille est considérée comme un indicateur de progrès. À mon avis, il devrait être révisé.

Mais ce n’est pas tout. Un changement politique doit s’accompagner d'une modification fondamentale de la perception du rôle des femmes par la société. Pour moi, cela commence par l’acceptation du fait que toutes les femmes ne suivront pas toutes la même voie. Par exemple, depuis quelques années, il y a cette idée qui prend le terrain, et c’est que la décence de la femme n’est assurée que si elle porte le hijab. Mais je suis optimiste. Il existe un débat solide jamais vu auparavant. Et maintenant que les politiques sont hors de scène, je peux voir davantage de tolérance envers la diversité.


Merci Faten d’avoir partagé ce message puissant. Nous te soutenons toi et tous nos frères et sœurs Algérien.ne.s. Les ami.e.s, j’ai hâte de savoir ce que vous en pensez. Commentez ci-dessous, ou rejoignez la discussion sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

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« Nous devons donner aux femmes l’occasion de décider par elles-mêmes » – Faten Aggad (Algérie) – 3/4

Troisième partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte algérienne en gouvernance et en développement international. Après avoir décortiqué les éléments de son identité d'Africaine (partie 1) et de féministe (partie 2), je suis prête à être plus concrète. Je lui ai demandé comment ses idéaux féministes se manifestent dans sa vie de tous les jours : au travail, à la maison et lorsqu'elle parcourt le monde.

En te présentant tout à l’heure, tu m’as dit que tu adorais voyager. Est-ce que tu voyages aussi souvent que tu aimerais le faire ?

Oui, j'adore voyager. J'ai de la chance parce que mon travail me permet de le faire, mais je voyage également en dehors du cadre professionnel. On part en famille environ quatre fois par an ; certains voyages sont plus courts que d’autres. Nous avons beaucoup visité l'Afrique et l'Asie. Et j’ai déjà été dans la moitié des pays africains.

Parcourir le monde, c’est un rêve qui reste inaccessible pour beaucoup de femmes africaines – même si on voit de plus en plus d'initiatives pour nous y encourager (je pense à l’initiative Afro-Trotters Diaries par exemple). Pourquoi le voyage occupe-t-il une place si importante dans ta vie ? 

Je viens d’une famille un peu nomade. On a beaucoup bougé, surtout quand j'étais enfant. Au-delà de ça, j’étais fascinée par mon très cher grand-père maternel, qui était travailleur migrant saisonnier dans le secteur de la construction. Il allait travailler à l’étranger (souvent en Tunisie, au Maroc ou en France) et revenait les valises pleines de bonnes choses. 

A cette époque-là, l'Algérie était un pays socialiste qui peinait à être autosuffisant, donc les bouteilles de Coca-Cola, les chocolats de bonne qualité ou même les bananes que mon grand-père ramenait étaient des produits de luxe. Quelle petite fille ne serait pas curieuse de connaître les pays mystérieux d'où venaient ces friandises ? 

Tu as beaucoup voyagé en Afrique. Qu'est-ce qui t’a le plus marquée en ce qui concerne les femmes africaines que tu as rencontrées sur le continent ?

Je trouve que les femmes africaines ont en commun une certaine présence, et comme une aura de pouvoir. Malgré la diversité de nos contextes, ou dans notre manière de s’habiller, cette aura reste une caractéristique commune à toutes les femmes africaines que j'ai rencontrées.

Par exemple, va voir dans n’importe quel marché du continent. La présence de la femme africaine est là, tu la sens diriger les choses, commander, même. Je ne ressens pas la même chose lorsque je me trouve en Europe. Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu'il faut aider et protéger. Mais c’est faux ! Il faut prendre le temps de bien observer la femme africaine. Elle a plus d’une chose à nous apprendre. 

Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu’il faut aider et protéger. Mais c’est faux

Je comprends ce que tu dis au sujet de la force des femmes africaines, mais nous ne pouvons nier qu'il existe de nombreux défis qui rendent les femmes vulnérables sur le continent également. En tant que féministe, sur lequel de ces défis concentres-tu ton énergie en ce moment ?

Oh wow, c'est une bonne question. Je pense que c'est la réglementation et la représentation des femmes sur le lieu de travail. Dans nos pays, les femmes représentent le groupe le plus impliqué dans le travail informel, parce qu'il est si difficile pour les femmes d'accéder à un emploi formel tout en équilibrant tous les aspects de leur vie. 

Pourtant, le travail informel rend les femmes très vulnérables. Et lorsque les femmes sont vulnérables, elles ont tendance à choisir des solutions qui leur conviennent de façon pratique à un moment donné, mais pas nécessairement celles qui leur donnent le contrôle sur leur propre vie. Dans de nombreux cas, les femmes se retrouvent piégées dans une mauvaise relation parce que les conséquences économiques de quitter leur partenaire sont trop difficiles ou parce qu'elles ne peuvent pas accepter un emploi plus sûr parce qu'il y a peu de flexibilité pour aller chercher leurs enfants à l'école ou même avec la planification familiale si vous êtes d'un certain âge. 

Nous devons donner aux femmes l'occasion de décider par elles-mêmes la façon dont elles utiliseront leur expertise comme outil pour atteindre leur indépendance et, plus généralement, pour faire des choix dignes d'elles. Nous ne pouvons pas nous contenter de souhaiter que les défis disparaissent ou d'attendre des femmes qu'elles les relèvent. Bien sûr, avec le temps, davantage de femmes oseront faire leurs propres choix, mais nous devons aussi structurer l'environnement de travail de manière que les femmes aient les mêmes chances que les hommes, par exemple. 

Comment on fait ça ?

Prenons l'exemple de la réglementation en matière de garde d'enfants. Beaucoup de mes amies à travers le continent sont bien éduquées mais choisissent de ne pas avoir un emploi très prenant parce que l'envoi de leurs enfants à la garderie coûte trop cher et que compter sur des grands-parents âgés n'est plus viable. Nous devons réduire ce fardeau pour les femmes en impliquant à la fois les employeurs et l'État, par exemple par le biais de systèmes de garde d'enfants, d'avantages fiscaux pour les parents qui travaillent, pour ne citer que quelques options. 

Parlons de la façon dont tu essaies d'incarner tes valeurs féministes à la maison. Je sais que tu as un fils de six ans. Quelle est ta règle élémentaire de maman féministe ?

Je vais te raconter une histoire. Quand je dis quelque chose de surprenant à mon fils, il me demande souvent : « Comment sais-tu cela ? » Et je lui dis que les mamans savent tout. Alors l'autre jour, il a répondu : « Non, les papas savent tout », et j'ai dit « Non, ce sont les mamans qui savent tout ». On a fait des allers-retours jusqu'à ce qu'il s'effondre en pleurant. Il a dit : « Quand je serai grand, je deviendrai papa, et je ne saurai pas tout alors ». J'ai réalisé que j'étais peut-être allée trop loin dans ce jeu, alors je l'ai rassuré en lui disant que les papas et les mamans en savaient beaucoup. C'est juste une histoire drôle, mais ce que je veux dire, c'est que ma règle élémentaire est de le questionner de temps en temps sur son image des femmes et des hommes, en étant toujours ouverte mais de ramener les choses à son niveau pour qu'il puisse les comprendre. 

Mais pour moi, il s'agit autant des conversations que j'ai avec mon fils que de celles que j'ai avec mon mari. Nous devons être sur la même longueur d'onde quant aux types de messages que nous voulons transmettre à notre enfant, afin que nous puissions tous deux prêcher par l'exemple.

Je te comprends. Ma dernière question, Faten, est la suivante : quelle est ta devise féministe ?

Si je suis honnête, je dois dire : "Moi d'abord". Cela peut paraître égoïste, mais je crois qu'en tant qu'individu, si vous ne pouvez pas réaliser vos propres rêves et faire les choses qui vous rendent heureuses (heureux) et être à l'aise avec qui vous êtes, vous ne pouvez pas être un meilleur être humain pour les gens qui vous entourent. 

Finalement, ça n'était pas ma dernière question pour Faten après tout ! Quelques mois après cet entretien, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues d'Algérie, conduisant le président Bouteflika à démissionner après vingt ans de règne. Je voulais connaître le point de vue de Faten sur la situation actuelle dans son pays. Ne manquez pas ses réflexions fascinantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours : cliquez ici.

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« Je vois un arc-en-ciel de féminismes » – Faten Aggad (Algérie) – 2/4

Nous sommes à la seconde partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte en gouvernance et développement d’origine algérienne. Après une discussion fascinante sur son identité africaine (vous avez raté ça ? Cliquez ici) nous avons parlé de sa vision du féminisme. Et voici ce qu’elle dit.

Tout à l’heure tu m’as dit que tu étais une « panafricaniste et féministe qui s’assume ». Qu’est-ce que ça veut dire, pour toi, d’être féministe ?

Pour moi, ça se joue sur les choix que je fais au quotidien, et sur comment ils s'intègrent à mon système de valeurs et à mes croyances. En gros, comment j’évolue dans cette société moderne en tant que femme : en tant que mère, épouse, professionnelle avec une carrière à succès, fille, sœur, belle-fille et belle-sœur, mais aussi amie de personnes dont les croyances et les modes de vie sont très divers.

J'appartiens à des « sociétés » et à des environnements différents que ce soit au travail ou dans la sphère privée. Chacun de ces environnements vient avec des attentes sur la façon dont une femme doit mener sa vie, et je dois faire face à ces attentes chaque jour. J’ai le pouvoir d’influencer ces environnements autant qu'ils m'influencent.  

Pourquoi c’est important pour toi d’assumer cette étiquette de féministe et d’en être fière ?

C’est une étiquette qui s’attire une certaine stigmatisation, et il faut que cela cesse. En ce qui me concerne, je suis plutôt à l’aise de la porter. À mon avis, la plupart des gens qui stigmatisent le féminisme y voient une lutte anti-patriarcat, certes, mais aussi une lutte anti-hommes. Ils s’opposent à ce type de féminisme. Moi aussi, d’ailleurs.

D’autre part, les gens considèrent que le féminisme est importé de l'Occident et qu'il est porté par des femmes blanches. Ils y voient un féminisme qui célèbre le modèle de la « femme indépendante », par exemple. Il fut un temps en Algérie où il fallait s’habiller comme une Occidentale pour montrer qu'on était féministe. Il fallait porter la jupe la plus courte possible, des talons hauts, et bien sûr enlever son foulard. Quand le féminisme s’attache plus à l'apparence d'une femme qu’à son essence, c'est très problématique.

Quand le féminisme s’attache plus à l’apparence d’une femme qu’à son essence, c’est très problématique.

Tu peux élaborer un peu sur ce point ?

Ce que je veux dire c’est que porter une minijupe ne suffit pas à faire d’une femme une féministe. Tes actions font de toi une féministe, pas ce que tu portes. Tu peux porter le foulard si c’est ton choix. « Choix » étant le mot le plus important : c’est pour moi le mot qui définit l’essence du féminisme.

Le féminisme, c'est la capacité d'une femme à décider par elle-même de ce qu'elle veut, sans subir les contraintes du patriarcat. Et les choix des femmes ne sont pas les mêmes d’un endroit à l’autre car le féminisme est contextuel.

« Le féminisme est contextuel » : ça veut dire quoi, exactement ?

Je ne vois pas le féminisme comme une seule entité, mais plutôt comme un arc-en-ciel de féminismes. Nos parcours personnels et nos contextes jouent un rôle important. Ce qui semble parfaitement ordinaire ici peut paraitre beaucoup moins normal ailleurs : une femme qui travaille aux Pays-Bas, ce n'est pas la même chose qu'une femme qui travaille au Yémen. 

En ce qui concerne le féminisme africain, il y a pas mal de choses à déconstruire. D’ailleurs, on parle de féminisme africain, le féminisme ne se manifeste peut-être pas de la même manière en Afrique du Sud qu’en Libye ou au Sénégal. De même, je pense qu’il faut déconstruire cette idée de la femme indépendante.

Alors, ça fait plusieurs fois que tu mentionne la notion de « femme indépendante ». On en parle ?

Il y a un argument féministe assez traditionnel qui voudrait que toutes les femmes deviennent indépendantes à tout prix. C'est pourquoi nous encourageons nos filles à étudier et à construire une carrière. Je suis d'accord, évidemment. Mais pour moi, la carrière n'est pas une fin en soi : c'est un outil qui permet aux femmes d’atteindre l'indépendance financière dont elles ont besoin pour choisir par elles-mêmes ce qu’elles souhaitent faire de leurs vies. 

Il y a aussi cette idée qu’être indépendante signifie se détacher émotionnellement des hommes. Dans le contexte africain, beaucoup en déduisent qu’être féministe implique être contre le mariage, par exemple. Pas moi. Bien au contraire, j’adore pouvoir compter sur mon mari. Je ne vois aucune contradiction entre le fait d’être une femme forte et le fait de se montrer vulnérable au sein de sa relation avec une personne qui vous aime, avec laquelle vous bâtissez une vie et une famille. 

Encore une fois, je vois l'indépendance comme cet outil qui nous permet de faire des choix et de garder le contrôle sur nos vies. Pour reprendre l’exemple des relations amoureuses, garder son indépendance devient un moyen de s’assurer qu’on ne restera pas coincé dans une relation très patriarcale. 

Qui sont les femmes que tu admires et qui ont inspiré ton engagement féministe ?

Sans hésiter : ma tante Mimi.  Chaque jour de sa vie, elle a remis en question nombre d’idées reçues sur la place des femmes dans la société. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, mais à l’âge de 20 ans, elle a divorcé de son mari alors qu'elle était enceinte. À cette époque, la société algérienne n’était pas tendre avec les femmes divorcées, mais ma tante savait parfaitement ce qu'elle voulait dans la vie et ce qu'elle ne voulait pas. Elle a reconstruit sa vie avec les ressources limitées dont elle disposait. Pour moi, elle incarne la résilience de la femme africaine. 

Ma tante ne dirait jamais qu’elle est féministe, mais pour moi elle l'est, à tous points de vue. C'est une femme qui se soucie de son identité et qui a du respect pour elle-même. Elle m'inspire plus que toute féministe célèbre, peut-être parce que j'ai pu observer de près les choix et les sacrifices qu'elle a dû faire.

Ma tante ne dirait jamais qu’elle est féministe, mais pour moi elle l’est, à tous points de vue.

Elle a l'air extraordinaire. Il faut beaucoup de courage et de détermination pour appliquer les principes féministes dans nos vies quotidiennes. Et parfois, ces principes nous attirent des ennuis ! C’était quand, la dernière fois que ça t’est arrivé ? 

Il y a peu de temps, je parlais avec quelqu’un qui se plaignait parce que son conjoint essayait de la contrôler financièrement. Je lui ai répondu : « Mais c’est aussi ton choix » et ça l’a tellement offensée que je me suis demandé ce qui m’avait pris de l’ouvrir. (Elle rit) Le message que je voulais faire passer est que dans la vie, tout est une question de choix. Certains choix sont très difficiles et d'autres très faciles. Si tu choisis de rester dans cette relation et d’en accepter les contraintes, c’est un choix – pour revenir à la situation de cette femme.

J’imagine le malaise ! Qu’est-ce que tu as appris de cette conversation ? 

J'ai compris que je devrais faire l’effort d’admettre qu’il est difficile de faire certains choix.  Et aussi qu’il y a des façons un peu moins brusques d’exprimer mes arguments !

Se taper la honte, il n’y a pas mieux pour retenir sa leçon ! Je voulais en savoir plus sur la vision du féminisme selon Faten et comment il se manifeste dans sa vie de tous les jours. Cliquez ici pour une conversation qui mêlent grandes idées et moments pratiques de vie de la plus gracieuse des manières.

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« L’Afrique du Nord est en pleine crise d’identité » – Faten Aggad (Algérie) – 1/4

Il en faut beaucoup pour m’impressionner, mais j'étais bien stressée avant mon interview avec Faten Aggad. J’étais en admiration devant ses compétences en tant qu'experte dans les domaines de gouvernance et de développement international, et je n'étais pas certaine de pouvoir créer une connexion assez intime avec elle. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour que mes doutes se dissipent : juste le temps d’écouter la voix chaleureuse de Faten et d’apprécier son franc-parler. J’ai très vite su que ce serait une belle conversation. 

Faten m'a raconté comment le fait de passer à l’âge adulte en Afrique du Sud après une enfance en Algérie a influencé ses choix de carrière, et comment les débats sur l'identité bouleversent l'Algérie et l'Afrique du Nord dans son ensemble (partie 1, ci-dessous). Nous avons ensuite parlé de féminisme : ce que cela signifie pour elle, la féministe qui l’inspire, et les idées qui la dérangent le plus dans le discours féministe classique (partie 2) ; mais aussi si et comment elle vit ses principes féministes dans sa vie quotidienne (partie 3).

Quelques mois après notre conversation, un mouvement populaire a commencé en Algérie, menant à la démission du Président Bouteflika après vingt ans de règne. J’ai voulu en parler avec Faten et avoir son analyse de la situation actuelle de son pays. Ne manquez pas ses réflexions passionnantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours (partie 4). 

C’est parti !

Bonjour Faten, et merci d’être sur Eyala. Peux-tu te présenter ?

Salut, je m’appelle Faten. Je suis Africaine et originaire d’Algérie, le pays où je suis née, où j’ai grandi et où se trouvent mes racines familiales et culturelles. À mes 17 ans, notre famille a déménagé en Afrique du Sud, que je considère comme mon deuxième pays : c'est ce pays qui m'a façonnée entre la fin de mon adolescence et mon entrée dans l'âge adulte. Enfin, je suis Hollandaise par alliance, je vis dans les belles et calmes plaines hollandaises avec mon fils et mon mari depuis neuf ans.

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume. Je crois au pouvoir des femmes africaines. Je suis une rebelle (généralement) tranquille et j’ai des idées très claires sur ce que je veux, ce que j'aime et ce que je n'aime pas. Je suis aussi photographe amateure et une passionnée de voyages. Dernier point et pas des moindres, j’ai très peur des serpents !

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume, et je crois au pouvoir des femmes africaines.

Parle-moi un peu de ton travail.

Depuis l'année dernière, je travaille comme consultante. Je faisais notamment partie du groupe d’expert.e.s techniques qui ont accompagné le Président Kagamé dans le processus des réformes de l'Union africaine qu’il a mises en place. Et depuis, je travaille comme conseillère du Haut Représentant de l'Union Africaine pour les relations avec l'Union Européenne. 

Je conseille par exemple sur la manière dont nous pouvons élever le partenariat au-delà de l’aide ; comment éviter que l'Europe ne sous-traite la question migratoire à l'Afrique, ce qui restreindrait la circulation des citoyens africains d’un pays à l’autre de leur continent ? Comment s’appuyer sur l’accord commercial récemment obtenu, la Zone de libre-échange continentale africaine, pour aborder nos partenariats internationaux d’une position de force ? Des choses comme ça.

Tu as précédemment travaillé sur les relations politiques entre l’Afrique et l’Europe, mais tu étais employée par un think tank européen. Qu’est-ce qui t’a poussé à changer de camp et conseiller l’Afrique plutôt que l’Europe ?

Il arrive un moment dans une carrière où le travail n’a plus seulement pour vocation de payer les factures. On se pose des questions sur l’empreinte qu’on souhaite laisser sur le monde, et on essaie d’écouter son cœur et de suivre ses valeurs. Ça ne se passe pas en un claquement de doigts, évidemment : c’est tout un processus. Dans mon cas, ce processus m'a permis de prendre conscience, très clairement, qu’il est impératif que nous, Africain.e.s, surtout nous dans la diaspora, qui croyons au projet panafricain, mettons notre expertise au service des institutions africaines. 

Mon parcours professionnel, que ce soit en Afrique ou en Europe, m’a permis de développer une connaissance approfondie du fonctionnement de certaines institutions africaines. J'ai également vu comment fonctionnent les institutions ailleurs, en particulier en Europe. Cela m'a aidée à mettre les choses en perspective et m'a donné des idées qui pourraient servir à soutenir l’avancement de notre continent. 

Plus le temps passe, plus je suis convaincue que l'enfance et l'adolescence d’une femme ont une grande influence sur la personne qu’elle devient une fois adulte. Avec ça en tête, ce que je trouve le plus marquant dans ton parcours est que tu as vécu ces périodes formatrices aux deux extrémités du continent – au sens littéral du terme – et cela t’a façonné une identité africaine si forte que tu as aujourd’hui consacré ta carrière à servir le continent. Ça veut dire quoi, pour toi, d’être Africaine ? 

Ayant grandi en Algérie, mon identité première était simple : j'étais Algérienne. Il n'y avait aucune discussion sur l'identité, et encore moins sur l'identité africaine. C'est seulement après mon arrivée en Afrique du Sud que j'ai commencé à réfléchir à qui j'étais et à ma place dans le monde. Les années que j'ai vécues en Afrique du Sud m'ont beaucoup marquée ; je pense que la personne que je suis aujourd’hui est peut-être beaucoup plus influencée par l'Afrique du Sud que par l'Algérie. 

J'ai étudié à l'Université de Pretoria, aux côtés d'étudiant.e.s qui, comme moi, venaient d'autres pays africains, mais aussi d’ami.e.s sud-africain.e.s. C’est par mes relations avec des étudiant.e.s aux profils divers que j’ai découvert le continent. Et bien sûr, comme j'étudiais les relations internationales, j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'Afrique. J'ai découvert les mouvements menés par Nkrumah et d'autres, et j'ai fait un lien entre leurs idées et mes propres expériences. 

Tout cela dans une université qui baignait encore dans la culture afrikaans, du moins quand j’y suis arrivée : en fait, ma faculté a été l'une des premières à offrir la possibilité d'étudier en anglais plutôt qu'en afrikaans. C’est seulement lorsque j’ai atteint le niveau licence que mon département a cessé d'enseigner en afrikaans.  

Non, c’est pas vrai?! C’était si récent ? On parle de quelle année ?

Je suis très sérieuse ! C'était en 1999. L'université était en pleine transformation à cette époque. C’était vraiment une période fascinante. 

Tu sais, en Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante. Vivre en Afrique du Sud m’a apporté beaucoup plus que si j'avais fait mes études à Paris. 

En Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante.

Je me demande à quoi ressemblait la vie d'une étudiante algérienne en Afrique du Sud à cette époque-là. À ton avis, quels sont les aspects insoupçonnés de ton expérience ? 

Qu’il y a sur le continent des institutions prêtes à soutenir les étudiant.e.s africain.e.s. Comme j'étais déterminée à être indépendante de mes parents, j'ai cherché des moyens de financer mes études. 

J'ai pu bénéficier du soutien du CODESRIA (le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) qui m’a permis de faire mon Master, et j'ai obtenu un petit poste junior dans un think tank panafricain, ce qui m'a permis de payer mon loyer et de finir mes études en Afrique du Sud. C’est formidable, toutes ces organisations panafricaines qui font apportent quelque chose de bien aux étudiant.e.s.

Tout à l'heure, quand tu parlais de ton enfance en Algérie, tu as dit que rien ne te connectait à une quelconque identité africaine. Penses-tu être un cas isolé, ou s'agit-il d'un phénomène plus large ? Je pose cette question parce que, comme tu le sais, j’ai déménagé depuis peu au Maroc et je suis choquée du nombre de personnes qui parlent de l'Afrique comme d'une terre lointaine dont ils ou elles ne feraient pas partie parce que leur peau n’est pas noire. J'ai l'impression que tout le pays vit dans un déni total !

Ce qui est certain, c’est que l'identité n'était pas dans mon radar personnel d’enfant ou d’adolescente. Mais de façon plus large, je suis d'accord avec toi. Je pense que l'Afrique du Nord est en pleine crise d'identité. Je ne connais pas très bien le Maroc, mais en Algérie, c’est clair que la question de l’identité fait débat. 

Pendant très longtemps, on nous a dit que nous étions arabo-musulman.e.s. Cette identité était la fondation du projet de construction de la nation, si je peux m'exprimer ainsi. Mais avec le temps et la situation politique, tout cela commence à s'effriter. Les gens se réapproprient leur identité, en particulier en tant que descendant.e.s des habitant.e.s indigènes d'Afrique du Nord. 

La question raciale existe également. Quand on parle d'Afrique du Nord, les gens pensent qu’il s’agit de personnes vivant dans les régions nord de nos pays. Il ne faut pas oublier que nos pays regorgent de personnes de toutes couleurs de peau. L'autre jour, je regardais une émission de télé et j’ai vu une dame interpeller quelqu’un en lui disant : « Pourquoi appelez-vous ces migrant.e.s Africain.e.s ? Nous sommes aussi des Africain.e.s. Et puisque vous colportez tous ces stéréotypes sur les migrant.e.s, j’imagine que vous êtes d'accord avec les Français.e.s qui sont racistes envers les Algérien.ne.s. » Les gens ont besoin d'être incités à réfléchir. 

Au moins, ça prouve que les gens se posent des questions. Ça te donne de l'espoir ?

J'espère, du moins pour l'Algérie, que la boîte de Pandore est enfin ouverte, et que les gens parlent ouvertement de comment définir leur sentiment d’appartenance. Il me paraît difficile de refermer cette porte. Cependant, je pense qu'il y a beaucoup d'autres questions que les gens devraient se poser, car l'identité est une question complexe. Nous ne sommes pas juste une chose. Nous sommes beaucoup de choses. 

Cette conversation comporte des éléments d’ordre religieux. Il y a aussi la question de la langue, car tous.tes les Algérien.ne.s ne parlent pas l'arabe. Certain.e.s font de la langue un symbole de résistance contre les fausses identités qu'on leur impose (dans ce cas, contre l’idée que les Algérien.ne.s seraient purement Arabes). C’est un processus qui sera long mais il est nécessaire. 


Avec le recul, les paroles de Faten semblent presque prophétiques. En effet, quelques mois après notre conversation, des manifestations pacifiques ont commencé dans les rues d'Algérie, en réaction à l’annonce par le Président Bouteflika de sa volonté de briguer un cinquième mandat. Sous la pression du mouvement populaire, il a fini par démissionner, mais les manifestant.e.s sont toujours dans la rue aujourd’hui, réclamant des changements profonds dans le système politique. Je ne pouvais donc pas publier cette interview sans retourner vers Faten pour recueillir ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays. Nous y arriverons (c'est la quatrième partie de cette série), mais pour l'instant, cliquez ici pour découvrir comment Faten conçoit le féminisme. 

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad

« Elever les femmes noires est la pièce maîtresse de tout ce que je fais » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire / États-Unis) - 1/4

📷: THE WING

Stéphanie Kimou est en mission. Activiste américano-ivoirienne travaillant sur les questions des droits des femmes, elle crée un espace pour que les femmes noires soient des décideuses et non seulement des bénéficiaires dans le secteur du développement international. A travers son cabinet de conseil Population Works Africa, elle conseille des organisations non gouvernementales (ONG) internationales et des fondations privées sur la manière de rendre leurs programmes et leurs processus plus équitables pour les personnes qu'elles affirment vouloir servir.  

Je ne peux décrire combien je suis contente de partager cet entretien avec vous. Pas seulement parce que Stéphanie est mon amie. Pas seulement parce que je suis une fière conseillère stratégique dans son cabinet mais parce que Stéphanie a trouvé le moyen d’amener certaines des organisations les plus influentes œuvrant dans la santé des femmes africaines à entendre les messages que la plupart de nous essayons de faire passer depuis des années. Elle doit être protégée à tout prix!

C’était un réel plaisir de discuter avec Stéphanie de sa mission de vie à “élever les femmes noires” et des initiatives qu’elle a mises en place pour réaliser cela. Nous avons également parlé de ce qui l’a inspiré: de ses hauts et de ses bas au début de sa carrière dans le monde du développement international (partie 2) et de ses identités hybrides - 100% américaine et 100% africaine (partie 3).  Notre conversation a pris fin sur une exploration du rapport de Stéphanie au féminisme (partie 4). Spoiler: elle ne se considère pas comme une féministe. On y va!



Bonjour Stéphanie, merci d’avoir accepté mon invitation. Tu peux te présenter?  

Je m'appelle Stéphanie Kimou, je suis une Américaine originaire de Côte d’Ivoire et je travaille dans le domaine des droits de la santé reproductive. Je suis la fondatrice de Population Works Africa, un cabinet de conseil dont la mission consiste à bouleverser l’espace historiquement perçu comme blanc dans le secteur du développement international.  

En voilà une mission bien audacieuse! Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? 

Mon travail avec PopWorks a deux composantes principales. Premièrement, je travaille avec les grandes organisations et fondations internationales qui dirigent ou financent des interventions sanitaires en Afrique - principalement en Afrique de l’Ouest et de l’Est. Je les accompagne dans leur réflexion sur la meilleure approche visant à s’assurer que leur travail ne perpétue pas le racisme et le sexisme qui prévalent dans le secteur du développement international.  

Et donc quand je travaille avec des organisations telles que Care International, la fondation Hewlett ou la fondation Gates, mon rôle consiste essentiellement à analyser leur travail et de poser des questions: Qu’est-ce qui pourrait être perçu comme raciste ici? Ou problématique? Qui prend les décisions ici? Comment pouvons-nous améliorer ceci? Mon objectif est de rendre le secteur développement international dans son ensemble plus diversifié, plus inclusif, mais qu'il cède également le pouvoir, principalement aux femmes africaines. Puisque nous sommes les bénéficiaires de la plupart des programmes de développement international, je veux m'assurer que les jeunes femmes africaines puissent accéder aux espaces où les décisions sont prises sur leur propre vie.

Ce qui est parfaitement logique. Quelle est la deuxième composante?

La deuxième composante est axée sur le mentorat et le développement des compétences des femmes noires travaillant dans le secteur du développement international. J’offre mon expertise aux jeunes femmes africaines qui œuvrent pour la défense des droits et la santé sexuelle et reproductive. Je le fais par le biais d'ateliers, de formations, de webinaires et de coaching individuel. Je les aide à déterminer le changement qu'elles souhaitent voir dans leur pays et quels outils et tactiques qu’elles peuvent utiliser afin que ce changement s’opère.

Tu es également à l’origine de la communauté #BlackWomenInDev, qui a démarré sous la forme d'un groupe Facebook. Cela me fait dire que tu ne te concentres pas uniquement que sur l’accès, mais également sur la solidarité. Est-ce bien exact?

Tout-à-fait. J'ai lancé #BlackWomenInDev comme un moyen simple et rationalisé de donner de la visibilité aux femmes noires qui travaillent dans le secteur du développement international et de leur offrir un espace de rencontre. Les femmes noires sont présentes dans tous les espaces de ce secteur: nous travaillons sur les questions de genre, de la santé reproductive, d’éducation, de l’eau et de l’assainissement et bien d’autres. Pourtant, le leadership et la prise de décision sont généralement assurés par des femmes blanches, des hommes blancs ou parfois des hommes noirs.  

Beaucoup de femmes noires de ce secteur finissent par devenir invisibles et se sentent isolées. Je voulais donc mettre sur pied #BlackWomenInDev en tant que simple plateforme, non seulement pour documenter et partager les histoires de femmes noires qui travaillent dans le secteur, mais également pour nous permettre de nous connecter afin que nous ne nous sentions pas seules.

Je suis fière de me compter parmi les membres de la communauté #BlackWomenInDev et je ne saurais trop te remercier pour la création de cet espace ! Je me souviens lorsque tu m'avais parlé de ton idée pour ce groupe, tu n’y mettais pas trop d’emphase. C’était juste une idée et tu l'as mise en pratique. Ce qui est fantastique, c’est la rapidité avec laquelle cette communauté a grandi: à peine un an et demi, et nous comptons déjà plus de 2 000 membres dans le groupe! On a des rencontres en personne, quelques sous-groupes nationaux sont en train de se former… Qu'as-tu appris de ce processus? Qu’en ressort-il de plus important?

Clairement la croissance rapide me dit qu'il y a toujours un besoin de créer des espaces où les femmes noires peuvent se réunir, et qu’il n’y avait pas un tel espace pour les femmes qui œuvrent dans le secteur du développement international.   

Mais mon observation en regardant des interactions sur #BlackWomenInDev est que les femmes noires sont vraiment solidaires les unes des autres. Lorsque j'ai créé le groupe Facebook, je craignais de me retrouver toute seule à initier et faciliter toutes les conversations, fournir toutes les opportunités de carrière et répondre à toutes les questions. Cela ne m’a pas empêché de le faire : tu sais comment je suis à avoir les yeux plus gros que le ventre. (Elle rit). Mais c’était un point d’inquiétude pour moi. 

Mais en fin de compte, je n’ai pas à faire grand-chose dans ce sens. Chaque fois que quelqu'un pose une question ou publie des commentaires sur des micro-agressions par exemple, les réponses affluent. Quand quelqu'un publie sur une opportunité de travail ou un emploi, d'autres identifient un.e ami.e susceptible d’être intéressé.e. Lorsqu'une personne publie qu'elle se rend dans un autre pays, certaines se rendent disponibles pour la rencontrer. 

Ce que je retiens, c’est que lorsqu’on réunit des femmes africaines dans un espace où elles se sentent en sécurité, elles prennent la  responsabilité d’entretenir cet espace. Et ça c’est quelque chose de magnifique ! C'est presque spirituel. Tu vois ce que je veux dire ?

Lorsqu’on réunit des femmes africaines dans un espace où elles se sentent en sécurité, elles prennent la responsabilité d’entretenir cet espace.

Totalement ! Et cela me remplit de joie. Tu sais, une chose que j’apprécie le plus chez toi, c’est que bien que tu sembles avoir une multitude de choses à gérer, tu as une vision claire de ce que tu entreprends. Tu es une consultante mais ton agenda n’est pas dicté par ce qui est disponible sur la marché de l’emploi. Tu fais du mentorat, tu animes une communauté, tu écris même sur des produits de maquillage parfois! Mais tu n’es pas éparpillée. Donc quel est cet élément clé qui sous-tend toutes les pièces du puzzle?

C’est une très bonne question, Françoise. Je n’y ai jamais pensé de cette façon. Je dirais que dans l’ensemble, élever la condition des femmes noires est au cœur de tout ce que j’entreprends: mon travail, ma vie personnelle, mes amitiés, toute mon existence. C’est tout ce qui m’importe: bouleverser la dynamique du pouvoir afin que les femmes noires aient leur place dans les espaces de pouvoir, qu’elles s’y sentent comme chez elles et qu’elles soient prêtes à changer les choses une fois qu’elles y sont. 


Musique à mes oreilles! Vous vous demandez ce qui a poussé Stéphanie à critiquer un système dont elle faisait autrefois partie intégrante? Cliquez ici pour la deuxième partie de notre conversation.

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